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b) la Disquisitio philosophica de Loquela

Le deuxième texte de 1703, la Disquisitio philosophica de Loquela, tout en considérant des enjeux fort différents –c’est de la parole qu’il s’agit- utilise un vocabulaire très proche de celui auquel Wolff nous a habitués. Voici comment commence sa dissertation : « Mathematice, id est ordine, distincte ac solide philosophaturis verba a rebus distinguenda sunt ». On remarque tout de suite la conception très extensive que possède l’adverbe « mathematice ». Il sert, au fond, à résumer les qualités grâce auxquelles l’activité philosophique accomplira ici parfaitement sa tâche.

L’objectif est le même que dans le premier texte étudié: distinguer (ici les mots et les choses) et, pour y parvenir, mettre de l’ordre dans nos connaissances. Ces

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considérations méthodiques rappelées, qu’est-ce qui, quant au fond, est ici en cause au travers du thème de la parole ? En jouant sur une certaine équivocité du terme, il est possible d’apporter comme réponse : la communication.

La question principale à laquelle Wolff devra répondre est celle-ci : comment l’homme peut-il communiquer sa pensée à un autre esprit ? Que Dieu puisse transmettre directement à un esprit créé –homme ou ange- une pensée ne fait pas problème pour Wolff en raison de la puissance de l’intellect et de la volonté divines. Mais précisément cette puissance, l’homme ne la possède pas et ce d’autant plus qu’il est à la fois esprit (mens) et corps. Quel pouvoir un esprit créé a-t-il donc pour faire connaitre à autrui ce qu’il pense ? En quoi un esprit créé peut-il mouvoir, influencer la pensée d’un autre ?

En outre, la présence du corps accroit dans un premier temps la complexité du problème. S’il est en effet possible de parler du « commerce » de l’âme et du corps, une certaine dissymétrie s’instaure alors. D’un côté, j’ai parfaitement conscience que voulant mouvoir ma main, ma main se meut comme ma volonté l’a décidé. Je sais donc qu’il existe un lien entre volonté dans l’âme et mouvement dans le corps. Pourtant, cela ne clarifie pas tout car je ne parviens à me faire aucune idée distincte de ce lien. Inversement, le mouvement du corps, le mien ou celui d’autres êtres, semble déclencher en moi des perceptions, des pensées, voire des passions. Toutefois, là encore, si le fait est incontestable, son intelligibilité est et demeure problématique.

On aura reconnu sans difficulté une thématique qui trouve son origine dans la pensée de Descartes69 et Wolff, d’ailleurs, ne cherche pas à cacher l’origine du problème. Or, précisément, la parole et la voix qui l’exprime obligent à revenir sur les données du problème. En effet, nous pensons, et cette pensée « passe » par des mots. Dire que les mots jouent le rôle de signe est certainement éclairant, mais en quoi, au juste ?

Le problème s’approfondit pour Wolff car si notre esprit est essentiellement une créature de Dieu il semble bien que ce devrait être en partant de Dieu, et seulement à cette condition, qu’on pourrait comprendre ce qui fait l’originalité et le contenu de notre pensée. Deux questions sont ici soulevées par l’étude de la communication : sommes-nous donc capables de remonter à la source première qui pourrait éclairer

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suffisamment notre esprit au point qu’alors seulement le rapport au corps cesserait de nous apparaitre opaque ? En outre, pouvons-nous vraiment agir sur l’esprit d’autrui si ce dernier, comme le nôtre, est radicalement dépendant non de notre pensée mais de Dieu ?

Avant de traiter ces questions on remarquera un certain parallélisme entre les enjeux de ce texte et ceux du texte consacré aux mathématiques. Wolff nous apparaissait plus haut comme un philosophe qui émerge d’un mathématicien. Parce que les mathématiques imposent à l’esprit une grande rigueur, leur vraie fécondité pour être reconnue devait tout d’abord être identifiée et ensuite étendue au-delà de leur cadre originel.

Ici a lieu une autre émergence : celle d’une dimension psychologique de la pensée wolffienne à partir de convictions proprement théologiques. En disant cela, nous voulons simplement souligner deux choses : le lieu de naissance des interrogations philosophiques, pour Wolff comme pour tout autre, se trouve dans la vie et le milieu du penseur. Or, la référence aux croyances n’est pas pour Wolff un repli sur des opinions privées mais vaut insertion dans un milieu intellectuel donné et même, à bien des égards, affirmation d’une pensée personnelle. Dans son cas, le milieu dont il s’agit, c’est la Saxe et la Prusse du début du 18ème siècle. L’ensemble de ses

élèves et de ses lecteurs partage une commune référence à une conception réformée de la foi chrétienne. Cela n’exclut pas , entre eux, des désaccords concernant tel ou tel aspect de la doctrine chrétienne mais souligne l’existence d’un tissu de convictions partagées permettant –et c’est le cas ici- de s’accorder sur ce que l’on croit en commun – à savoir que Dieu est tout-puissant et peut communiquer sa volonté et sa pensée à qui il veut. Mais cet accord sur du commun ouvre aussi sur des débats, sur ce qu’il faut rechercher, car on l’ignore, à savoir dans quelle mesure un esprit fini et incarné peut communiquer ses pensées à un autre.

Le deuxième aspect qu’il nous faut souligner afin d’éviter tout anachronisme est que cette émergence de Wolff psychologue à partir d’interrogations ouvertes dans le domaine théologique ne signifie pas nécessairement que notre auteur cherche à s’émanciper du cadre théologique dans lequel il se situe et dans lequel il prélève, si l’on peut s’exprimer ainsi, un aspect qu’il va traiter avec les ressources de la psychologie. Ceci ne veut pas dire non plus que cette psychologie serait « théologique » car, comme nous allons le voir tout de suite, sa constitution n’obéit à aucune affiliation confessionnelle et la plupart de ses enjeux n’entretiennent pas de

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rapport direct avec des contenus doctrinaux à caractère explicitement théologiques. Cependant, la perspective dans laquelle Wolff travaille, ses intentions personnelles, ont, elles, une teneur théologique. Ainsi, nous avons vu plus haut (p.20) comment le thème de la gloire de Dieu jouait dans sa Philosophia practica un rôle de cause finale pour l’agir divin. Cela imposait alors de comprendre l’agir humain, lui aussi, dans sa subordination à la gloire de Dieu comme signification ultime de l’être créé.

Dans le de Loquela une conviction commune porte l’ensemble du propos: l’esprit communique ses pensées et Dieu est le premier esprit qui communique ses pensées. Il reste à préciser ce qu’il en est de la communication humaine des pensées.

Dans les lignes qui suivent nous nous attacherons à souligner certains aspects de la pensée de Wolff mobilisés pour élucider la nature de la communication. L’auteur dont il part et qui joue en quelque sorte un rôle d’ « autorité », c’est Descartes. Les Principes de Philosophie (1èrepartie, § 9)70 définissent la pensée et permettent alors de bien voir en quoi nous sommes fondés à opposer ce qui relève de la pensée et ce qui relève du corps. Wolff s’inscrit apparemment sans difficulté dans cette manière de situer les notions. Reprenant jusqu’aux mots mêmes de Descartes il écrit : « inter mentis cogitationes referendum, quicquid nobis consciis sunt, ad mentem, quae vobis insciis in nobis contingunt, ad corpus pertinere »71. Il s’agit sans aucun doute d’une reprise du vocabulaire cartésien, mais ce qui intéresse Wolff principalement c’est l’opposition « consciis/insciis ». Ce que Wolff veut faire valoir c’est un double régime pour nos « cogitationes » : de certaines, nous sommes conscients ; d’autres échappent à notre conscience. Voilà ce qui est premier dans l’ordre de notre expérience et que Descartes avait en quelque sorte remarqué. La conscience est donc utilisée à bon droit pour distinguer, selon Wolff, deux sortes de « cogitationes », celles précisément dont on a conscience et les autres. Mais notre auteur poursuit : si le fait est incontestable il ne permet pas de comprendre ce qu’est l’esprit72

et ce pour deux raisons : d’une part, parce que, si nous possédions par là un « concept » de

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Descartes Principes de Philosophie : « Par le mot de penser, j’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes ».

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De Loquela §3, p.245.

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« …nous ne concédons pas que la nature de l’esprit est suffisamment expliquée si nous disons qu’elle est une substance consciente de toutes les choses qui sont en elle ». Disquisitio philosophica de loquela §4 in

Meletemata p.245. Dire « cogito », pour Wolff, c’est donc certainement expérimenter notre esprit, mais ce

n’est pas saisir, par le fait même, sa nature ou son essence. On perçoit, dès maintenant, que si la référence à Descartes joue un rôle important elle n’empêche aucunement Wolff de faire aussitôt ressortir sa distance avec la pensée cartésienne.

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notre esprit, nous serions capables de déduire tout ce qu’il pourrait connaitre, et nous aurions alors une connaissance a priori du « connaissable ». Mais en fait, si l’esprit rend possible cette distinction entre pensées conscientes et pensées qui ne le sont pas, lui-même n’est pas directement connu dans sa nature au travers de cette opération ; il ne tombe pas lui-même- enfin pas directement- comme un objet, sous cette dualité de qualifications.

D’autre part, la connaissance que nous possédons ici est et reste obscure. Cette obscurité selon laquelle se donnent certaines pensées nous est l’occasion d’affirmer qu’elles appartiennent à un autre être que notre esprit, à savoir un corps. Mais, comme Wolff peut le lire sous la plume de Descartes, l’âme et le corps considérés dans leur nature n’ont rien de commun. Wolff fait donc sienne cette séparation méthodologique effectuée par Descartes entre l’âme « res cogitans, non extensa » et le corps, « res extensa non cogitans ». Toutefois, Wolff insiste ici sur l’opposition entre la pensée qui a la conscience et ce qui est dénué de conscience. . Dans ce cas, il n’est pas possible de dire que ce renvoi au corps permet de bien comprendre –distinctement- ce qu’est l’esprit puisque c’est précisément le manque de conscience qui nous amène à poser la dépendance de ce type de pensées à l’égard du corps. Or, c’est justement la connaissance de l’esprit qui intéresse Wolff dans son entreprise d’explication de la communication. Si nous voulons nous faire une idée distincte de la communication, pourrions-nous dire, commençons par nous faire une idée distincte de sa source. Nous venons de voir à quel genre de difficulté Wolff s’est heurté. Mais la difficulté est plus grave encore car, dans l’analyse précédente, nous venons de faire comme si notre esprit était la source de nos idées. Or c’est ici qu’une surprise nous attend. Celle-ci possède, en outre, deux versants pourrait-on dire : un versant philosophique « cartésien », et un versant théologique.

Pour le dire d’abord de manière brève, Wolff lit dans Descartes un principe logique que d’ailleurs il ratifie : « quicquid de re cognoscitur, id in conceptu ipsius continetur »73. Mais, de plus, et nous l’avons vu plus haut, Wolff part du principe qu’un esprit créé est par définition en relation de dépendance radicale avec Dieu, de telle sorte que pour avoir une vraie intelligence de la nature de notre esprit il faudrait

73 De Loquela § 4 p.246. Il nous semble que Wolff exprime ici un principe essentiel à l’argumentation

cartésienne. La 5ème méditation métaphysique, rapprochant le raisonnement des mathématiciens et celui que Descartes propose comme deuxième preuve de l’existence de Dieu, énonce ainsi le principe : « de cela seul que je puis tirer de ma pensée l’idée de quelque chose, il s’ensuit que tout ce que je reconnais clairement et distinctement appartenir à cette chose lui appartient en effet… AT IX, 52.

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la déduire du concept de Dieu74. Dans ces conditions, nous ne pouvons commencer une réflexion sur la communication en faisant comme si le bon point de départ était notre esprit, non seulement parce que nous n’en avons pas un concept parfaitement clair et distinct contrairement à ce qu’une certaine lecture de Descartes pourrait laisser supposer mais, au fond, pour une raison peut-être plus radicale, à savoir que notre esprit n’est pas le bon ou -en tout cas- pas le vrai point de départ : étant une nature relative à celle de Dieu il ne saurait être compris indépendamment de cette origine radicale qui, seule, lui confère sa véritable intelligibilité. On soulignera le fait que le texte du De Loquela emploie dans ce contexte le terme de « déduire » (§5) pour dire à quelle condition il serait possible de comprendre en toute vérité la nature de notre esprit. Au total, si nous devions nous faire une idée parfaitement claire du pouvoir de communiquer de notre esprit il faudrait dériver ce pouvoir de la nature même de notre esprit et cette nature du concept même de Dieu…

On doit ici revenir sur l’usage étonnant, paradoxal même, que Wolff vient de faire de la référence cartésienne. Au nom d’une exigence logique, c’est du concept des choses qu’il faut tirer nos connaissances. Dans le même temps, Wolff ne demande au « cogito » que d’être une expérience et non le principe du savoir au sens fort du terme. Davantage, Wolff souligne quelle est sa lecture propre de Descartes. Selon lui, le vrai fondement, ce n’est précisément pas le « cogito » mais le principe logique -et même ontologique si l’on remonte à Dieu- à partir duquel le « cogito » devrait être interprété. En clair, le vrai principe, c’est le concept même des choses. Ce principe sur lequel, aux dires de Wolff, tous les cartésiens s’accordent était connu par Tschirnhaus et faisait même le cœur de sa « méthode pour trouver le vrai ».75D’ailleurs, observe également Wolff, ce principe est bien ce qui rend compte

74« Cum enim mens sit creatura, natura eius relationem infert ad naturam creatoris, consequenter ex hac

explicanda venit. A Deo certe producta est, a Deo in esse suo conservatur : involvit itaque dependentiam omnimodam a Deo ; qui ergo natura ipsius sine natura Numinis concipi poterit ? Quoniam vero haec naturae Mentis nostrae ex Numinis Creatoris conceptu deductio sua non caret prolixitate, quam instituti nostri ratio in praesenti minime fert, nobisque sufficere potest cogitationum in sua genera a posteriori instituta distributio. »

De loquela § 5.p.246-247. (…puisque notre esprit est une créature, sa nature présente une relation avec la

nature du créateur, et c’est à partir d’elle qu’elle vient à être expliquée. Elle a été certainement créée par Dieu, elle est conservée dans son être par Dieu : c’est pourquoi elle contient une dépendance totale à l’égard de Dieu ; qui donc, par la nature de soi-même, pourrait être conçu sans la nature de Dieu ? Mais puisque la déduction de la nature de notre esprit à partir du concept du Dieu Créateur ne manque pas d’une étendue que la disposition de notre présent dessein ne comporte pas, une division de nos pensées selon leurs genres, établie a posteriori, pourra nous suffire).

75 Faisant référence à Descartes et à Tschirnhaus Wolff souligne le fait que selon lui : « iis cognitum

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de la fécondité des théorèmes en géométrie, en statique et en mécanique. Bref, une nouvelle fois, c’est sur le concept que Wolff fait reposer l’essentiel de l’intelligibilité des mathématiques. En outre, la conséquence directe de ce principe, c’est qu’il faudrait commencer par Dieu parce qu’il est ce dans le concept de quoi tout le reste peut être intelligible, la condition première de connaissance vraie des choses, de l’esprit comme du reste. On peut donc résumer, sur ce point, le rapport entre Wolff et Descartes de la façon suivante : au nom du principe logique cartésien résumé par la formule : « quicquid de re cognoscitur, id in conceptu ipsius continetur », Wolff refuse au « cogito » le rôle ontologique de fondement vrai et principal. Le seul être qui puisse prétendre à un tel rôle ce ne peut être que Dieu. D’ailleurs, et pour en finir pour le moment avec le thème du « cogito », Wolff indique de manière fort précise que si, grâce au « cogito », on peut se représenter la substance des choses qui sont ou qui peuvent être, -en être conscient-, on peut en inférer que l’esprit peut se représenter lui-même puisqu’il fait partie de cette universalité des choses ; mais on comprend, dès lors, que l’esprit humain se représente lui-même comme une chose parmi d’autres, si l’on peut s’exprimer ainsi, au moins au sens où il n’a pas ontologiquement rang de principe à leur égard ; il est, comme elles, en effet, une créature. De plus, d’un point de vue épistémologique, le fait qu’il se représente les choses et qu’il se représente lui-même, manifeste bien une capacité propre à l’esprit – et non aux choses étendues- mais ne lui donne pas, par le fait même de la représentation, un concept distinct, ni de ce qu’elles sont, ni de ce qu’il est lui-même. Deux mots permettent à Wolff de dire, dans ce texte (de Loquela §4), avec toute la clarté désirable, le sens de ce que nous appellerons, pour notre part, un « cogito » « dévalué »76, à savoir les termes « perceptio » et « conscientia » ; le « cogito » relève dans le cas du développement wolffien de ce qu’il faut appeler une « perception » et non un concept distinct. Corrélativement, les choses qui sont représentées en nous le sont dans une « conscience interne » et non grâce à une connaissance de leur essence. Au total, la connaissance vraie, saisie à sa source, devrait donc partir de Dieu et non de nous-même.

était connu et manifeste qu’il n’y a que cette voie de recherche (qui porte sur) les choses qui sont contenues dans le concept d’une chose). de Loquela §4 p.246.

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Cette « dévaluation » du cogito s’explique selon la perspective wolffienne par son immédiateté et par l’absence de « notes » intelligibles distinctes. Ces deux caractéristiques attestent que l’intelligence ne se trouve pas devant un concept distinct. Nous reviendrons plus tard sur cet aspect décisif de l’épistémologie wolffienne.

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Relevant l’impossibilité pour nous d’une telle démarche, Wolff propose donc de prendre un autre point de départ. En d’autres termes, si une étude « a priori », c’est- à-dire très précisément « a priori causa » (ici, cette cause est Dieu Lui-même), est exclue, il convient de traiter notre problème « a posteriori causa » c’est-à-dire à partir des expériences de notre esprit ou encore à partir de nos perceptions. Ce sera donc selon une manière moins profonde, moins radicale, que nous pourrons tenter de comprendre comment notre esprit communique ses propres pensées.

Contentons- nous de relever quelques traits de cette nouvelle connaissance de notre esprit qu’il faut bien appeler « empirique », puisqu’elle s’appuie sur les perceptions que l’esprit a de lui-même.

Sa première caractéristique est que, sans nous fonder sur le concept de notre esprit, nous « n’avons pas conscience que selon notre volonté nous transmettons notre pensée aux autres ». (De Loquela §14) A la différence de la manière dont l’Écriture parle de Dieu qui se fait connaitre et fait connaitre sa volonté à ses prophètes et à