Lorsqu'une comparaison entre le public lensois et stéphanois est évoquée, les supporters ultras stéphanois ont tendance à s'insurger qu'ils n'ont rien à voir avec leurs homologues
1 Se déplacer en indépendant signifie se rendre au stade en dehors du cadre du déplacement officiel encadré par la police. Les déplacements en indépendants sont généralement l’occasion d’en découdre avec les supporters adverses.
1 Pour en savoir plus sur le club de football du Racing Club de Lens et la façon et son lien avec l’imaginaire minier de la ville de Lens lire l’ouvrage de Marion Fontaine Le Racing Club de Lens et les « Gueules noires » - Essai d’histoire sociale.
lensois, bien trop inexistants à leurs yeux dans le monde social des ultras et s’apparentant plus à des mastres2 qu’à des ultras.
Dans leur livre, les Magics Fans affirment : "nous rejetons la tradition imposée par les
journalistes consistant à dire que ces deux publics se ressemblent. Nous ne ressemblons pas au public lensois. […] Dans les années 70, il est sûr que lensois et stéphanois avaient des points communs. A la fin des années 80, le mouvement Ultra fait son apparition à Saint- Etienne. A Lens il faudra attendre un peu plus. Toutefois, aujourd’hui encore, la grande majorité des supporters lensois suit la tradition : perruques, maquillage et trompette. Il n’y a donc pas de grands groupes. […] Il est donc clair, qu’aujourd’hui, les enfants de Sainté ne ressemblent plus aux supporters nordistes." (2001, p.93).
Cependant, au-delà de ce discours profane, il n’est pas possible de ne pas relever les similitudes qui sont à l'œuvre entre les tribunes lensoises et stéphanoises. Les tifos sont un bel exemple du fait que, les deux villes partageant un passé minier, les supporters ultras saisissent des représentations de celui-ci. Lors du match Lens/Saint-Etienne (saison 2004/2005), les Red Tigers réalisent un tifo avec sur un fond rouge une lampe de mineur qui renvoie des rayons rouge et jaune (rappelant les couleurs "sang et or" du club lensois) et déploient une banderole comportant l’inscription suivante : "du noir de nos mines rayonne le sang et or de nos cœurs".
Ainsi, ultras lensois et stéphanois partagent certains emblèmes dans leurs tifos respectifs telle que la lampe ou le casque de mineur. La chanson "les Corons" de Pierre Bachelet, rappelant l’ambiance particulière du monde ouvrier minier (son travail, ses paysages, ses habitations, ses ouvriers) monte régulièrement des tribunes lensoises mais aussi des kops stéphanois. La chanson commence par : « Au Nord c'était les corons, la terre c'était le
charbon, le ciel c'était l'horizon, les hommes des mineurs de fond ». Les supporters ultras
lensois et stéphanois revendiquent les mêmes valeurs de solidarité et de convivialité héritées selon eux du passé industriel et minier de leur ville.
Il faut également noter l'existence d'une écharpe mi-Lens mi-Saint-Etienne et d'une chaîne de télévision commune aux deux clubs (canal satellite) qui témoignent de leur rattachement dont la proximité tient aussi dans la ressemblance entre les villes, leurs histoires et leur public de football. Enfin, il faut mentionner les parallèles qui peuvent être faits entre la situation d’opposition dans laquelle sont plongés les clubs et supporters lensois et stéphanois face à leurs adversaires de derby que sont respectivement les supporters lillois et lyonnais. Ces deux derbys peuvent en effet être interprétés comme la représentation - la mise en scène - d’une rivalité et d’un match qui se joue entre d’un côté une ville porteuse de valeurs populaires (Saint-Etienne, Lens) à laquelle est assimilée les sentiments de solidarité, de convivialité et de communication (dus à son passé et sa taille moyenne) et de l’autre une ville plus grande, plus bourgeoise, plus individualiste et impersonnelle (Lille, Lyon). Les supporters ultras lensois et stéphanois partagent ainsi des représentations et des discours dans leurs communications (tifos, chants et banderoles) lors de ces derbys. La logique partisane du monde social des ultras et de ce qui régit la compétition inter-groupes ultras impliquerait alors aussi que
supporters ultras lensois et stéphanois se soutiennent dans leurs rivalités avec l’ennemi voisin "bourgeois".
Conclusion
ConclusionConclusion
Conclusion
2Terme utilisé par les ultras pour désigner les spectateurs ou supporters classiques portant des vêtements aux couleurs du club, parfois des perruques ou ayant le visage maquillé, accoutrement jugé ridicule par les supporters ultras. Ce terme de mastres a alors le même usage que celui de "caves" employés par les musiciens de jazz décrits par H.S. Becker dans Outsiders pour désigner ceux qui ne partagent pas les conventions, activités, codes et langage de leur monde.
Les groupes de supporters ultras nourrissent un attachement important à leur groupe, leur club mais aussi à leur ville et à son passé. Chaque groupe puise des valeurs et des symboles dans ce passé qu’ils revendiquent et mobilisent. La plupart du temps ces valeurs et symboles appartiennent à une "symbolique" déjà opérante chez les habitants et souvent
institutionnalisée au sein de la ville. Chaque groupe est donc porteur d’une "identité locale" qu’il revendique et à laquelle les plus jeunes membres sont très tôt sensibilisés. Mais nous avons montré en quoi ces valeurs sont pour certains groupes profondément liées à un passé particulier et agissent de façon plus marquée. Le cas des ultras stéphanois dont l’identité locale est en grande partie déterminée par le passé minier de Saint-Etienne est de ce fait assez significatif. Quelle interprétation donner alors à la mobilisation dans leurs activités des valeurs et représentations rattachées au travail de la mine ?
Deux pistes de recherche ont été exposées, celle correspondant à l'expression d'une "culture de résistance" et celle renvoyant à une façon de se positionner dans le monde social des ultras. L’étude de cas du derby entre Saint-Etienne et Lyon et les éléments de comparaison entre les situations du supportérisme stéphanois et lensois ont permis de pointer que cette convocation de valeurs dites "populaires" renvoie moins à l'expression d'une "culture de résistance" face au capitalisme et au "foot business" qu'à une manière de prendre place dans le monde social des ultras et d’affirmer une identité de groupe au sein de la "compétition inter-groupes ultras". Cette dernière est fortement alimentée par un "patriotisme des villes" sans cesse opérant et reposant sur la construction et la revendication par les groupes ultras d’une identité locale à travers la convocation d’emblèmes et de valeurs représentatifs du passé de leur ville. La mobilisation de ces valeurs et emblèmes dans les communications ultras participerait de façon opérante au monde social des ultras, orientant les interactions entre groupes ultras, et serait partie prenante de l'engagement ultra. L’identité ultra est fortement porteuse d’une identité locale dans laquelle l’attachement à "sa" ville et à "ses" valeurs prime.
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