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b) L’expérience de la pensée

Le premier paragraphe du chapitre 3 pourrait parfaitement s’intituler : de l’expérience de la pensée.

Wolff, en effet, s’y exprime ainsi : « Ici je ne désire pas encore montrer ce que l’âme est, et comment les changements se produisent en elle, mais mon projet est seulement de dire (erzehlen) ce que nous percevons d’elle au travers d’une expérience quotidienne ». En procédant de cette manière, Wolff souligne la convergence entre l’étude qu’il entreprend et le fait que chacun est apte par lui- même, s’il fait attention à ce qui se passe en lui, à vérifier la pertinence du propos wolffien.

Il présente ensuite les avantages qu’il pense tirer d’une pareille exposition. Tout d’abord, cette prise de contact avec l’immédiateté de ce qui tombe sous l’expérience permettra, ce point de départ étant donné, de dériver ce que chacun ne peut saisir d’un seul coup d’œil.

Ce que Wolff veut dire par là est assez clair : à partir de ce que nous percevons nous tirerons des concepts distincts et, chemin faisant, nous remarquerons un certain nombre de vérités que nous pourrons démontrer. Ces vérités, à leur tour, seront le principe des règles que Wolff entend proposer tant dans le domaine de la connaissance que dans celui de l’action.

La première chose à faire afin de réaliser ce programme est de clarifier le vocabulaire. C’est pourquoi Wolff précise les rapports entre trois des termes principaux avec lesquels nous allons poursuivre cette analyse : la perception, l’âme et le fait d’être conscient. Wolff commence par clarifier le terme d’ « âme » : ce terme désigne ici cette « chose qui est consciente d’elle et d’autres choses en dehors d’elle ». On comprend donc le point de vue général de cette section de l’ouvrage : Wolff aborde l’âme comme ce qui a conscience de soi ou plus précisément ce qui, dans l’acte de conscience, opère cet acte. C’est pourquoi notre auteur prend tout de suite ses distances avec l’approche cartésienne qui ne veut rien reconnaitre en l’âme

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que la pensée et la pensée consciente. Wolff est ici soucieux d’assurer sa méthode et détermine par conséquent la limite précise des conclusions auxquelles il peut parvenir. C’est ici la perspective de la connaissance qui est première et non celle de l’être de l’âme. Le point de départ nous fait donc obligation de nous tenir au plus près de ce que nous percevons de l’âme. Mais alors, c’est bien la conscience de ce que nous percevons qui est ici le principe de notre connaissance. Conscience et perception vont ensemble non qu’elles soient les seules à permettre la connaissance de l’être de l’âme mais en ce sens que c’est la conscience qui garantit l’accès à cette manière d’expérimenter notre âme : au travers de ce qu’elle perçoit.

Wolff n’écarte en aucune manière qu’il y ait dans l’âme plus200

que ce que la perception et la conscience dégageront. Cependant, ce « plus »n’est pas posé dans un monde inaccessible. Wolff le comprend, tout au contraire, comme accessible au pouvoir de notre déduction, déduction qui, elle, ne peut que s’appuyer sur perception et conscience.

C’est ici que la deuxième partie de cette métaphysique allemande - tout le chapitre 2- fournit un éclairage nouveau à ce que Wolff réalise lorsqu’il raconte ce qu’il perçoit. En présentant des notions ce sont bien – comme l’indique le titre de la deuxième partie de l’ouvrage : von den ersten Gründen unserer Erkäntniß und allen Dingen überhaupt- les premiers principes de notre connaissance et de toute chose en général qui sont alors indiqués. Que se passe-t-il donc ? En première analyse, nous nous contentons de suivre pas à pas notre connaissance dans ses premières étapes. Nous sommes conscients de percevoir et cet acte nous incite à nous poser deux questions comme si l’expérience était en quelque sorte doublement débordée par un « plus » que nous ne connaissons pas encore : d’une part, nous cherchons à connaitre ce qui a pu déclencher cette perception et c’est le rapport avec le/les corps qui s’inscrit dans cette interrogation ; d’autre part, c’est la question du statut et de l’être de l’âme qui se pose, plus précisément la question de savoir ce qui, en elle, rend possible cette perception et cette conscience.

200 Wolff parle dans ce contexte de cette possibilité : « woferne ein mehreres in uns anzutreffen ist, als wir uns

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Or la métaphysique telle que Wolff la comprend propose un terme pour dire cette double quête : celui de fondement (Grund)201.

Le terme « Fondement » est appelé par le fait que nous cherchons à comprendre (verstehen). Très exactement, nous cherchons à comprendre ce que nous avons conscience de percevoir. Cette exigence de compréhension est, pour Wolff, aussi incontestable que notre conscience de percevoir est première. Le fondement est donc appelé de l’intérieur de notre expérience comme un prolongement qui en indique la réelle consistance. C’est d’ailleurs pourquoi le « principe » de raison suffisante n’est présenté qu’après avoir indiqué que cette recherche de fondement suit très directement les données de la conscience, comme une conclusion « suit » c’est-à-dire dérive de ses prémisses. On doit ici ne perdre aucune des deux significations de ce qui se joue dans cette recherche du fondement car, à bien prendre les choses, le fondement (Grund) désigne –peut désigner – deux choses fort différentes et même à certains égards opposées : il peut désigner ce qui dépasse – le « plus »- le domaine de notre expérience immédiate ; dans ce cas, le fondement (Grund) c’est l’âme envisagée dans son être qui rend raison ultimement de ce que nous expérimentons d’abord sans le comprendre pleinement. Mais le fondement (Grund) peut aussi signifier – là est tout l’intérêt et l’ambivalence du terme- le point de départ c’est-à-dire la condition à partir de laquelle le raisonnement se constitue. Comme on le voit donc très clairement à partir de cet exemple la recherche du fondement entretient avec l’expérience un rapport très particulier qui, lui aussi, participe de l’ambivalence que nous venons d’indiquer. L’expérience est strictement nécessaire pour accéder à la cause de ce que l’on cherche à expliquer. Dans le même temps, l’expérience ne suffit pas à comprendre ; d’où la recherche de la cause. La raison de cette ambivalence s’explique d’ailleurs par le fait que ce qui intéresse Wolff dans cette reprise par le raisonnement de ce que l’expérience a livré, c’est le lien entre les choses. Ce lien ne privilégie aucun terme en lui-même puisque

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Le paragraphe 29 de ce chapitre 2 définit ainsi la notion de Grund (fondement) : « le fondement est ce grâce à quoi on peut comprendre pourquoi quelque chose est, et la cause est une chose qui contient en elle le fondement d’une autre. Le paragraphe 193 du chapitre 3 fait intervenir la recherche du fondement dans celle de la conclusion du raisonnement. Plus précisément, le texte affirme que, dans cette recherche d’un « plus »qui n’est pas immédiatement donné dans la perception, le raisonnement doit s’appuyer sur ce dont nous avons conscience car, autrement, nous n’aurions pas de fondement « weil wir sonst keinen Grund dazu haben ». Ce même paragraphe renvoie au §30 du chapitre 2 dans lequel de manière systématique est présentée la recherche du fondement (Grund) au travers du principe de raison suffisante : tout ce qui est, a son fondement suffisant pourquoi il est, c’est-à-dire qu’il doit toujours y avoir quelque chose grâce à quoi on peut comprendre pourquoi elle peut devenir effective. » (warum es würklich werden kan)

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dans le monde tel que Wolff le conçoit tout est relié et l’expérience nous met sur la voie de la découverte de ces liens. Mais, sauf à parler de l’être absolu qui est cause première, tout sans exception est à comprendre à partir du principe de raison suffisante, ce qui est dans l’expérience et ce qui est déduit de l'expérience. L’expérience, en effet, nous met en relation avec l’ordre des choses tel qu’il se produit. Cette dernière expression d’ « ordre des choses » a chez Wolff, et singulièrement dans cet ouvrage de métaphysique, un sens technique qui nous place au cœur de sa philosophie.

Elle peut, bien entendu, désigner l’ordre de la nature. Mais Wolff est susceptible de la prendre en un sens plus resserré, plus technique, qu’il est important d’exposer car c’est grâce à cette expression correctement comprise que le statut des notions apparaitra plus nettement.

Au tout début de ce deuxième chapitre, Wolff retrouve le premier principe selon la tradition philosophique, à savoir le principe de contradiction. Ce principe s’énonce ici de la façon suivante : « quelque chose ne peut pas à la fois être et ne pas être. »202On se souvient que, plus haut, nous avons insisté sur le fait que ce principe parle de « quelque chose ». Ce terme, loin de désigner vaguement un être indéterminé, renvoie très délibérément à deux autres termes que Wolff considère comme des synonymes à savoir « chose » et « possible ». Le rapport entre les deux synonymes est d’ailleurs explicitement indiqué et établi en même temps par Wolff, peu après : « Tout ce qui peut être que cela existe ou pas, nous l’appelons une chose203. Le « quelque chose », se caractérisant par la possibilité d’être, entraine le fait qu’être quelque chose et être possible c’est identique. Par voie de conséquence, Wolff pourchasse l’usage qui parle sans sourciller de « chose impossible » et insiste sur le fait qu’il vaudrait mieux parler, pour traduire ce que l’on pense, de « chose imaginée », voire de « chose apparente », mais non de « chose » au sens strict du terme.

Cependant, au-delà de l’usage des mots, Wolff met en avant un argument plus essentiel. Nous prétendons parler de ce que nous pensons. Mais, à l’évidence, nous pouvons penser à des choses qui n’existent pas. Elles peuvent ne pas exister du tout, ne plus exister, ou ne pas encore exister. Mais, si elles demeurent pensables

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Métaphysique allemande, §1 : « Es kan etwas nicht zugleich sein und auch nicht sein ».

203Métaphysique allemande, § 16: « Alles was seyn kan, es mag würcklich sein oder nicht, nennen wir ein

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c’est que les choses en question ont une structure intelligible qui nous permet de les comprendre dans leur essence, d’en expliquer les propriétés indépendamment de l’existence. Le terme « chose » donc, loin de désigner vaguement un existant, désigne expressément ce qui peut être, et laisse par conséquent la question de l’existence ouverte, comme en suspens204.Wolff attire notre attention sur l’illusion

qu’il y aurait, parce que nous avons une image de la chose, à croire que cela suffit pour accéder à sa possibilité. Wolff demande donc au concept de « possible » de lui livrer l’accès à ce sans quoi il nous est impossible de rien comprendre. De plus, en raison du lien intrinsèque entre le possible et la chose, Wolff accorde au concept de chose une consistance intelligible très forte que nous avons déjà travaillée mais un texte en apparence anodin sur ce thème nous semble jouer un rôle essentiel dans toute son argumentation. Il est donc nécessaire de le regarder en son entier et d’en dégager par la suite quelques implications. En approfondissant le thème de la « chose » nous pourrons mieux saisir quels sont les principes de la philosophie de Wolff afin de déterminer quel rôle joue notre âme dans cet accès aux principes. Le paragraphe 17 affirme ainsi :

Lorsque je peux (rem)placer (setzen) une chose B pour une chose A et que tout reste comme avant, alors A et B sont les mêmes (einerley). Par exemple, un globe de plomb et un globe de pierre sont aussi lourds l’un que l’autre ; ainsi je peux remplacer le globe de plomb sur le plateau de la balance par le globe de pierre et la balance ne bouge pas ou conserve une aussi grande oscillation qu’avant lorsque le globe de plomb était là. D’où le fait que les deux globes sont d’un poids égal. Simplement, ici, nous regardons seulement le poids et pas la grandeur, l’espèce de la matière ou les autres aspects que l’on peut ici trouver.

Lorsque je mets B à la place de A et que tout ne reste pas comme avant ; alors A et B sont différents ou bien sont des choses diverses (unterschieden oder verschiedene Dinge). De même que le seraient deux poids lorsque la balance étant à l’équilibre quand on placerait un poids, mais connaitrait une oscillation quand on mettrait l’autre à sa place.

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Cette question de l’existence –Würcklichkeit dans le vocabulaire de Wolff - conserve son originalité et ne peut être purement envisagée à partir de l’essence de la chose. Au sens le plus fort du terme, la considération du possible est première afin de respecter le premier principe établissant que rien n’est qui contienne en soi une contradiction. Cette considération est nécessaire, mais non suffisante, pour établir une existence de la chose. Pour l’établir, il faut trouver ce que Wolff appelle précisément une raison suffisante. Celle-ci respecte le premier principe, mais doit également être située par rapport à un ordre plus large prenant en compte les liens entre les choses existantes.

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Ce texte est remarquable à plus d’un titre. Tout d’abord, peut-être, par sa simplicité ou, pour mieux dire, par le fait que Wolff n’hésite pas à décrire ce qui peut paraitre comme trivial : des plateaux de balance en situation d’équilibre ou en oscillation du fait d’un changement dans l’un ou l’autre plateau. Certes, on aperçoit une sorte d’ouverture possible du propos sur de plus larges perspectives, mais alors une deuxième remarque ne peut manquer d’être faite.

Le cas de la substitution de deux poids sur les plateaux de la balance semble servir de matrice à une compréhension du même et du différent et ce, de manière universelle. En effet, l’opposition qui traverse et structure conceptuellement ce texte est indiquée dans les mots : « einerley » et « unterschieden ». Cette opposition, dans le contexte de la balance, est facile à utiliser. Les poids sont égaux ou inégaux et ceci se traduit immédiatement par l’immobilité ou l’oscillation du curseur et des plateaux. On hésite toutefois à considérer qu’elle ait valeur universelle, c’est-à-dire qu’elle vaille pour l’être ou pour la qualité. Et pourtant, Wolff fait du cas des poids un simple exemple d’une exigence beaucoup plus large qui ne concerne le domaine de la quantité que parce que notre expérience de la vie quotidienne nous présente manifestement des cas de mesure qui tombent sous nos sens. Mais là n’est pas le point le plus important.

Ce qui assure qu’il s’agit bien d’une vérité universelle dont le cas des poids ne fournit qu’un exemple, c’est qu’il s’agit de « choses ». Ces choses sont, dans le cas présent, envisagées sous leur aspect purement quantitatif, mais c’est bien d’identité qu’il s’agit, d’une identité quantitative qui s’appelle, depuis Aristote, l’égalité205

. Le principe qu’elles donnent à voir va se retrouver partout : des choses, en tant même que choses, sont soit les mêmes soit pas les mêmes, c’est –à-dire autres. Là est vraiment l’alternative principale dont on comprend que la notion même de choses dépend puisque pour chaque chose en elle-même vaut ce principe : si la chose est, elle est elle-même et, par ce fait, elle n’est pas une autre.

D’ailleurs, si cela se vérifie de la manière que nous avons dite dans le cas des poids posés sur la balance, nous devons nous rappeler que c’était déjà le cas dans les premières lignes du premier chapitre lorsqu’il était question de nous qui sommes conscients de nous-mêmes et d’autres choses.

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Dans ces premières lignes, nous voyions principalement la fonction de la conscience qui nous mettait en contact immédiat avec nous-même et qui, par conséquent, révélait à terme l’identité avec soi-même. En outre, nous avions déjà relevé que le rapport aux « autres choses », pour assez indéterminé qu’il fût, n’était pas sans intérêt, car il indiquait bien que la conscience dans son rapport à « autre chose » faisait l’expérience d’une nécessité, celle d’être elle-même tout en s’opposant à d’autres choses.

Nous sommes maintenant en mesure de comprendre plus profondément cela dans la lumière des notions métaphysiques de « même » » et d’ « autre » en tant qu’elles dépendent de celle de « chose ».

Être une (avec une autre) ou différente (d’une autre) est une alternative absolument fondamentale que Wolff va retrouver tout au long de son ouvrage. La toute première condition pour que cette alternative s’exerce est que la « chose » soit possible, c’est- à-dire qu’elle soit pensable en elle-même206. Bref, c’est le pensable en tant que tel

qui obéit à cette exigence que l’on pourrait ainsi énoncer : chaque chose en tant que telle obéit à cette exigence d’être ou de faire « un » avec elle –même d’abord ,puis sous des modalités différentes avec les autres207. Dans le cas contraire les choses ne feront pas un entre elles, elles seront nécessairement diverses, que ces choses soient des pensées, des poids ou des étants quels qu’ils soient.

Mais, on rencontre ici, semble-t-il, deux alternatives : en premier lieu, être ou bien ne pas être en même temps, mais également être un ou bien être autre. Cependant,

206 Telle est la raison pour laquelle Wolff a précisé dès le §10 l’importance primordiale du « Grund des

Widerspruchs » : « Es kan etwas nicht zugleich seyn und auch nicht seyn ». Celui-ci parle de « etwas »ou plutôt il affirme : « il existe une proposition (satz) universelle que nous admettons sans hésitation qui, elle, dit : « Quelque chose ne peut en même temps être et ne pas être ». Cette proposition renvoie en fait à « ce que nous expérimentons d’abord et à ce que nous pensons, à ce que nous expérimentons en tant que nous avons conscience de nous et d’autre chose » et cela nous l’expérimentons avec grande certitude. Mais « cette certitude provient du fait qu’il nous est impossible de penser que nous devrions être conscient et en même temps ne pas être conscient. »

Le Grund ne fait alors qu’énoncer de manière en quelque sorte abrégée – en ne parlant que de l’ « être », ce que nous avions expérimenté et pensé au sujet d’un « être conscient »( le nôtre). Il énonce une propriété littéralement essentielle de « etwas » (quelque chose): ce quelque chose, tout quelque chose, ne peut à la fois être et ne pas être, car c’est impossible. Mais précisément, cela signifie que ce quelque chose répugne intrinsèquement à l’impossible car ce qui le constitue comme « etwas » c’est le « possible ».

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Telle est la raison pour laquelle Wolff soutient que dans le possible se trouve toujours une nécessité, celle de la structure du possible qui détermine la chose à être elle-même. Sur cet aspect du possible cf.

Métaphysique allemande §35 et 38. De plus, on peut , dès maintenant, faire l’hypothèse selon laquelle l’unité

joue le rôle de principe chez Wolff et ce, de deux façons: soit au travers du principe de contradiction en tant que cette unité renvoie à l’identité interne de la chose, soit au travers du principe de raison suffisante en tant