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A- I LA CLINIQUE TRANSCULTURELLE

4. LA CLINIQUE TRANSCULTURELLE DE MARIE ROSE MORO

4.2 LE GROUPE TRANSCULTUREL

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La consultation transculturelle (Moro, 1998) est une thérapie groupale dans laquelle sont accueillies des familles qui viennent d’ailleurs. Le patient est invité à venir accompagné de l’ensemble de la famille. Le groupe, assis en cercle, est composé d’une thérapeute princi-

pale et de plusieurs cothérapeutes. La parole y voyage tout en passant toujours par la thérapeute principale, qui accueille la famille, mène l’entretien - aidée au besoin par un traducteur -, avant de donner la parole aux cothérapeutes dont elle peut reformuler et filtr- er les interventions. Des nombreux travaux ont montré les spécificités thérapeutiques de cette méthode psychothérapeutique (Moro, 1998, 2010).

Il s’agit d’un groupe pluridisciplinaire composé de psychiatres, de psychologues, d’anth- ropologues, d’infirmières, de pédiatres ou encore de travailleurs sociaux. Tous sont initiés à l’anthropologie et à l'impératif du décentrage culturel. Chaque cothérapeute est appelé à potentialiser le métissage, à penser l’altérité face à la famille et avec la famille. La tech- nique employée dans ce dispositif est complémentariste, suivant la méthode fondatrice de l’ethnopsychiatrie de Devereux, celle du double discours obligatoire mais non simultané entre psychanalyse et anthropologie. Il s'agit de décoder les sens collectifs, culturels, et de comprendre les mouvements individuels, intrapsychiques, en tissant les liens entre con- tenant et contenu. Ainsi, « l’outil anthropologique permet de poser et d’explorer le cadre de la relation et de co-construire avec le patient des sens culturels sur lesquels viendront s’arrimer des sens individuels » (Moro, 2004; 159). Il s’agit d’un dispositif éclectique qui utilise de manière singulière et spécifique, en fonction des situations, les influences multi- ples (éléments de thérapie psychanalytique et systémique ainsi que l’anthropologie et l’éthologie), les adaptations du cadre et les nécessités de liens et de ponts.

En effet, s’agissant de consultations de seconde intention, une équipe extérieure adresse une famille lorsque les soins classiques n’ont pas suffi à aider les patients. L’indication est souvent posée lorsque la dimension culturelle est au premier plan pour un patient perdu entre le système de soins occidental et le système de soin propre à sa culture, ne par- venant pas à faire les liens qui permettent une véritable élaboration. Parfois la symptoma- tologie est culturellement codée avec des étiologies qui viennent d’ailleurs invoquées par le patient et/ou sa famille. D’autres fois, il peut s'agir de souffrance psychique en lien avec la migration et le métissage culturel. Un ou plusieurs membres de l’équipe de première in- tention sont invités aux consultations avec l’accord du patient. Le professionnel est alors en position de cothérapeute, il participe à la construction de liens avec ce qui s’est passé avant et qui se continue éventuellement en même temps.

Le dispositif est « souple à géométrie variable » (Ibid.; 159) : l’enfant et sa famille peuvent être reçus en groupe ou en individuel, en grand groupe (un thérapeute principal, un inter- prète et une vingtaine de cothérapeutes) ou en petit groupe (un thérapeute principal, un interprète et une dizaine de cothérapeutes). Le choix du dispositif proposé dépend de plusieurs facteurs : la demande de prise en charge par l’équipe de première intention, la

nature de la problématique, les parcours de soins précédents, l’origine culturelle des pa- tients, les étiologies formulées par la famille, etc. Ainsi très souvent, les familles originaires de sociétés traditionnelles comme celles du Maghreb ou d’Afrique Subsaharienne, se sen- tent protégées par un grand groupe, alors que d’autres familles par exemple originaires d’Asie préfèrent un petit groupe. Les besoins respectifs de l’enfant et de la famille, les pos- sibilités élaboratives de la famille mais aussi les nécessités intimes de l’enfant sont égale- ment pris en compte, ces dernières nécessitant parfois un lieu individuel d’emblée ou le plus souvent dans un second temps. Ainsi, au centre du cercle thérapeutique se trouve un espace spécifiquement dédié aux enfants qui comprend une petite table avec des chaises, des jouets, des livres et du matériel pour dessiner.

Ce cadre se caractérise par « un travail d’élaboration mené sur plusieurs niveaux en même temps ou successivement : le niveau familial et individuel, le niveau culturel ou idiosyn- crasique, le niveau de l’altérité et du même, le niveau de l’intimité et de l’interface avec le public (école, justice etc. quand c’est nécessaire) » (Ibid.; 159). Ainsi, la plupart du temps l’ensemble de la famille est reçue ensemble lors de la première rencontre clinique, puis toutes les combinaisons sont ensuite envisageables (les parents seuls, l’enfant seul, la fratrie seule, les enfants avec d’autres membres de la famille etc.). Après une première étape d’évaluation et de co-construction d’une alliance et d’un sens culturel permettant l’émergence de différentes « théories étiologiques culturelles et individuelles » (Moro, 2010), soit les premières consultations ont permis de relancer des processus élaboratifs assez développés pour conduire à une évolution positive et le travail s’arrête, soit il contin- ue en groupe ou en individuel, ou les deux en même temps.

Le groupe fonctionne à plusieurs niveaux. D’abord selon les principes communs à tout con- texte groupal, il assure celui de contenance pour l’enfant et la famille à un niveau général et contribue à la construction des étayages du patient à travers des mécanismes de projec- tions et d’identifications. Les familles migrantes ayant souvent traversé des ruptures trau- matiques, la première étape de « reconstruction » doit comporter « la reconnaissance du trauma et du portage » (Moro, 2004). Ce n’est que lorsque la famille est elle-même « suff- isamment portée par le groupe qu’elle peut alors à son tour porter l’enfant (holding) et qu’une relation d’échange peut s’établir » (Moro et Nathan, 1989). Le groupe fonctionne à un niveau culturel également puisque, dans les sociétés traditionnelles, l’individu est pensé systématiquement par rapport à son groupe d’appartenance, ce qui justifie l’importance d’un groupe dans les dispositifs de soins. De plus, la maladie y est représentée comme un événement qui touche la famille et le groupe, et pas uniquement le sujet malade. Sa prise en charge s’effectue donc sur un registre groupal, par le groupe social ou par une commu-

nauté thérapeutique. Le dispositif transculturel conduit les thérapeutes à « formuler des propositions dans le cadre culturel de la famille, comme par exemple les théories éti- ologiques traditionnelles ou les logiques thérapeutiques non occidentales » (Moro, 2004; 175). Ces séances se construisent dans un premier temps autour du discours sur le patient, pour accéder dans un second temps seulement au discours du patient (Moro et Nathan, 1989). Ainsi, la parole est d’abord laissée aux personnes qui accompagnent puis aux mem- bres de la famille. Ce sont « les dires des autres membres du groupe familial et culturel sur la mère et l’enfant, ce qu’on a pu dire à la maison, au pays, sur ce qu’ont proposé les gens consultés » (Moro, 2004; 176) qui sont d’abord recherchés. Le groupe thérapeutique accède alors à la multiplicité des représentations sur l’enfant : culturelles, familiales et au fur et à mesure de plus en plus individuelles.

La prise en charge collective de la maladie permet « un compromis entre une étiologie col- lective et familiale du mal et une étiologie individuelle » (Ibid.). Le groupe s’inscrit donc dans les modalités culturelles de l’échange et du soin et permet « la co-construction d’un sens culturel partagé par le patient et les thérapeutes » (Ibid.). Le cadre est donc néces- sairement à géométrie variable. Le processus de co-construction (Ibid.) avec les familles intègre les interactions entre dedans et dehors, entre intrapsychique et intersubjectif, entre le métissage et la transmission. Ce groupe, par la multiplicité des origines culturelles des thérapeutes est une « matérialisation de l’altérité » qu’il figure et surtout participe à la transformer en « levier thérapeutique » (Ibid.) comme l’a défini Georges Devereux, c'est-à- dire comme support de l’élaboration psychique. Ces « parcelles d’altérité » figurées par les membres du groupe et représentées dans l’espace, vont permettre à la famille d’ « expéri- menter une autre forme d’altérité qui ne soit ni menaçante, ni destructrice, mais au con- traire une altérité figurable et créatrice » (Ibid.). Ce métissage des personnes, des théories et des façons de faire est un élément implicite du dispositif. Le cadre induit une élabora- tion de l’ « altérité en soi  », en tant que groupe familial venu d’ailleurs. «  L’Altérité ici s’entend comme cette qualité de ce qui est autre, sentiment qui est ressenti peu ou prou par tout migrant et par tout enfant de migrants dans la mesure où il n’y a pas de cohérence immédiate, sensible, logique, pas d’adéquation systématique entre le transmis et le vécu, le dedans et le dehors » (Moro, 2004; 168).

Le dispositif groupale opère « l’ouverture d’une multiplicité de références collectives de façon à ce que le récit de vie puisse s’y refléter sans pour autant exacerber l’angoisse qu’il y aurait à quitter l’affiliation communautaire, ou à la perpétuer compulsivement » (Denoux, 2002; 25). Le dispositif transculturel est avant tout «  une pragmatique du lien  » (Moro, 2004; 168), dans le groupe le thérapeute a un rôle de «  tisserand  ». Chacun des

cothérapeutes peut intervenir au cours de la séance en respectant les associations du pa- tient, pour donner une « représentation culturelle ou idiosyncrasique » (Moro, 2004; 168), proposer une analogie, ou une interprétation qui pourra être entendue par le patient. Pour cela, les cothérapeutes s’adressent au thérapeute principal qui reformule l’intervention au patient. A la fin de la séance, le thérapeute principal fait une proposition thérapeutique cette fois directement au patient, permettant des liens entre les différentes représentations énoncées, ou formule une interprétation. Dans ce type de dispositif, on expérimente donc la multiplicité et la circulation des représentations.

Afin d’explorer avec précision les processus dans leur complexité et leur richesse, le recours à la langue maternelle de la famille est nécessaire dans la consultation. Le patient doit avoir la possibilité de parler sa langue maternelle qu’un interprète de profession traduit. Cependant, pendant la consultation, le français n’est pas exclu, au vu du fait que la possibil- ité de « passer d’une langue à l’autre selon ses envies, ses possibilités, et la nature du récit qu’il construit » (Moro, 2004; 169) est souvent efficiente et pertinente pour le patient. En fait, même quand la personne parle un bon niveau de français, le recours à la langue maternelle est proposé pour évoquer, par exemple, des éléments affectifs de l’enfance ou les moments liés à la maternité. C’est « le lien entre les langues » qui est recherché, et le traducteur a une fonction centrale « c’est un médiateur, un réceptacle vivant et donc pen- sant » (Ibid.), qui a des contre-attitudes à l’égard de la famille comme des thérapeutes. Pour l’enfant, des processus d’identifications à celui-ci sont souvent à l’œuvre. L’interprète incar- ne la place que l’enfant assume souvent dans sa famille, «  celle de passeur » (Ibid.). Le groupe met en scène la matérialisation du passage d’un monde à l’autre, que l’interprète incarne par sa traduction linguistique et culturelle. L’enfant s’appuie sur lui pour faire ce travail difficile de lien entre le monde de dedans et le monde du dehors.

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