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Comme le soulignait M. Bakhtine, le carnaval est lié aux événements de la vie réelle. Dans le fabliau, le climat urbain. Le jeu bat son plein, par exemple dans le Conte du Cuisinier de Chaucer, l’apprenti décrit est perclus de tous les vices : le jeu, la danse, les femmes. Son goût pour la fête le mène à sa perte puisqu’il finit par être renvoyé de son travail.

Ainsi, le fabliau présente-t-il des personnages dans l’excès et dans l’esprit festif pour souligner la légèreté des récits et permettre à l’action peu sérieuse de se justifier. Dans le

ConteduMeunier, Absalon est le stéréotype des personnages :

C’était, ma foi, un fortjoyeux garçon, Coiffeur, barbier, sachant faire une saignée,

Rédiger acte de vente ou quittance. Il connaissait une vingtaine de danses,

Dans le style de l’Oxford d’alors,

En lançant les jambes de tous les côtés,

Ou des chants qu’il jouait sur son rebec,

Pour accompagner sa voix de fausset. Il savait aussi pincerlaguitare. Tous les cabarets, tavernes de la ville Recevaient la visite de cet amuseur,

S’il pouvait y trouver accorteserveuse45.

Dans le fabliau, la consommation est exagérée, le vin est associé à l’adultère mais aussi à la commensalité de la taverne46, qui est le lieu central du fabliau. La gourmandise est un lieu

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Bakhtine, M., L’œuv e de F a çois Ra elais et la ultu e populai e au Mo e Age et sous la Re aissa e, op. cit., p. 97.

commun dans le fabliau, les scènes de repas y sont fréquentes comme dans la nouvelle-fabliau. Manger sans retenue, avec débordements n’est pas sans rappeler les fastes du carnaval.

Les auberges proposent vin et nourriture à foison. La nouvelle 83 des Cent Nouvelles nouvelles porte uniquement sur ce thème. Un moine glouton se fait inviter à déjeuner par une de ses paroissiennes et profite de l’occasion pour se remplir la panse. Ainsi, nous détaille-t-on le copieux menu. Nous avons relevé ici le champ lexical de la nourriture de la nouvelle : « porée verte, lard, trippes de porc, langue de beuf rostie, piece de bon beuf salé, piece de mouton, le boire, gros jambon cuict du jour devant, jaret, fromage gras, plat bien fourny de tartes et de pommes, piece de beurre frez47 ».

Ce menu trop copieux est détaillé pour donner idée de la gloutonnerie du moine qui finit par être écoeurant et effrayant. Son appétit démesuré n’est pas sans rappeler les repas de Gargantua et par là le monde carnavalesque rabelaisien.

Nous disions « effrayant » car l’hôtesse n’entrevoit pas le bout du repas, son hôte n’étant jamais rassasié. A plusieurs reprises, on nous signifie l’agacement des valets et le rajout de plats qu’ordonne la maîtresse de maison :

Elle fist apporter une piece de bon beuf salé et une belle piece de mouton de bon endroit, et mettre sur la table. Et

bon moyne, qui n’avoit appetit nesq[u]’un chien, s’ahiert a la piece de beuf, et s’il avait eu peu de pitié des

trippes et de la langue de beuf, encores eut il mains de mercy de ce beau beuf entrelardé48. […]

Quand la piece de beuf fut comme toute mengée et despeschée, et pluspart de celle de mouton, de laquelle

l’ostesse avoit ung tantinet mengé, elle voyant que sonhoste n’estoit encores saoul, fist signe a la chambriere qu’elle apportast ung gros jambon cuict du jour devant pour la garnison de l’ostel49. […]

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Voir entre autres le chapitre intitulé « L hospitalit illusoi e : la taverne métaphore de la ville moderne dans le théâtre profane du XIIIe siècle » issu de L’hospitalit au th ât e, 2003,où Bernard Ribémont nous montre

o e t la tave e ep se te la ville d A as da s Le Jeu de la Feuillée d Ada de La Halle. “o i o os e

nous est également richement détaillé dans son article « Arras, le vin et le capitalisme », Le Moyen Age, 2005/1 (tome CXI), pp. 59-7O. Ces communications mettent en avant le rôle central car social de la taverne au XIIIe siècle.

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Nouvelle 83, op. cit., pp. 485-488.

48 Nouvelle 83, op. cit., pp. 486-487.

L’insistance sur la rapidité du moine à engloutir les plats et la présence d’adverbes de temps comme « de prinsault » appuient sur sa gloutonnerie et parviennent à créer, avec l’aide de l’énumération des plats, une atmosphère lourde et inquiétante :

Et avant que la bonne damoiselle son hostesse eust a moitié mengé sa porée, il n’y avoit trippe ne trippette

dedans le plat. Si se prend a ceste langue de beuf, et de son coulteau bien trenchant en deffist tant de pieces qu’il n’en demoura oncques lopin. Et bon moyne, sans demander qui vive, frappe sus et le navra et affola ; car de prinsault il luy trancha le jaret, et, ensuyvant le terminé propos, de tous points le demembra, et n’y laissa que les

os50. […]

Cette atmosphère mortifère est d’ailleurs exprimée en toutes lettres :

Car il avoit degarny tout l’ostel, et avoient grand doubte qu’il ne les mangeast aussi51. […]

Cette crainte qui naît et grandit dans l’esprit de ceux qui assistent au spectacle de gloutonnerie du moine fait l’objet de la chute de la nouvelle puisque la dame finit par évoquer ce fait en plaisantant. Le rire rend l’humanité qui manquait au moine durant le repas et qui l’apparentait plutôt a « ung loup dedans les brebis ». C’est le rire qui est finalement privilégié et qui justifie de tels débordements, quasi orgiaques, car après un repas bien trop copieux, le moine fait des allusions salaces :

–Vrayment, m’amye, dit le moyne, qui estoit ung garin tout fait, je ne vous eusse point mengée, mais je vous eusse bien embrochée et mise en rost, ainsi que vous pensez qu’on fait52.

Le rire indique la lecture carnavalesque du récit du repas. Tout est rétabli dès que le moine quitte la table. L’ordre revient alors, du moins jusqu’au souper…

Dans Les Trois Aveugles de Compiègne, l’auberge est l’épicentre carnavalesque, elle est le lieu central du fabliau. Le mauvais tour du clerc se déroule à l’auberge, les trois aveugles victimes du clerc veulent profiter de l’argent qu’ils ont cru recevoir pour manger (ou plutôt dévorer) et dormir à l’auberge; l’aubergiste est également roulé par le clerc quand il le convainc qu’il a imaginé la mésaventure au lieu de la vivre, que finalement, pour achever le

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Nouvelle 83, op. cit., p. 487.

51 Nouvelle 83, op. cit., p. 487.

trait comique, le clerc abuse le curé et l’aubergiste. La taverne représente alors le lieu où les lois et les codes s’inversent53.

Dans la nouvelle-fabliau, la taverne est également souvent représentée, par exemple dans la nouvelle 97 :

Ilz estoient n’a gueres une assemblée de bons compaignons faisans bonne chere en la taverne, et buvant d’autant et d’otel54. […]

Dans Les Trois Dames de Paris, les dames s’attablent dans une taverne55 et consomment nourriture et vin en abondance, jusqu’à l’ivresse. Lieu où se délient les langues, la taverne se trouve toujours dans la ville, centre du commerce où la débauche et le gain sont faciles, la ville métaphorise alors les nombreuses tentations et le danger puisque tout est rapide. Le fabliau retrace d’ailleurs cette rapidité dans l’enchaînement de ses actions, dans les conséquences qui découlent sans tarder de chaque action.

La taverne est mentionnée pour apporter une touche réaliste au récit car dans Les Perdrix, le péché de gourmandise est illustré, sans qu’il ait lieu à la taverne. C’est à domicile que la scène se déroule : une femme trop gourmande devra user de ruse pour se sauver des conséquences de ses actes. En effet, son mari est tout content de lui rapporter deux perdrix. Il demande alors à sa femme de les faire cuire pendant qu'il va inviter le curé. Mais ces deux derniers tardent en route alors et les perdrix sont prêtes et qu’elles font grande envie à la femme. Celle-ci, très gourmande, n'arrive pas à s'empêcher d'en manger une, puis la deuxième. De retour, le mari se fâche contre sa femme qui pensait lui faire croire que les perdrix avaient été dérobées par deux chats. Elle imagine donc un nouveau mensonge. Alors que le paysan est en train d'aiguiser son couteau dehors, elle affirme au prêtre qui s'apprêtait à l'embrasser que son mari jaloux veut lui "couper les oreilles". Elle appelle ensuite son mari en lui faisant croire que le curé part en courant avec ses perdrix.

53 Le motif de la taverne perdure pendant la Renaissance anglaise, cf par exemple le premier acte dans Les Joyeuses Commères de Windsor, ave Falstaff. Jo euset , fa tie, o te jo eu … se appo te t ie souve t au fa liau. De o euses œuv es de “hakespea e epose t su l œuv e de Chau e .

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Nouvelle 97, op. cit., p. 542.

55 La taverne est également le lieu de repos des pèlerins dans les Contes de Canterbury. Il est le lieu même où Chaucer imagina ses contes. Il est également mentionné dans le Conte du Curé.

Dans la nouvelle 24, le chaudeau apporté aux jeunes mariés figure aussi bien la consommation charnelle que la consommation de nourriture. Elle allie et métaphorise chair et bonne chère car les deux vont de pair.

La consommation sexuelle représente un des sujets de prédilection du fabliau et de la nouvelle-fabliau. Voyons à présent pourquoi et comment ce thème est développé.