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III – Les réflexions engendrées par cette réalisation

Le parcours proposé se déroule en trois temps. Dans le premier, nous discuterons la notion d’imaginaire urbain, telle qu’elle est mobilisée par le titre du programme ANR : « Imaginaire urbain dans des zones en reconversion ». Le deuxième rapporte un petit parcours philosophique à partir du livre coordonné par Cynthia Fleury sur « Imagination, imaginaire, imaginal » (PUF, 2006). Le troisième, nous reviendrons sur la notion de « faire ville », qu’est- ce que la ville ?, qu’est-ce que l’urbain ? avec l’entrée par la notion d’habiter, être là, être de là.

1 - Pour le premier point, une des questions, c’est de cerner effectivement ce que l’on fait à l’imaginaire ou ce que l’on fait à l’urbain quand on dit « imaginaire urbain ». Est-ce que on qualifie quelque chose qui existerait en soi, donc on spécifie quelque chose qui ontologiquement aurait de la consistance : l’imaginaire, voilà, on sait ce que c’est, c’est une réalité, il y a de l’essentiel derrière, et on voit ce qu’est l’imaginaire appliqué à l’urbain, ou dans le fonctionnement de l’urbain. On peut aussi se poser la question de l’urbain : c’est une réalité, une consistance ontologique, on sait ce que c’est, on y a accès. Et puis qu’est-ce que ça fait à cette réalité urbaine que de l’aborder par le biais de l’imaginaire ?

Il nous semble que quand on dit « imaginaire urbain », en tout cas dans ce programme, et tel qu’il a été lancé, il y a une ambition plus large. C’est de se dire que l’imaginaire urbain, si

L’imaginaire urbain dans les régions ouvrières en reconversion. Centre Max Weber/Clersé ANR 2012

on essaie de s’y confronter, on va peut-être déboucher sur un processus de création, ce serait là l’enjeu. C’est-à-dire non pas de reproduction ou d’affiliation, mais de création d’un objet. C’est-à-dire que c’est la recherche qui crée l’objet, il n’y a pas un objet préalable dont on ferait l’enquête, la recherche crée l’objet dont on pourrait délimiter les contours, et une enquête plurielle contribue à délimiter ce contour. Il me semble qu’un des enjeux de ce projet, de ce programme, se situe peut-être dans les marges ou peut-être dans le réseau des connections qui lui donnent une consistance.

On a parlé des connecteurs d’imaginaire. Mais qui dit connecteur, dit dimensions à connecter, dit faits à connecter, dit niveaux de réalité à connecter. Il me semble qu’on est confrontés à ça : à la fois il faut voir ce qui se passe dans chaque point du rhizome qui est ainsi constitué, mais aussi avoir en tête le rhizome lui-même. Et je vais vous proposer une question que j’ai, qui est le niveau de l’individu à la société, ou à la vie. Et cette dualité qu’on avait énoncée au début du programme, il me semble que c’est plus compliqué que ça encore. C’est-à-dire que il y aura pas quelque part, une alchimie qui se passerait au niveau des individus et puis on aurait la ville, la ville des responsables, des décideurs, la ville politique. Il me semble qu’il faut complexifier les catégories mises en connexion, et à tout le moins faire intervenir un niveau intermédiaire. On pourrait dire le niveau du groupe. C’est-à-dire que les individus ne sont pas lâchés dans la ville en tant qu’individus, mais ils y sont à travers leur inscription dans des milieux, dans des familles, dans des mondes. Quand on est universitaire, on appartient au monde de l’université, on vit au rythme de l’université. Et donc on est dans la ville à travers le fait qu’on est dans ce monde-là. On peut être dans plusieurs mondes. Mais il n’y a pas quelque part des individus isolés les uns par rapport aux autres qui sont en interaction dans la ville, et que la ville serait faite de ce système d’interactions. Il y a pour le moins un niveau intermédiaire de collectivité restreinte qui à mon avis est à prendre en compte pour cette enquête.

Alors j’ai lu aussi le résumé où on parle d’efficacité symbolique de cette dimension de l’imaginaire urbain. C’est-à-dire que le propos est de dire : en gros on sait pas mal interpréter la notion de patrimoine, puisque c’est une ville en reconversion, dans le côté économique, dans le côté tourisme, « la réglementation et la valorisation politique ». Mais qu’en fait, depuis une trentaine d’années, la création de patrimoine, le travail sur la mémoire, l’identité, des lieux en reconversion, dépassent une efficacité monétisable ou valorisable en termes de pouvoirs. Donc il se passe autre chose, il se passe ailleurs des choses. La production de patrimoine, moi j’entends plus le travail de la trace, répond manifestement, dans une large mesure, à des fins symboliques. Donc il y a l’idée d’une opérativité qui débouche sur la question des imaginaires, une opérativité de cette dimension qui n’est pas seulement accessible dans des régimes de monétisation, de maîtrise de l’urbain, et qui est aussi accessible dans les manières, pour moi, d’être en ville et de faire ville.

2 - Le détour philosophique que je propose est en phase et en même temps en décalage par rapport à la proposition de Sartrer sur l’imaginaire : « l’imaginaire, c’est ceci ou cela ». A partir d’un petit ouvrage coordonné par Cynthia Fleury, l’accent est mis sur l’imagination et pas sur l’imaginaire. Et dans l’un des articles de ce livre collectif, on retrouve cette idée que l’imaginaire est une des œuvres, est une oeuvre de l’imagination. Donc on met l’accent sur l’activité d’imaginer, sur le geste d’imaginer. On parle d’imagination agissante, opérante, agente. Donc c’est déjà déplacer le curseur non pas sur le résultat, l’imaginaire, mais sur ce qui fait arriver un imaginaire, c’est-à-dire sur les agents imaginants. L’imagination. Des fois j’entends « imaginaction », pour accentuer le côté activité et lieu où travaillent les machines imaginantes, les corps imaginants.

Dans cette orientation, Cynthia Fleury s’appuie beaucoup sur Corbin qui lui-même s’appuie sur des philosophies non occidentales, moyen-orientales, qui ont une approche de la dimension de la raison, de la rationalité, de la réalité et de l’imaginaire, qui sont différentes de

L’imaginaire urbain dans les régions ouvrières en reconversion. Centre Max Weber/Clersé ANR 2012

celles qu’on a dans nos traditions. Dans nos traditions adossées sur le plan du rationalisme, de la science, on oppose un peu frontalement ce qui relève de la raison et de la rationalité, et ce qui relèverait de la fantaisie, de l’ailleurs, de la fiction, de la fausse réalité. Ces traditions philosophiques, au contraire, imaginent, créent ce que Corbin appelle un « espace imaginal », qui emprunte autant à ce que nous on met derrière « la réalité », que de ce qu’on met derrière « l’imaginaire ». C’est-à-dire que l’espace imaginal, c’est un espace hybride. Et cette notion d’espace hybride, à la limite peu importe le nom qu’on lui donne, c’est le lieu où ça travaille, où l’imagination est à l’œuvre. C’est le lieu, le monde de l’imagination. Encore une fois, ce n’est pas le monde de la fantaisie, c’est le monde qui nous, enfin pour moi c’est une découverte, qui ne nous extirpe pas de la réalité du monde, de l’existence, mais qui au contraire nous y ancre. On ne serait pas des corps dans la géographie de notre présent, qui auraient par ailleurs de la spiritualité, car il y aurait des lieux spécifiques pour la spiritualité. Non. On est dans le monde et l’imagination nous y fait être. C’est cette dimension de l’être là, de la présence au monde, que pointe l’espace imaginal.

Ce sur quoi insistent pas les auteurs de cet ouvrage, c’est que l’espace imaginal accueille des choses que nous on renverrait dans la dimension de l’invisible. C’est-à-dire qu’il y a tout un travail sur la notion de perception, du sens de la perception. On parle de perception imaginale, le passage de la perception imaginale à la connaissance imaginale et à la conscience imaginale. Donc tout ce travail qui fait que dans la perception du monde et dans notre manière d’être au monde, on n’a pas là aussi à couper ce qui est réellement perçu du monde, son aspect sensible, de ce qui s’y manifeste et qui n’est pas forcément visible. C’est-à- dire du sens. Donc, être en ville, on n’est pas quelque part des animaux urbains qui seraient renvoyés à nos déplacements de corps et que par ailleurs, parce que on est humains, on donnerait un sens à ça, à cette expérience. Non. L’expérience imaginale est une expérience hybride qui ramasse des choses qu’on aurait tendance à séparer. Donc l’imaginaire urbain, là, au passage, on le dote de cette dimension du sens.

Ce qui ressort aussi et qui à mon avis est intéressant, c’est qu’il est difficile de dire de cet espace imaginal : il est individuel ou il est collectif. Il est les deux à la fois, il est hybride. Il n’oppose pas ces niveaux-là. Donc on peut parler de schèmes communs. Ce que partage une communauté, ce que partage l’humanité. Dans cet espace-là, on peut rencontrer des grains qui ressortent complètement de la singularité d’un cheminement et qui portent aussi une dimension collective. Ou des niveaux intermédiaires. Donc cet espace imaginal est accueillant aussi à ce que je disais, sur le rhizome, la connexion entre tous ces niveaux.

Par exemple, la notion de pays minier, de territoire ayant une histoire minière, on peut tout à fait l’inscrire dans cet espace imaginal pour dire que on sait bien qu’on vit dans une ville qui a été minière, mais peut-être pour certains de manière privée, personnelle, ça renvoie à des souvenirs d’enfance, à des éléments biographiques, pour d’autres pas, notamment pour ceux qui n’étaient pas là à l’époque. Moi j’en suis, je suis arrivé à Saint-Etienne alors que la mine était en train de fermer, mais ça ne veut pas dire que je n’intègre pas quelque part le fait que ce soit un terrain qui ait connu ça. Je le fais différemment. Quelqu'un qui a eu son père mineur, grand-père mineur... Mais l’espace imaginal tel que moi je le perçois, il fait cohabiter, il fait marcher ensemble tous ces niveaux d’expériences différentes.

Deuxième caractéristique et là on va retrouver des questions qui portent sur la dimension temporelle, l’espace imaginal, on peut très bien le voir comme quelque chose qui connecte des choses qui ont eu lieu, des choses qui ont lieu, des choses qui auront lieu. C’est un lieu où s’opère ce que Anna Arendt dit très bien sur le temps, c’est-à-dire qu’il y a de la mémoire, de la reconnaissance de ce qui s’est passé là, mais aussi une ouverture à l’événement. C’est-à- dire qu’on n’est pas dans la reproduction de l’identique. Sinon on est pays minier et on n’en sort pas, et si on parle d’urbanisme à la gare de Chateaucreux de Saint-Etienne par rapport au Soleil, c’est évident que pour les gens du Soleil, même s’ils se disent attachés à un passé

L’imaginaire urbain dans les régions ouvrières en reconversion. Centre Max Weber/Clersé ANR 2012

heureux, il est vraisemblable qu’ils estiment que la ville doit bouger. Sinon on reste complètement figés, on est morts. Donc il y a la fois de la reconnaissance du passé, de la trace, et il y a également la vie qui impose une ouverture à l’événement. Donc l’espace imaginal pour moi, ça tient ça aussi.

Il y a un élément dont on parle peu, qui est la sécurité et l’inquiétude, la confiance. Je pense que l’espace imaginal peut être un lieu où se travaille cette notion de sécurité. J’ai proposé un post-doc sur le thème de « La ville protectrice ». Il y a vraiment au fond cette idée-là que l’établissement humain, la ville comme établissement humain ou vivant, est un lieu où à la fois se configurent des régimes de confiance, de sécurité, et aussi des régimes de prises de risque. Donc des régimes de partage des inquiétudes. Donc l’imaginaire est en prise avec ça. L’espace imaginal est en prise avec ça. Dans des villes comme Béléné, ces villes bulgares telles qu’on nous en parle, on a l’impression qu’il y a pas forcément cette confiance.

Et puis dernière caractéristique, ce qui est de l’ordre du corps, ce qui est de l’ordre de l’âme. On parle comme ça dans ce livre. Moi je l’exprime autrement : ce qui est de l’ordre de l’animal et ce qui serait de l’ordre de la socialité humaine ou affective, l’affectivité et la socialité de l’ordre humain. C’est une grosse question. L’imaginaire est-il le propre de l’humain ? Je n’en suis pas du tout persuadé. Je pense que la frontière ne passe pas là. Il n’y a pas un imaginaire qui s’arrêterait aux grands singes, et puis après on serait dans la possibilité de l’imaginaire. C’est Darwin qui prend cet exemple que l’on connaît tous : quand on lance un bâton à un chien deux fois, trois fois. Et la troisième fois, on garde le bâton : le chien part. Donc il s’imagine que le bâton a été lancé. Donc l’animal a cette faculté d’imaginer. Donc l’humain n’est pas les dépositaires de l’imaginaire. L’humain s’appuie là sur des dispositions qui l’ont précédé et que d’autres connaissent, qui est que pour s’ancrer dans le monde, pour être là dans des lieux, cela mobilise des facultés qui sont du côté du cérébral, de l’intellect, que plus fondamentalement du côté physique.

3 - Le troisième point consiste à revenir plus précisément sur la notion d’imaginaire urbain. Quand j’avais proposé ce post-doc « La ville protectrice », ça a tout de suite été compris comme relevant de « l’institution de la ville ». Qu’est-ce que la ville en tant que municipalité, organe institutionnel, met en place comme outils pour protéger les citoyens pour la prémunir du risque de contamination de l’air ? Donc les appareils de mesure, l’histoire des gens qui ont les premiers fait ça, etc. Mais quand j’ai dit « la ville protectrice », moi dès le début j’entendais autre chose : le fait qu’il y ait de la cohabitation dans un même territoire, que la ville, l’urbain se fait aussi dans le fait qu’il y ait des gens qui habitent là, qui ne font pas que passer, qu’est-ce que ça produit justement comme espace, et éventuellement comme espace protecteur ? C’est une idée toute simple des historiens de la longue durée et même des anthropologues : on se regroupe pour se protéger. Première forme d’habitat : on se regroupe en villages, en familles, pour se prémunir des risques naturels, des attaques des bêtes méchantes ou des bandits.... Et le seigneur en haut de son château protège le village. Aujourd'hui il n’y a plus de bêtes méchantes, peut-être. Il y a des risques, mais on n’est pas des urbains « idiots » qui nous confions à des responsables qui seraient délégués à notre sécurité. On est en fait nous-mêmes artisans, auteurs de notre environnement. Donc là ça met sur une piste un peu originale peut-être de : Qu’est-ce que c’est que faire ville ? Qu’est-ce que c’est que l’être de la ville ?

On peut avoir plusieurs réponses. Celle que j’ai proposée moi, c’est par le biais de cette notion d’habiter. J’ai proposé la mettre au travail. Et notamment, je fais travailler la distinction être là/être de là. Être là, c’est une approche très primaire de l’expérience. Je suis à Saint-Étienne, je ne suis pas à Lyon ni à Paris. Il y a quelque chose de la situation géographique, écologique, physique, qui fait que je suis là et pas ailleurs, je suis pas là et ailleurs, mon corps est là. Être de là, c’est une autre question. C’est-à-dire à la fois dans l’histoire et dans la trace, je peux me dire de là parce que je peux référer des éléments de ma

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vie à l’histoire de ce lieu. Quelque part il y a un recouvrement entre ce qu’est ce lieu et ce qu’est ma vie. Donc là il y a plusieurs manières, sans doute, de répondre à ça. Répondre à la question : « Alors vous, vous êtes d’où ? ». « J’habite à Saint-Étienne », dans une réunion où il y a des gens de différentes villes. Ou le policier peut demander un papier d’identité pour voir quelle est l’adresse déclarée par la personne interpellée. Quand vous mettez un compte en banque, on vous demande votre adresse. Donc on vous demande d’où vous êtes. Etre de là, ça peut prendre des dimensions plus riches, plus complexes, faisant appel à d’autres dimensions de l’existence. C’est-à-dire on finit par aimer là où on est. Donc quand on dit « on est de là », c’est que on s’identifie un petit peu à ces lieux, au bout d’un moment. Peut-être pas la première année mais petit à petit. Et quel est ce travail d’inscription progressive de l’identité dans des lieux, ce que Michel Peroni dans sa thèse, reprenant Schutz, avait appelé « le dépôt de soi » ? C’est que effectivement, on dépose de nos ingrédients de vie. Les lieux prennent de plus en plus une coloration personnelle. En tous cas les lieux qu’on connaît, et qu’on reconnaît. On parcourt. On a des parcours, on connait des événements. Alors, c’est plus ou moins conscient ou inconscient, on s’inscrit comme étant de là.

Alors quid de l’espace imaginal pour cette question ? Si on est d’accord qu’on n’est pas des êtres purement physiques et puis qu’il y aurait un régime de l’intellect qui nous fait dire « je suis d’ici » ou « je suis d’ailleurs », c’est que cette expérience est hybride. Et c’est cette hybridité qui m’intéresse. C’est-à-dire que quand je suis dans la ville, quand je suis dans ma ville, je n’arrête de mobiliser, consciemment ou pas, cette image, disons cet imaginal qui me fait voir la ville comme la mienne.

Donc j’ai proposé cette idée que « être de là, c’est s’imaginer être de là ». C’est-à-dire qu’on en vient à voir le lieu au sens écologique du terme comme mon lieu, par une opération imaginale, qui est multidimensionnelle. C’est dire que l’imagination génère ou s’empare des connecteurs, crée des opérateurs, des dispositifs, qui font que mon expérience d’être ici se conjugue comme une expérience d’être d’ici. A l’inverse, quand on est dans une autre ville, quand on voyage, on fait l’expérience inverse, qu’on n’est pas d’ici. Donc on cherche les rues, on essaie de comprendre : tiens, y a des gens comme ça, tiens c’est bizarre, tiens ça me rappelle. On n’arrête pas de faire ce travail-là. Alors que quand on est dans les lieux habituels de résidence, on ne le fait pas ce détour réflexif, mais on le fait inconsciemment. On le fait

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