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La connaissance des choses de la nature nous ramène à la connaissance de notre âme. Mais l’approfondissement de ces connaissances nous fait découvrir de plus en plus les différences. Or, parmi ces différences, certaines ont valeur de principes. Ainsi celle entre choses changeantes et choses inchangeables. Nous avons vu plus haut que l’essence des choses est inchangeable. Pourtant, dans notre connaissance nous percevons beaucoup de changements, que ce soit la forme, la grandeur, ou tout simplement la position des choses en mouvement. En outre, connaitre passe par une succession de pensées. On ne peut donc dire que notre expérience est strictement uniforme ; permanence et changements sont présents en elle. Il revient donc au philosophe de dégager le statut de ces différents aspects de la nature comme de notre pensée.

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Qui plus est, ces choses en mouvement, occupant successivement des positions différentes, sont mesurées par le temps et composées de parties. Or, précisément parce qu’elles sont composées et, sous ce rapport, divisibles à l’infini, le principe de raison suffisante serait mis en échec si on ne pouvait remonter à l’unité de la chose. Wolff applique donc son principe et conclut que, s’il existe des choses composées, il doit exister logiquement, au fondement de ces êtres composés, des êtres simples. Si en effet la simplicité – et l’indivisibilité qui l’accompagne- n’existaient pas, l’exigence de divisibilité à l’infini s’imposerait sans contrepartie, si l’on peut dire, et l’intelligibilité de la nature serait perdue. On se trouverait, en effet, devant des êtres composés sans qu’on puisse jamais saisir ce qui fait qu’ils sont eux-mêmes, tout simplement parce que, faute d’unité, ils n’auraient pas d’identité et la multiplicité serait elle-même sans raison.

La question qui se pose alors est de savoir comment articuler ces différents aspects de l’être et ce qu’ils nous apprennent à terme sur l’âme, son être et son action. Nous avons vu plus haut, grâce à l’expérience, que notre conscience nous livre l’accès à des changements dans nos perceptions alors même que toute essence est inchangeable. On comprend donc la tâche qui nous attend : rendre compte des changements qui interviennent dans l’âme tout en maintenant que l’âme elle-même ne change pas et ne peut changer. Le problème est d’autant plus aigu que deux difficultés viennent en quelque sorte se greffer sur celui que nous venons d’indiquer. D’une part, notre âme est un être simple. On doit alors, sous ce rapport également, comprendre comment la multiplicité des changements liés à la succession de nos pensées ne remet pas en question la simplicité de son être.

De plus, pour des raisons complexes sur lesquelles nous reviendrons, il n’est pas possible de parler de l’être de l’âme humaine sans préciser son rapport au corps. Nous savons déjà que Wolff ne se donne pas une définition de l’âme qui, comme c’était le cas chez Aristote, impliquait le corps dans la définition même de l’âme209

. Mais alors, si l’âme est un esprit parmi d’autres, il reste malgré tout que sa pensée ne se déroule pas sans l’expérience c’est–à-dire sans un rapport, quel qu’il soit, avec les corps perçus à l’extérieur de soi et avec son propre corps. Ce dernier point est particulièrement important puisque, à tort ou à raison, nous faisons dépendre certaines pensées de l’état de notre corps. Les sensations mettent en jeu des

209 « L’âme est l’entéléchie première d’un corps naturel organisé ayant la vie en puissance » Traité de l’âme,

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organes et, selon l’état de ces organes, la sensation se déroule de manière satisfaisante ou pas. Il devient donc urgent d’indiquer avec précision si, oui ou non, l’âme et le corps interagissent et, plus généralement, quelle approche ontologique permet de penser leurs relations.

Nous voudrions montrer, dans les pages qui suivent que, parallèlement en apparence, les deux chapitres suivent chacun leur voie : le chapitre 3 donnant les différentes modalités de la connaissance, le chapitre 5 préparant le lecteur à comprendre comment l’âme, parce qu’elle est une « force représentative de l’univers », est en harmonie avec le mouvement du corps. Ce parallélisme ressort à la simple lecture des textes. De manière souterraine toutefois, c’est, comme je l’indiquais plus haut, du progrès de la connaissance de l’âme qu’il est ici question. Bien entendu, pour faire ressortir la nature de ce progrès, les deux recherches dont nous venons de parler ont leur utilité, voire leur nécessité. Il reste que l’éclairage métaphysique explicitement donné par le chapitre 2 est essentiel pour comprendre en profondeur ce qui se joue ici.

Il nous faut donc montrer comment la notion de force relie très profondément les deux problématiques, celle de la connaissance et celle du rapport de l’âme et du corps.

Au paragraphe 115 du chapitre 2, Wolff définit ainsi la force : « on appelle force la source des changements ; de cette manière, une force se trouve dans chacune des choses existant par elles-mêmes, force que nous ne trouvons pas dans les choses qui existent par d’autres choses. »

Pour comprendre l’importance de ce terme, il faut rappeler qu’au paragraphe précédent, Wolff avait déjà introduit ce terme de force au travers d’une double innovation : d’une part, il parlait pour la première fois de l’âme dans ce chapitre 2210

; d’autre part, il parlait, également pour la première fois, de la notion de substance. Cette innovation double et simultanée ne peut due être au hasard ; quelle est donc la logique qui pousse Wolff à introduire dans le même paragraphe l’âme et la substance ?

À regarder son argumentation, le terme « substance » est utilisé le premier pour parler des choses existant par elles-mêmes (« ein vor sich bestehendes Ding oder eine Substanz »), choses qui, poursuit Wolff, « ont en elles-mêmes la source de leurs

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changements » (§ 114). On se souviendra ici que cette dernière considération n’a rien d’une évidence puisque le critère de la chose est que, précisément, celle-ci est inchangeable. D’où l’affirmation de Wolff, quelques paragraphes plus haut, selon laquelle : « Tous les changements qui peuvent se produire en une chose sont des modifications de ses limites. En effet, nous ne trouvons dans une chose rien d’autre que son essence et les limitations de ce qu’il y a en elle de durable. » (§ 107). Notre auteur trouve facilement un exemple pour manifester la clarté des différents termes utilisés : la cire reste cire mais la figure de sa largeur, longueur et profondeur est susceptible de varier. On remarquera incidemment que, dans le texte, Wolff ne fait pas de la cire une vraie substance, au motif qu’elle est une chose composée (ein zusammengesetztes Ding). En revanche, la figure, c’est-à-dire la configuration des parties de la cire est, de plein droit, susceptible de changement. On se déprend alors difficilement de l’idée selon laquelle seule l’âme – par différence avec la cire, par exemple- est une vraie substance, et elle l’est précisément parce qu’elle n’est pas un être composé mais un être simple, sans partie, et, par conséquent, sans possibilité de subir des changements comme la cire qui, elle, peut toujours être modelée différemment par les doigts humains.

Mais, si la substantialité de l’âme ressort davantage ici, c’est alors sa capacité d’être reliée au changement qui devient problématique. Pour le dire en d’autres termes : la cire ne cesse de subir des changements qui sont autant de modifications de ses limites. L’âme, en revanche, semble plus immédiatement assurée dans son être de chose stable. Faire d’elle un être existant par lui-même et, par conséquent, non susceptible d’être modifié par un autre, semble jouir d’une vraisemblance très forte. Que devient, dès lors, dans le cas de l’âme, la notion de limite ? Ce terme doit certainement jouer un rôle ne serait-ce que pour assurer la différence entre notre âme et la substance divine. Mais tout n’est pas clair pour autant : comment pouvons- nous imputer une limite à un être dénué de parties ? Ces limites portent-elles sur l’âme elle-même ou seulement sur ses actions ?

Quelques lignes plus bas, dans le paragraphe 114, Wolff écrit :

Notre âme a une force au travers de laquelle elle produit ses pensées selon un ordre immuable, les unes après les autres et c’est pourquoi elle est une chose existant par elle-même. En revanche, aussi bien ses concepts qu’elle produit que l’appétit qui en résulte, ne sont rien d’autre que des limitations de cette force dont ils jaillissent en

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tant qu’elle devient déterminée à une certaine chose alors que, par elle-même, elle est ouverte à une infinité de choses.

On mesure probablement le rôle majeur de ce texte dans la compréhension de l’être de l’âme et, surtout, dans la problématique propre à cette section de notre travail ; en tout premier lieu, Wolff dit clairement pourquoi l’âme mérite d’être dite substance : c’est parce qu’elle pense, très exactement parce qu’elle produit ses pensées selon un ordre immuable. Ce critère de substantialité est à la fois très clair et problématique. Très clair car, on comprend bien que chaque pensée doive être ontologiquement reliée à un sujet qui, lui, ait la capacité de dire : je pense, je suis, bref de produire des pensées. En revanche, le texte nous affirme que la force est ce « au travers de quoi l’âme produit ses pensées ».

Ici se trouve, pensons-nous, l’aspect le plus difficile de notre texte : comment faut-il, en effet, se représenter cette force qui est « dans » l’âme ? Et, tout d’abord, quel sens peut avoir ce « dans » alors que l’âme est sans partie ? De même, si les limitations de la figure de la cire sont aisément repérables et représentables, on ne peut être aussi affirmatif dans le cas de l’âme. Là encore, comment utiliser les termes de limite pour un être qui outrepasse le pouvoir de notre imagination ?

Pour répondre à nos deux questions, le mieux est certainement de partir de la définition que Wolff propose de la « force ». « Nous appelons force la source des changements » (§115). Ce terme de « source » a probablement un aspect métaphorique. Toutefois, l’idée qu’il exprime ne relève pas de la métaphore. En effet, la source désigne le lieu où, en premier, apparait l’eau. Or, dans le cas qui nous occupe, les changements dans les pensées, ceux-ci sont immédiatement accessibles à notre conscience, comme nous l’avons étudié plus haut. En revanche, les pensées posent la question de leur principe ontologique ainsi que celle de l’ordre de leur succession. Tel est le contexte dans lequel les termes de force, de limite et de substance trouvent la légitimité de leur emploi, à condition d’être rigoureusement articulés entre eux.

Parler de l’âme en termes de substance c’est dire d’abord qu’elle est la « chose » qui pense, mais c’est également tenter de dire que cette définition ne rejoint pas totalement ce qui est à expliquer. Il existe une dynamique dans les pensées qui doit, elle aussi, trouver sa raison suffisante. En effet, dans le paragraphe 114, Wolff proposait une distinction très importante entre d’un côté, l’âme elle-même et, de

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l’autre, ses concepts et son appétit car c’est bien l’âme qui les produit tous deux alors que ceux-ci sont des limitations de celle-là. Cette thèse est capitale car c’est ici qu’éclate l’intérêt et l’ambivalence du terme « force ».

Ontologiquement, disions-nous, l’âme est première, en tant que chose existant par elle-même ; ses concepts et son appétit n’existent donc que par elle. Pourtant, nous ne saurions oublier la raison profonde de la substantialité de l’âme selon Wolff ; rappelons que celle-ci mérite d’être dénommée « substance » à cause de sa simplicité. La question qui ne peut alors manquer d’apparaitre est celle de sa limitation car, s’il existe plusieurs êtres simples- et c’est bien ce que Wolff affirme- comment les distinguer les uns des autres?

La réponse de Wolff nous est ici donnée : c’est au travers de la connaissance (les concepts) et de l’action (l’appétit) que les êtres simples vont se différencier et même se distinguer entre eux.

La substance pensante se représente donc un certain nombre de choses et c’est à l’évidence – nous y reviendrons en fin de chapitre- sa caractéristique première et ce qui fait sa perfection. Cependant, les « concepts » au travers desquels elle se représente les choses, elle ne les crée pas. Elle les produit, mais pas à partir de rien et non sans que ceux-ci ne renvoient à une nature qui s’impose à l’esprit créé comme l’est celui de l’homme. D’ailleurs, cette finitude de l’esprit humain se retrouve très directement dans le fait que, quelque englobant que soit un de nos concepts, il a toujours besoin d’autres concepts qui permettront de l’expliciter (§109). L’esprit humain a donc besoin de déterminations –ses concepts – pour rejoindre l’ordre profond des choses. Toutefois, cette conclusion contient une ambigüité qu’il faut impérativement lever.

Wolff insiste sur le fait que l’âme elle-même va se déterminer. Comment comprendre cette exigence ?

Il me semble que c’est ici que le terme « force » joue au maximum son rôle. L’âme est effectivement première par rapport au concept et à l’appétit sur le plan ontologique. Cependant, l’âme n’est pas Dieu. Seul Dieu en tant qu’être infini est tout ce qu’il peut être « auf einmahl 211»(en une seule fois). Dieu ne connait donc ni changement ni limite puisque tous deux renvoient à une déficience d’être. L’âme humaine, pour sa part, connait les changements et les limitations qui vont

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avec. Ses représentations vont donc traduire ces deux aspects qui adhèrent à sa finitude ontologique. Mais, en tant qu’être simple, l’âme ne peut varier comme la figure de la cire. C’est pourquoi Wolff affirme tout à la fois que l’âme en elle-même est ouverte sur « une infinité de choses » mais que, dans le même temps, l’âme a besoin de déterminations. En d’autres termes, l’âme est bien ce qui se détermine et pourtant les concepts des choses sont nécessaires à la détermination. Comment cette double thèse est-elle possible ?

Nous allons voir que la force est le moyen terme qui réunit l’âme et le concept sans sacrifier aucune des exigences précises qui caractérisent la relation entre les deux aspects de la connaissance humaine. En tant que « source des changements », la force est le principe actif qui rend raison du dynamisme de l’âme. Cependant, cette force n’est pas en elle-même infinie au sens où, comme dans le cas de Dieu, elle assurerait dans une seule représentation l’intégralité de la connaissance. Cette force de l’âme va donc devoir utiliser des « instruments » finis pour assurer le succès de l’acte de connaissance ainsi que l’orientation de l’action. Nous retrouvons ici les concepts qui, avec l’appétit, constituent les limitations de cette force. Insistons sur cette articulation conceptuelle majeure, car c’est bien la force qui est limitée, et si l’âme mérite d’être dite, elle aussi, limitée, c’est seulement au travers de la force qui est la sienne. En elle-même, l’âme possède une ouverture infinie sur d’autres concepts et d’autres objets à vouloir et à désirer.

Cela, d’ailleurs, n’est pas de nature à jeter le moindre soupçon sur la différence irréductible entre l’âme humaine et Dieu. Encore une fois Dieu, en une idée, saisit le tout de ce qui est à connaitre et se saisit lui-même dans cette seule « idée ». La pensée humaine, elle, ne procède pas d’ « un coup » (auf einmahl) mais « pas à pas » (nach und nach). Nous l’avons vu plus haut : l’être possible divin s’actualise totalement et nécessairement en une seule fois ; c’est pourquoi Dieu est l’être infini en acte. En outre, sa connaissance « suit son être » : en un acte de connaissance, il se détermine également, totalement et parfaitement : il sait tout.

Dans le cas de la connaissance humaine, en revanche, si l’âme a par elle-même, parce qu’elle est un être existant par lui-même, la force de se déterminer, cette force n’est pas infinie mais s’«actualise » petit à petit. De par son ouverture sur une infinité de choses, l’âme ne rencontre aucun objet fini qui vienne achever ou parfaire son être de substance pensante. En fait, l’âme n’est bornée dans son être à aucune

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connaissance mais sa connaissance s’actualise petit à petit, ou comme nous le verrons bientôt, par degrés.

C’est donc bien l’âme qui se détermine à connaitre et désirer, mais, in actu, c’est toujours avec et grâce à un concept que ceci a lieu. Notre âme a, dès lors, toujours « du mouvement pour aller plus loin », dans la connaissance et dans l’action, pourrait-on dire, mais c’est avec et grâce à ses concepts et à son appétit qu’elle progresse.

La force de l’âme se fait ainsi connaitre comme ce qui, sans altérer l’aspect invariable de l’essence de l’âme, rend compte des changements qui se produisent « en elle ». Mais il nous faut maintenant poser la question la plus délicate. Ces changements sont-ils vraiment « en elle » ?

Il me semble que les paragraphes 116 et 117 peuvent, à leur manière, nous aider à clarifier la situation.

Dans le premier de ces paragraphes, Wolff, tout en évoquant un texte de Leibniz paru dans les Acta Eruditorum de 1694 et consacré à la réforme de la notion de substance, précise la manière dont il conçoit ce rapport entre l’être existant par lui- même et la force. À ce propos, on peut remarquer que Wolff fait de la force le « Merckmahl » (la marque caractéristique) de la substance et renvoie ici au texte de Leibniz. Or, le texte de Leibniz, sans récuser cette interprétation, n’utilise pas ce terme. Leibniz dit, de manière plus indéterminée, que cette notion de « vis » (Kraft) « apporte beaucoup de lumière à la vraie notion de substance ».212

Wolff, en tout état de cause, retient de l’analyse leibnizienne le point le plus important développé dans le paragraphe 117, à savoir que la force ne peut être pensée comme un simple pouvoir qui ne serait à son tour qu’une possibilité de faire quelque chose. Wolff insiste bien sur le fait que si la force, telle qu’il la conçoit, est « la source des changements », ces changements ne sont pas virtuels mais réels. Mais alors, dans le cas de l’âme, cette force va prendre un nom particulièrement évocateur : il s’agit d’un effort (Bemühung). Et, pour que les choses soient tout à fait claires, Wolff prend l’exemple de quelqu’un qui veut vraiment se lever alors qu’un autre l’en empêche, faisant ressortir par-là que, dans cette situation, la force se manifeste au travers de cette opposition. La force désigne donc bien ici l’effort de se lever. Se contenter d’affirmer un pouvoir de se lever c’est autre chose. Dans ce dernier cas, le

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mouvement est possible mais rien n’indique qu’il va avoir lieu. Lorsque l’effort existe,