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L A FIGURE DU MINEUR ENTRE HEROS SOLIDAIRE ET PEUREUX RACISTE

Présentation de la recherche

3. Ce qui compose l’imaginaire stéphanois : stéréotypes, emblèmes et mythes

3.3. Imaginaire du travail ouvrier : entre stéréotypes et non Imaginaire du travail ouvrier : entre stéréotypes et non Imaginaire du travail ouvrier : entre stéréotypes et non

3.3.3. L A FIGURE DU MINEUR ENTRE HEROS SOLIDAIRE ET PEUREUX RACISTE

Nous l’avons évoqué plus haut, les artistes-habitants sont parfois amenés à rejouer leur imaginaire ouvrier. La rencontre entre des membres d’En Rue Libre et d’anciennes ouvrières de Tissafil nous a fournit un exemple. Diverses images liées aux ouvriers, et en particulier aux mineurs, ont été remises en cause par ces artistes.

La première concerne l’image du mineur courageux et vaillant à la tâche. Si elle persiste de manière générale, certaines productions artistiques introduisent une image plus nuancée où la lâcheté et la peur participent au portrait des mineurs. C’est notamment le cas dans Des petits

trous dans le paysage de la Compagnie Cœur d’art and co. Dans une saynète, il est question

d’un porte-bonheur perdu par un mineur (B) et retrouvé par un autre (A).

« B : - Cette médaille, ce n’est rien. Mais bon, au fond, là-dessous, j’aime bien

l’avoir… Il aurait fallu que je la perde ici : ici, on a des chances de la retrouver. En bas, c’est une autre paire de manche.

A : - C’est sûrement un porte-bonheur. Un gris-gris. Pour porter chance. Pour le fond. Là, on a besoin de chance. Cette nuit, il va falloir redescendre »

Le simple fait d’avoir besoin d’un porte-bonheur renseigne sur la peur des accidents et autres catastrophes que pouvaient ressentir les mineurs. Plus loin, l’opposition entre le jour de l’extérieur que l’on désire et la noirceur du fond que l’on aimerait fuir est exprimée.

La seconde image qui est reconsidérée est celle du mineur blanc et né localement. Depuis plusieurs années maintenant, la présence massive de travailleurs immigrés (de Haute- Loire, d’Italie, d’Espagne, d’Algérie, du Maroc, etc.) est attestée. C’est notamment le cas dans la saynète citée plus haut. Les deux mineurs en question (A et B) se nomment respectivement

L’imaginaire urbain dans les régions ouvrières en reconversion. Centre Max Weber/Clersé ANR 2012

Mohamed Haouche et Antonio Nelli. Ces noms sont censés évoquer une immigration en provenance du Maghreb et de l’Italie. L’association Avataria a souhaité en traité lors de l’édition 2008 du festival Avatarium. Elle a projeté un film, suivi d’une conférence sur les relations entre histoire de l’exploitation minière et histoire de l’immigration à Saint-Étienne. Leur objectif était notamment de réhabiliter la figure du travailleur immigré qui aurait pris plus de risques que les autres sans pour autant entrer dans l’imagerie d’Épinal du bon mineur héroïque :

« (Agnès) Mais souvent quand on parle de l’histoire de la mine dans les

musées de la mine, on voit, on véhicule toujours une image du mineur … très lissée, blanc, homme, costaud, voilà. Mais il n’y a pas toujours des hommes qui ont bossé. Il y avait beaucoup d’algériens, de marocains, eux qui étaient les plus exposés aux dangers de la mine. Ça on en parle pas. »

La troisième image remise en cause par les artistes rencontrés est celle de la solidarité entre mineurs et notamment entre mineurs issus de la population locale et ceux immigrés, ou enfants d’immigrés. Des images sont produites qui entrent en dissonance avec l’expression commune « Au fond, on était tous gueules noires ». C’est une représentation des mineurs comme racistes qui est parfois produite. Cela s’exprime encore peu ou pas dans les productions artistiques mais est présent dans les discours des artistes rencontrés (en entretien ou au cours de discussions informelles).

Nous pouvons encore noter que le travail des femmes et des enfants est aussi mis à jour par diverses démarches (conférence lors de l’édition 2009 d’Avatarium, chorégraphie Occupé de la Compagnie 2001 Tentations).

C’est donc une autre image du mineur qui est présentée ici. Face à celle de l’homme, blanc, courageux et volontaire, nous est présentée celle du mineur apeuré et raciste, ou encore celle du mineur immigré. Par la mise en circulation de ces images, les artistes-habitants souhaitent notamment mettre à jour les « histoires occultées » (entretien avec Agnès Crépet).

3.4. La mythologie

3.4. La mythologie3.4. La mythologie

3.4. La mythologie de l’artiste, fils d’ouvrier et petitde l’artiste, fils d’ouvrier et petitde l’artiste, fils d’ouvrier et petitde l’artiste, fils d’ouvrier et petit----fils de mineur fils de mineur fils de mineur fils de mineur

Les figures du mineur et de l’ouvrier sont présentes dans diverses productions artistiques. Certains artistes expriment une sorte de quotidien et même de destins communs entre ces professions : d’un côté comme de l’autre, le drame de l’effondrement du monde auquel on appartient. C’est une sorte de mythologie qui est ici écrite : l’exploitation industrielle contemporaine se lit alors comme héritage, suite et fin de l’épopée minière. L’ouvrier est constitué en fils symbolique des mineurs. L’esthétique du mineur ayant donné son corps au travail, permet d’alimenter la figure de l’ouvrier comme héros contemporain. Il s’agit ici d’inscrire les deux figures professionnelles dans la trop longue histoire de la domination par le patronat et le système capitaliste.

Mais si les mines sont bien fermées, des usines tournent encore. La confusion entre les mineurs et ouvriers produit finalement une sorte de dissonance. Il y a chez certains artistes une volonté de maintenir présente et vivante la figure du mineur, alors que cette profession n’existe plus. Réciproquement, l’ouvrier est le plus souvent représenté en sursis (en attente de son licenciement prochain) ou déjà en dehors de l’usine (dans un après). C’est par exemple le cas dans Un endroit où aller, pièce de théâtre créée par Gilles Granouillet et mettant en scène une ancienne ouvrière qui raconte comment elle a vécu son licenciement. Il y a comme un brouillage des frontières entre les caractéristiques et expériences minières et ouvrières. Les deux figures de l’ouvrier et du mineur se mêlent pour en constituer une troisième, celle d’un travailleur mort-vivant toujours victime du monde qui l’entoure et qui change sans que lui-

L’imaginaire urbain dans les régions ouvrières en reconversion. Centre Max Weber/Clersé ANR 2012

même puisse suivre cette évolution, suggérant donc que l’ouvrier, comme le mineur, est voué à disparaître.

Une révolte, une volonté de résistance au monde qui change sont exprimés en même temps qu’est entreprise une mise en mémoire des savoir-faire, souvenirs et expériences ouvrières. N’assiste-t-on pas alors à une mise en mémoire et à une patrimonialisation du fait ouvrier un peu prématurées ? Les productions artistiques ne contribuent-elles pas à enterrer un vivant : l’ouvrier contemporain ? C’est comme si se représentaient, simultanément, le corps du mineur mort et bien enterré, mythifié, glorifié, que l’on cherche à ramener à la vie et celui de l’ouvrier contemporain, lui bien vivant mais représenté en sortie d’usine, dans un après. La mise en scène d’une figure hybride, mort-vivante finalement, court le risque de perdre le spectateur entre des représentations du passé et du présent, entre l’imaginaire du metteur en scène concernant les mines et les usines et des éléments de réalité ou de témoignages qu’il recueille ou consulte.

Ce détour par la figure du mineur permet à ces artistes d’inscrire leurs propos sur l’ouvrier contemporain dans l’histoire de l’exploitation par le travail. Pour aller plus loin, on peut dire que l’évocation de la filiation, symbolique ou réelle, ne s’arrête pas aux ouvriers mais établit aussi un lien entre les ouvriers (compris ici en sens large, comprenant les mineurs) et les artistes. En parlant du monde ouvrier, les artistes évoquent leurs propres conditions sociales instables, notamment autour du statut de l’intermittence. Une certaine mise en équivalence est insinuée entre eux et les ouvriers. La précarité professionnelle, la crainte liée à l’incertitude et la mobilisation du corps comme outil de travail sont souvent évoquées. C’est une certaine solidarité de condition que les artistes souhaitent supposer. Le partage de certaines valeurs politiques, de luttes antipatronales ou anti-institutionnelles, rapprocheraient également les artistes et les ouvriers. Les frontières se brouillent de diverses manières, servant ainsi le désir d’équivalence entre eux.

Certains artistes expriment le sentiment d’une double appartenance : celle à un certain milieu culturel et celle à un monde ouvrier. Les artistes-habitants évoquent le partage de pratiques avec les ouvriers. C’est par exemple le cas du bricolage et de la récupération qui sont centrales dans la démarche d’En Rue Libre. Lorsqu’il évoque leur travail à partir de l’usine Tissafil pour l’installation Cousu de fils rouges, Éric Villemain parle de « récupération matérielle mais aussi de choses plus ou moins immatérielles qui étaient

l’histoire, l’histoire du lieu. ». Pour d’autres raisons, la récupération et le bricolage sont des

moyens de mettre en place un « système D » pour Philippe Spader et sa compagnie lorsqu’elle dut faire face au manque de moyens financiers. Dans un autre registre, la philosophie DIY (Do It Yourself) présente dans le milieu punk s’inscrit aussi dans cette lignée. C’est une figure de l’ « œuvrier » 12 qui apparaît ici : celle de l’artiste qui possède des savoir-faire techniques, manuels, qui le rapprochent de la figure de l’artisan.

Au-delà du partage de pratiques, ce sont des valeurs qui sont communes. Sylvain, membre de La France Pue qui organise notamment des concerts, évoque dans un entretien le lien entre les manières de faire au sein du collectif et du milieu punk stéphanois et les valeurs ouvrières passées :

« (…) je pense que dans les raisons qui font que la scène punk et la scène indépendante de façon générale est développée ici, c’est lié. C'est-à-dire que l’état d’esprit, solidaire, communautaire, qu’il peut y avoir ici, il vient à mon avis directement de ça, de ce passé ouvrier, minier et compagnie. Enfin, il y a plein de gens, regardes, rien que dans l’asso, nous personnellement, on n’a jamais

12 Ce terme a été formulé par Bernard Lubat, fondateur du festival d’Uzeste Musical, et repris par Virginie Foucault (Foucault, 2003 : 66).

L’imaginaire urbain dans les régions ouvrières en reconversion. Centre Max Weber/Clersé ANR 2012

travaillé dans ces trucs là, mais nos grands-parents, pour la plupart. Des gens qui sont d’origine italienne, polonaise, c’est qu’ils sont venus ici pour la mine, ou pour la maçonnerie, etc. Ce qui fait que du coup, cet esprit solidaire, communautaire, à mon avis il est là parce que c’est une ville de prolo, et que c’est un petit peu revendiqué quand même … »

Les artistes-habitants ne mettent pas seulement en avant leur « air de famille » avec les ouvriers (Foucault, 2003 : 65). C’est une réelle filiation qui est affirmée ici : filiation naturelle, pour ceux (petits-) fils d’ouvriers mais aussi « filiation inversée », plus symbolique, qui marque la volonté de choisir un certain héritage ouvrier. Dès 1975 et partir de travaux sur la tradition, Jean Pouillon avait identifié ce phénomène de constitution d’un héritage par la sélection des fils et non par le legs des pères. Gérard Lenclud le résume ainsi (Lenclud, 1987 : 8/9) :

« Il s'ensuit que l'itinéraire à suivre pour en éclairer la genèse n'emprunte pas le trajet qui va du passé vers le présent mais le chemin par lequel tout groupe humain constitue sa tradition : du présent vers le passé. Dans toutes les sociétés, y compris les nôtres, la tradition est une « rétroprojection », formule que Pouillon explicite en ces termes : « Nous choisissons ce par quoi nous nous déclarons déterminés, nous nous présentons comme les continuateurs de ceux dont nous avons fait nos prédécesseurs » . La tradition institue une « filiation inversée » : loin que les pères engendrent les fils, les pères naissent des fils. Ce n'est pas le passé qui produit le présent mais le présent qui façonne son passé. »

Les critiques de la domination, le sentiment de relégation ainsi que les possibilités de résistances évoqués dans les spectacles peuvent alors être lus à double sens. Les artistes parlent également d’eux-mêmes dans leurs productions artistiques : d’eux en tant qu’éventuels descendants d’ouvriers, mais aussi d’eux en tant qu’artistes. Au-delà de leur volonté de traiter de l’héritage industriel, de rendre compte des mémoires ouvrières, de mettre à jour les histoires occultées, c’est donc aussi de leur propre situation, de leurs émotions, de leurs histoires intimes, que les artistes-habitants souhaitent nous parler.

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