• Aucun résultat trouvé

c) Les Leges experientiarum fundamentales

Considérons maintenant comment, quelques années plus tard, en 1708, et de manière plus large, Wolff présente de nouvelles perspectives sur la connaissance humaine à l’occasion 79d’une réflexion sur l’expérience. Le texte s’ouvre sur une

définition de ce terme : « tout ce que nous connaissons par intuition de nos perceptions nous sommes dits l’expérimenter »80. Cette définition a pour conséquence que notre expérience porte sur les réalités singulières, celles précisément dont dépendent nos perceptions. La référence au cas singulier à partir duquel l’expérience a été constituée est nécessaire, ajoute Wolff, et ce pour une double raison : « d’une part, pour que nous puissions juger quelles choses ont été connues (innotuerint) par l’intuition de nos perceptions, d’autre part pour qu’apparaisse, à partir de ce qui est connu par intuition, par quelle forme de raisonnement a été déduit ce qu’on en a dérivé81 ». On comprend ici qu’il y a pour Wolff un enjeu essentiel à ne pas confondre les deux aspects. Le premier n’est qu’un point de départ pour le second car le singulier est premier mais notre connaissance vise, dès le début, l’universel et le lien des vérités opéré par le raisonnement. Mais le plus intéressant apparait ensuite car Wolff ajoute : « il faut, en outre, veiller à ce que

79

Leges experientiarum fundamentales. In Meletemata p 18-21.

80

“Quicquid per intuitum perceptionum nostrarum cognoscimus, experiri dicimur”. Leges experientiarum

fundamentales in Meletemata p.18.

81

39

les choses connues par l’expérience ne s’étendent pas au-delà de leurs limites ». La proposition a de quoi surprendre car, à première vue, on comprend mal comment des choses peuvent « aller au-delà de leurs limites ». Et, à supposer que ces « choses » soient les choses en tant que connues, le problème demeure. Quel est au juste cet enjeu de connaissance qui amène Wolff à nous mettre en garde ? Y aurait-il en nous un pouvoir ou une tendance à sortir des limites liées à notre rapport premier aux choses, rapport qui est « expérimental » 82 En outre, cette mise en garde de Wolff doit être entendue avec précision puisque cet auteur souligne, en règle générale, le pouvoir de la raison. La fin de ce paragraphe apporte à ces difficultés un début de solution.

Notre auteur précise tout d’abord comment s’accomplit le processus de connaissance :

Si l’esprit réfléchit sur ses perceptions, c’est-à-dire s’il distingue plusieurs parties dans le tout ou bien s’il se rend compte qu’il ne peut distinguer, dans le premier cas, il forme des notions distinctes, dans le second, des notions confuses83.

Connaitre au sens plein du terme apparait donc ici comme le fruit de la réflexion, et cette réflexion se traduit par un acte de distinction ou par la prise de conscience d’une incapacité de poser cet acte. Or, ces actes ne se produisent pas sans que soient produites des notions. Il peut être utile de rappeler ici la chaîne complète de termes que contient l’important premier paragraphe de cette dissertation de 1708. D’un point de vue descriptif, et quant à notre connaissance, Wolff est parti de l’intuition (intuitus) de nos perceptions. Ce point de départ appelle une précision car le texte laisse clairement entendre qu’il pourrait y avoir perception sans que nous en ayons une intuition. On voit mal en revanche comment il pourrait y avoir une intuition qui ne porte pas sur un donné plus originaire qu’elle, à savoir nos perceptions. La suite du texte conforte cette lecture car elle nous livre, d’un point de vue physique, en quelque sorte, le point de départ de ce processus : les objets extérieurs agissent sur nos sens. Le fait est qu’à l’origine de l'expérience il y a donc toujours un « cas singulier ».

Ensuite, pour qu’il y ait « notitia » puis « cognitio », il est nécessaire que l’intuition portant sur nos perceptions prélève en quelque sorte des aspects de la nature des

82

“Cavendum praeterea, ne per experientiam cognita ultra suos limites extendantur”. Leges experientiarum

fundamentales p. 18

83

40

choses connus de manière sensible. Se produit alors une opération de « réflexion »84 Cette opération ne signifie pas que nous quittons les matériaux sensibles de la perception. En effet, la « réflexion » distingue, c’est-à-dire, découpe dans cet ensemble donné par la perception, des parties qui lui permettent de mieux voir de quoi se compose ce tout. Le progrès de la connaissance renvoie, selon Wolff, à l’esprit humain et à sa capacité d’analyse et de distinction. Lorsque celle-ci s’exerce apparaissent alors des notions qui répondent à l’activité de l’esprit. Ces notions assureront la pleine intelligibilité du processus de connaissance.

Une remarque essentielle doit pourtant être faite en ce point de notre lecture du texte de Wolff. Si les notions jouent, de fait, un rôle principal dans la connaissance, l’esprit doit, lui aussi, produire un acte, ainsi que l’affirme la phrase déjà citée du paragraphe 1 : « Super suis perceptionibus si mens reflectit, hoc est, si in totali partiales multas distinguit, aut se distinguere non posse animadvertit ; notiones format, in casu quidem primo distinctas, in altero confusas. » L’esprit forme donc une notion confuse lorsqu’il se rend compte qu’il ne peut distinguer. Cette situation est fort importante et problématique à plus d’un titre : tout d’abord, parce que nos notions confuses ne sont pas de simples négations des notions distinctes. Elles sont, elles aussi, des notions. De plus, l’impuissance à distinguer ne nous condamne donc pas à ignorer totalement ce dont il est ici question. Davantage, une notion obscure n’est pas une simple perception car toute notion suppose cette attitude de l’esprit qui consiste à réfléchir.

En outre, on doit ici observer que l’esprit sans pouvoir distinguer, en sait, malgré tout, suffisamment sur la distinction pour qu’il reconnaisse qu’elle lui échappe. Ceci oblige alors à s’interroger sur cette lucidité de notre esprit qui ne se contente pas d’enregistrer les caractéristiques de ses perceptions, mais qui se rend compte (animadvertit), le cas échéant, de son incapacité de parvenir à la distinction. Faut-il, alors, conférer à l’esprit, avant toute expérience, un rapport à la distinction qui de manière quasiment transcendantale lui permet de la rechercher et même de remarquer lorsqu’elle manque ?

Sans pouvoir répondre à cette question, pour l’instant, on doit en plus ajouter que c’est bien dans le rapport à la distinction que l’esprit éprouve son propre pouvoir. Cependant, et toute la seconde partie de notre travail reviendra longuement sur ce

84

41

point, dans ce rapport, l’esprit doit revenir sur lui-même, se rendre compte « se advertere », se retourner sur lui-même au moins au sens où il fait l’expérience d’un manque de pouvoir. Toutefois, l’essentiel ne réside peut-être pas dans cette incapacité d’accéder au distinct mais bien plutôt dans ce retour de l’esprit sur lui- même car c’est telle est bien la condition première de l’alternative confus/distinct. On doit alors observer que cette dernière attitude est vraiment l’attitude fondamentale, nécessaire à la connaissance. Sans elle, en effet, tout le reste ne pourrait avoir lieu : sans cette présence réflexive et attentive de l’esprit à lui-même la connaissance serait impossible. Insistons encore : cette attention à soi de l’esprit, même lorsqu’elle n’apporte qu’une notion confuse par incapacité d’atteindre à une notion distincte – c’est bien le cas qu’envisage notre texte- est le sol sur lequel la connaissance humaine est fondée : d’ailleurs, y aurait-il jamais de notion distincte si nous n’avions d’abord été attentifs à une certaine confusion que nous cherchons à dépasser ? Le texte se poursuit en nous indiquant le rôle essentiel que vont jouer les notions. L’objectif de Wolff est de nous montrer à la fois comment ces notions sont à la base de toutes nos connaissances et, dans ce contexte, ce qu’on peut attendre de l'expérience.

Afin de comprendre le premier point il faut avoir présents à l’esprit les trois termes grâce auxquels Wolff veut rendre la connaissance intelligible. Ceux-ci sont : « ens », « notio » et « nota(e) » ; en clair, notre connaissance porte sur un « étant », cette connaissance se réalise au travers des notions qui contiennent elles-mêmes des « notae » (des caractères ou des marques). On obtient donc des connaissances qui, à partir de notions premières –comme des genres par rapport à des espèces- sont reliées les unes aux autres. Ces notions premières Wolff les dénomment « primo- gènes » pour signifier que, selon l’ordre de la connaissance, elles sont engendrées avant les autres. L’attitude interrogative qui habitera, dès lors, celui qui cherche à connaitre l’amènera à analyser une notion avec suffisamment de précision pour tenter de répondre à deux questions essentielles : d’une part, cette notion dépend- elle dans son intelligibilité d’une autre antérieure à elle – comme, par exemple, le concept de triangle dépend de celui de figure ? D’autre part, quels sont les éléments ou marques intelligibles -les « notae »- qui expriment analytiquement l’intelligibilité de la notion ? Plus cette analyse des éléments de la notion sera poussée et réussie et plus la notion elle-même nous apparaitra comme distinctement connue.

42

Wolff est toutefois conscient du fait que cette manière de comprendre la connaissance ne va pas de soi. Ce qui s’y oppose n’est d’ailleurs pas exactement un préjugé, mais plutôt une expérience à laquelle Wolff va maintenant consacrer tous ses soins. Notre auteur indique en effet que les notions ont deux usages : le premier est appelé par Wolff « reconnaissance » et le second « déduction »85. Chacun de ces deux termes obéit à des impératifs fort différents et ouvre à ce qu’on pourrait appeler deux régimes de la connaissance humaine.

Dans le premier cas, il s’agit d’une exigence pratique ou à tout le moins quotidienne. Nous ne cessons de nous mouvoir parmi des objets singuliers situés dans le temps et l’espace, « hic et nunc » et nous ne cessons de nommer ces objets. Nous ne devons donc pas confondre ces objets auxquels nous sommes habitués. Ce rapport aux objets n’est pas d’abord un rapport épistémique, enfin pas nécessairement, et chacun sait que l’usage que l’on fait des objets, y compris ceux de la technique humaine, s’accommode fort bien de degrés de connaissance très divers de ces objets. C’est ici notre vie, ses besoins, ses exigences propres, qui commandent. En vocabulaire wolffien, on doit dire que ce premier rapport, dit de « reconnaissance », renvoie à des notions distinctes ou à des notions confuses. Et, de fait, ce rapport aux objets tel que la vie quotidienne l’atteste, est très lié à des associations de toute sorte, que ce soit des associations d’idées ou simplement de circonstances puisque les temps, les lieux, les mots, constituent le milieu dans lequel notre vie et notre agir se déroulent. Une pareille reconnaissance, même imparfaite d’un point de vue conceptuel, n'est pas optionnelle : elle est la condition première de toute efficacité et, d’abord, de toute insertion durable dans la nature et le monde des hommes.

Mais, tout en soulignant l’aspect nécessaire de cette reconnaissance, Wolff veut également montrer que la connaissance humaine, au travers de la « déduction » s’approfondit et se perfectionne grâce aux notions distinctes. Alors que la reconnaissance était dépendante des multiples circonstances dans lesquelles se déroule notre vie, les notions distinctes possèdent une réelle indépendance par rapport aux circonstances. Les notions distinctes le sont en elles-mêmes, et sous le regard de notre intellect. En clair, elles sont analysables et analysées, quelles que soient les circonstances et indépendamment des multiples liens accidentels qu’une notion peut éveiller dans l’esprit. C’est ici la notion elle-même, pourrait-on dire, qui

85 « Duplex nimirum notionum est usus. Alter in eo consistit ut rem oblatam recognoscere valeamus. (…) Alter

43

commande l’analyse et, par conséquent, la compréhension, alors que la simple reconnaissance d’un fait ou d’une situation peut se produire par association de souvenirs et par similitude de dénomination sans que la nature de la chose joue un rôle essentiel. Ainsi, par exemple, qu’un mot fasse penser à un autre nous est très utile et montre le pouvoir de l’imagination, mais ne requiert en aucune façon que nous comprenions ce que nous disons ou ce que nous entendons. Qu’en revanche, nous soyons capables d’analyser une définition de mathématiques ne doit quasiment rien à notre histoire personnelle et, en tout cas, ne repose pas sur des mécanismes d’association imaginatifs mais plutôt sur une étude des mots qui, entrant dans la définition, en expriment l’intelligibilité. Le fait que tel mot soit utilisé exclut tel autre : si l’on parle d’un cercle on s’interdira de lui attribuer les propriétés du triangle tout simplement parce que le principe de contradiction l’exige. Ici, le mot renvoie à la notion qui lui donne son sens. Cette exigence logique montre que ce n’est pas la singularité de ce qui est étudié qui nous intéresse et pas davantage les qualités imaginatives de celui qui en parle, mais plutôt la notion et les notes d’une nature intelligible qui se donnent à connaître et qui imposent leur loi.

On commence alors à entrevoir comment la triplicité de termes dont nous parlions plus haut : « ens », « notio », « notae », s’agence dans la connaissance humaine selon que nous sommes dans le régime de la simple reconnaissance ou de la connaissance « déductive ». Les notions, distinctes ou confuses, portent ultimement sur des êtres, elles les font connaitre. Dans le cas des notions confuses, l’analyse n’est guère possible car les notes qu’elles contiennent ne sont pas mises en évidence. Sans doute, cet échec épistémique n’interdit-il pas toute connaissance : une connaissance superficielle est possible et, à vrai dire, nous nous en contentons habituellement. Dans ce cas, pour que la reconnaissance ait lieu, nous « sortons » de la notion et telle ou telle circonstance joue le rôle principal dans le succès de la reconnaissance, c’est-à-dire dans l’accès à tel être singulier présent. De la notion (confuse) à l’étant « ens »singulier, en passant par des aspects accidentels, tel est le trajet de la connaissance confuse. Dans l’autre cas, en revanche, on analyse la notion en ses notes intelligibles grâce auxquelles le singulier pourra être connu pour autant qu’il est intelligible. Toutefois, on l’aura remarqué : ici, on ne sort pas de la notion ; on se contente de mettre en évidence ce qu’elle contient. Mais alors, dans ce second cas, comment peut-on véritablement connaître le singulier ?

44

Notre texte ne répond pas totalement à cette question, mais ne nous laisse pas non plus totalement sans réponse. En effet, cette connaissance « déductive », en procédant à l’analyse des notes, progresse selon le mode d’une connaissance intelligible de plus en plus précise. De même, elle situe de mieux en mieux la notion étudiée par rapport aux autres notions. Cela fait –il pourtant, au bout du compte, une connaissance du singulier ? On peut en douter. Wolff insiste, toutefois, dans ce contexte, sur le « nexus »(le lien) des notes à l’intérieur de la notion, pour que notre regard intellectuel se rapproche autant qu’il le pourra d’une connaissance qui dise, sans reste, l’ensemble des notes intelligibles d’une chose ainsi que leur ordre. On aurait alors, ici, non une connaissance exhaustive ou parfaite du ou des singuliers mais plutôt une connaissance qui, par cette mise en réseau, « rendrait manifestes les relations mutuelles entre les choses »86.

Le jeu et les liens entre nos trois termes – l’étant, la notion, les notes intelligibles- considérés à partir des deux usages des notions, consacre donc le primat des notions et confirme le rôle clé de l’analyse. Tout en maintenant comme horizon de la connaissance humaine celle des étants, notre texte montre de quelle manière les notions qui pourtant ne sont pas transcendantes, car elles sont connues à partir de l’expérience, dominent, en quelque sorte, le processus de connaissance. Cette caractéristique paradoxale nous obligera plus tard à revenir sur les difficultés rencontrées par les interprètes de Wolff lorsqu’ils ont cherché à le classer dans une école philosophique donnée et surtout s’ils se sont crus tenus de choisir entre l’ « empirisme »et le « rationalisme ». Indépendamment du fait que le statut du singulier est dans les deux cas hautement problématique, les textes de Wolff que nous travaillons nous montrent que le philosophe entend bien respecter les droits des deux aspects de la connaissance: le rationnel et l’empirique. Seule l’expérience, dans le contexte des notions confuses, nous met directement en relation avec le singulier comme tel. La décomposition de la notion en ses notes intelligibles obéit, pour sa part, à un autre objectif : enserrer l’individuel dans un réseau de relations qui en garantit la compréhension.

Peut-être peut-on alors tenter une première élucidation de ce qui se jouait dans le terme de « limites » dont nous sommes partis et au travers duquel Wolff mettait en

86

Alter notionum usus est aliorum ex illis deductio, quae tum per notarum, quas involuunt, evolutionem, tum per plurium notionum inter se collationem absolvitur, mutuos rerum respectus manifestantem. » Leges

45

garde contre une mauvaise compréhension de l'expérience qui dépendait elle-même des cas singuliers. Ces limites ne sont pas celles des choses – des « entia »- ni celles de notre esprit ; ce sont celles des choses connues c’est-à-dire des notions. Mais alors, où est le problème d’une extension indue de ces notions ? Comment cette extension peut-elle avoir lieu ? Qu’est-ce qui, en nous, peut donner lieu à cette extension ? Wolff a répondu sans tarder à ces questions mais d’une manière qui pouvait, dans un premier temps, sembler déconcertante puisqu’il soupçonnait l’expérience elle-même d’être responsable d’une extension des choses connues au- delà de leurs limites. Nous pouvons maintenant comprendre ce danger et pourquoi il doit être imputé à l’expérience.

La connaissance distincte, nous venons de le voir, est le produit d’une analyse de nos notions en notes intelligibles. Ce processus se développe totalement à l’intérieur de la notion. Il ne risque pas d’être étendu à quoi que ce soit d’autre qu’elle s’il est mené avec attention87 et avec ordre. En revanche, la connaissance confuse ne cesse de faire appel à des éléments accidentels glanés au hasard des rencontres de nos sens, externes ou internes, et de la notion. Mais alors, de multiples possibilités d’association, plus ou moins bizarres ou fantasques, se font jour. Dans cette situation, la notion confuse risque bien d’être mise en relation avec des images, des perceptions, des mots, qui n’entretiennent pas de rapport clair et distinct avec elle. Or, dès le début de sa dissertation, Wolff a défini l’expérience par l’intuition de nos perceptions88. On comprend dès lors, comment le danger de confusion se précise et s’amplifie dans le cadre de notre vie quotidienne : pressés de reconnaitre les choses, nous évoquons bien leur notion, mais nous nous dispensons de l’analyser. Dans ce cas, notre expérience, c’est-à-dire ici le rapprochement aventureux d’une notion confuse et de choses que l’on associe sans exigence conceptuelle rigoureuse, nous fait sortir du domaine effectivement exprimé par la notion. La notion ne nous