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A- I LA CLINIQUE TRANSCULTURELLE

2. L’ETHNOPSYCHANALYSE DE GEORGES DEVEREU

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2.1 UNE DEFINITION

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Georges Devereux (1908-1985) est le fondateur de l’ethnopsychanalyse (1967, 1970, 1972), souvent également appelée ethnopsychiatrie. L’hypothèse fondatrice de cette approche est le fait que « historiquement, la culture et l’esprit humain sont des coémergents et se pré- supposent réciproquement  » (Devereux, 1970; 371). Par conséquence, l’être humain se définit dans l’interaction constante et incontournable avec son système culturel d’apparte- nance. Le problème de base de cette science, l’ethnopsychanalyse, est « celui qui sous-tend toutes les sciences de l’Homme : le rapport de complémentarité entre la compréhension de l’individu et celle de la société et de sa culture » (Devereux, 1972). Cette idée se traduit

dans la pratique thérapeutique par le fait qu’elle réserve une part égale à la dimension cul- turelle du désordre et à l’analyse des fonctionnements psychiques.

Cependant, Devereux (1978; 11-12) reconnaît trois types de thérapies en ethnopsychiatrie selon la culture du patient, celle du thérapeute et la manière de les envisager :

« 1. Intraculturelle : le thérapeute et le patient appartiennent à la même culture, mais le thérapeute tient compte des dimensions socio-culturelles, aussi bien des troubles de son patient que du déroulement de la thérapie.

2. Interculturelle : bien que le patient et le thérapeute n'appartiennent pas à la même cul- ture, le thérapeute connaît bien la culture de l'ethnie du patient et l'utilise comme levier thérapeutique (…).

3. Métaculturelle : le thérapeute et le patient appartiennent à deux cultures différentes. Le thérapeute ne connaît pas la culture de l'ethnie du patient ; il comprend, en revanche, par- faitement le concept de "culture" et l'utilise dans l'établissement du diagnostic et dans la conduite du traitement ».

Devereux avait initialement utilisé le mot « transculturel » (1951-1978) pour identifier les thérapies métaculturelles, mais il y avait vite renoncé car « son utilisation abusive désignés aussi bien des thérapies inter que métaculturelles » (Moro, 2004; 37).

À partir de cette classification, les équipes des pays anglo-saxons différencient la cross-cul-

tural psychiatry (interculturelle) et la transcultural psychiatry (psychiatrie transculturelle ou

métaculturelle). Alors que en France, l’ethnopsychiatrie - ou ethnopsychanalyse - est no- tamment la perspective qui traduit le mieux la démarche thérapeutique métaculturelle. La thérapie ethnopsychanalytique s’appuie sur « une reconnaissance systématique de la signification générale et de la variabilité de la culture, plutôt que sur la connaissance des milieux culturels spécifiques du patient et du thérapeute » (Ibid.; 11). Le traitement est donc possible et envisageable pour des patients appartenant « au sous-groupe culturel du thérapeute » ainsi que « d’individus de culture étrangère ou marginale » (Ibid.). Il n’est pas nécessaire d’être spécialiste d’une culture pour s’inscrire dans une démarche ethnopsych- analytique. Ce qui est fondamental est connaitre comment utiliser les leviers culturels pour faciliter l’introspection à des fins thérapeutiques (Devereux, 1951).

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2.2 LES PRINCIPES THEORIQUES :

L’UNIVERSALITÉ PSYCHIQUE ET LA SPÉCIFICITÉ CULTURELLE

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L’ethnopsychanalyse repose sur le principe de l’universalité psychique, c’est-à-dire l’unité fondamentale du psychisme humain. De ce postulat découle la nécessité de donner le

même statut (éthique mais aussi scientifique) à tous les êtres humains, à leurs productions culturelles et psychiques (Devereux, 1970). Il s’agit « d’une universalité de fonctionnement, de processus, d’une universalité pragmatique et structurelle » (Moro, 2004; 38).

Cette vérité universelle est à considérer dans le lien incontournable à la singularité des spécificités propres à chaque culture. Ainsi chaque culture s’appuie sur des représentations qui sont irréductibles à des généralisations universalistes.

Depuis Georges Devereux, les différents auteurs de l’ethnopsychanalyse ont insisté sur l’importance des représentations culturelles dans le travail thérapeutique. Dans son livre « Psychothérapie d’un Indien des Plaines » (Devereux, 1951) qui fournit une description dé- taillée d’une psychothérapie transculturelle effectuée par Devereux lui-même, l’auteur dé- crit la nécessité d’introduire un savoir anthropologique pour adapter ses interprétations psychanalytiques aux attentes de son patient, un Indien Wolf. Pour dénommer son usage des connaissances anthropologiques en thérapie, Devereux parle de l’utilisation de leviers

culturels. Ces leviers thérapeutiques sont des potentialisateurs de récits, de transfert et

d’affects, représentant donc le véritable ‘’support’’ d’élaboration psychique en ethnopsycha- nalyse. Ils s’appuient sur un savoir anthropologique mis au service d’une technique pure- ment psychanalytique. Les représentations culturelles, dans leur spécificité, sont utilisées en tant qu’outil de travail qui permet d’adapter la technique psychanalytique aux patients issus d’une culture non-occidentale.

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2.3 LE PRINCIPE METHODOLOGIQUE : LE COMPLEMENTARISME

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Dans l’œuvre «  De l’angoisse à la méthode  » (1967) Devereux donne sens à ses remar- quables préoccupations épistémologiques en sciences humaines, donnant naissance au complémentarisme. « Le complémentarisme n’est pas une théorie, mais une généralisation méthodologique » (Devereux, 1972; 27). Elle se développe en opposition à une perspective méthodologique comparatiste où le focus consiste en la recherche des invariants ou des correspondances entre sa propre culture et celle du patient. Dans cette optique compara- tiste les éléments culturels sont pensés comme un “habillage culturel” des troubles psy- chopathologiques, une simple « coloration de la relation clinique » (Moro, 2004, 36) fondée sur les catégories psychiatriques occidentales.

Tout au contraire, le complémentarisme explore les logiques culturelles en tant que telles. Elles servent de levier au travail d’élaboration psychique et aux associations du patient. Cette perspective permet de «  co-construire des sens culturels sur lesquels viendront s’arrimer des sens individuels  » (Ibid.; 38). «  Le complémentarisme n’exclut aucune mé-

thode, aucune théorie valable. Il les coordonne. (Il est) une pluridisciplinarité non fusion- nante (et) non simultanée, un double discours obligatoire » (Devereux, 1972; 27). Il est vain d’intégrer de force certains phénomènes humains dans le champ culturel - anthropologique - ou dans celui psychique - psychanalytique - de manière exclusive. La spécificité de ces données se fonde sur le principe qu’elles nécessitent un double discours qui ne peut être tenu simultanément.

En fait, Devereux se réfère à la notion de complémentarité du physicien danois Niels Bohr qui lui-même l’a conçu dans le prolongement des travaux de son collègue allemand, Wer- ner Heisenberg (1927). Nous sommes dans le cadre de la mécanique quantique avec la formule du principe d’incertitude, appelé aussi principe d’indétermination. Ce postulat af- firme qu’il est impossible de mesurer avec précision et simultanément la position et la vi- tesse d’une particule, un électron par exemple. Cette impossibilité ne se repose pas sur une incapacité de l’observateur mais est la conséquence de la nature de l’objet observé. Mais un autre principe, celui de la dualité onde-particule, postule qu’un objet possède simultané- ment des propriétés ondulatoires et corpusculaires. En effet, les deux spécificités existent, mais plus la détermination de la position d’un électron est précise, plus celle du moment devient imprécise, et vice-versa. C’est là que Devereux voit des analogies avec les objets des sciences humaines. Plus précisément, la psychanalyse et l’anthropologie sont les deux discours obligatoires et non simultanés propres de sa notion de complémentarité. Autre- ment dit, on ne peut pas analyser simultanément le même fait dans les deux registres. On peut “ complémentariser” l’analyse ethnologique d’un fait par une approche psychanaly- tique, mais on ne peut pas les réduire l’une à l’autre. Car, « lorsqu’une explication sociolo- gique (anthropologique) d’un fait est poussé au-delà de certaines limites de rentabilité, ce qui survient n’est pas une réduction du psychologique au sociologique, mais une ‘’dispari- tion’’ de l’objet même du discours sociologique » (Devereux, 1972, 25).

Ce sujet sera plus amplement développé dans le deuxième chapitre dédié à la méthodolo- gie, notamment complémentariste. Cependant il est intéressant de continuer notre disser- tation avec le constat que Devereux a donné les fondements théoriques et méthodolo- giques pour une clinique transculturelle. Pourtant Devereux n’a jamais fait fonctionner de dispositif spécifique. Il ne préconisait pas de changement ou d’adaptation du cadre psycha- nalytique classique dans lequel il utilisait la méthode complémentariste pour tenir compte des facteurs culturels. De plus, c’est le thérapeute/psychanalyste qui doit nécessairement s’adapter et développer une connaissance de la culture en soi, ainsi que de la culture spéci- fique du patient.

Dans la suite du travail de Devereux, des questions fondamentales découlent pour la pra- tique tant par rapport au cadre que par rapport à la place du thérapeute. Comment, vis-à- vis de l’objet, le thérapeute peut-il se positionner en gardant ces deux places, psychanaly- tique et anthropologique, sans risquer de les confondre ni de les réduire l’une à l’autre? Comment faire la distinction entre « la Culture en soi, en tant que phénomène humain uni- versel, et les cultures individuelles » (Devereux, 1951; 15) ? Autrement dit, comment tra- vailler le niveau culturel et le niveau individuel suivant la méthode complémentariste dans la pratique clinique ?

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