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L’engagement communautaire, pour une prise en soin sensible des situations de vulnérabilité

SECTION IV. D U CARE À L ’ AGENCY EN SITUATION DE VULNÉRABILITÉ : PROPOSITION D ' UN CADRE D ' ANALYSE

1. L’engagement communautaire, pour une prise en soin sensible des situations de vulnérabilité

Le diagnostic de séropositivité au VIH intervenant comme un événement-rupture au sein d’un groupe minoritaire, les inégalités et le processus de vulnérabilisation qui sous-tendent cette situation seront d’abord examinés. Les dimensions pratiques et symboliques de la prise en soin seront ensuite présentées afin de bien comprendre le processus d’agency qui en émane.

1.1. Du groupe minoritaire à l'évènement-rupture : inégalités et vulnérabilisation Deux éléments de départ sont à mettre en perspective afin de saisir le contexte de mobilisation des immigrant-e-s dans la lutte contre l’épidémie de VIH/sida. Tout d’abord, les femmes immigrantes d’Afrique subsaharienne qui se mobilisent face au VIH/sida appartiennent simultanément à deux groupes sociaux minoritaires (Guillaumin, 2002), les femmes (minoritaires par rapport aux hommes) et les immigrant-e-s (minoritaires par rapport aux non- immigrant-e-s). Elles sont insérées dans ces deux groupes au sein de rapports sociaux de genre et de race qui produisent consubstantiellement leur dévalorisation. Occupant ainsi une position minoritaire au sein de deux groupes minoritaires – qui comprennent néanmoins des majoritaires -, leurs voix semblent d’emblée peu audibles. En effet, pour qu’une voix soit audible, il faut qu’elle puisse être traduite dans l’espace public. Or, la traduction implique déjà d’avoir une voix. Par ailleurs, si la voix est le meilleur moyen d’avoir un visage (être audible, c’est être visible),

un ensemble de phrases, de mots dont la vertu critique provient de l’expérience vécue de l’injustice. Ces mots, ces phrases, ces slogans peuvent sembler une monotone répétition de colère. Ils énoncent pourtant un savoir de l’expérience qui conteste le partage classique des savoirs. L’expérience de la précarité [de la minorité], qui est, dans le même moment, une précarisation [une minoration] de l’expérience, laisse émerger un pouvoir de parler fragilisé et marginalisé dont l’instabilité permet de revenir sur les processus de perte engendrés par nos sociétés modernes. » (Le Blanc, 2007, pp. 18–20)

Bien que G. Leblanc évoque ici les « précaires » et « l’expérience de la précarité », nous proposons de paraphraser le philosophe pour parler des « minoritaires » et de « l’expérience de la minorité » comme une « minoration de l’expérience ». Ici, c’est bien face à l’expérience vécue de l’injustice, face aux inégalités socioéconomiques, politiques et juridiques qui caractérisent « l’expérience de la minorité » que les « minoritaires » cherchent à se faire entendre.

Dans le cas qui nous intéresse, la prise de conscience de cette « expérience de la minorité » et, par conséquent, de la « minoration de l’expérience » fait suite à un évènement- rupture, l’expérience du VIH. Le VIH, comme situation extrême, vient révéler à celles qui en font l’expérience un autre visage de la réalité, qui ébranle les catégories habituelles à travers lesquelles elles vivent le monde et à travers lesquelles elles vivent avec autrui (Fischer, 2014). Nous verrons tout au long de la thèse comment cet événement-rupture va mettre en lumière tout autant « l’expérience minoritaire » vécue par les femmes immigrantes en France que les façons plurielles dont elles « habitent » cette expérience (Mahmood, 2009). Le VIH est en effet à la fois un puissant révélateur des inégalités auxquelles elles sont confrontées et un facteur de vulnérabilisation de l’expérience ordinaire des femmes immigrantes. En ce sens, événement- rupture et expérience minoritaire sont consubstantiels et inter-alimentent le processus de vulnérabilisation auquel doivent faire face les femmes immigrantes en temps de sida. Nous reviendrons dans le chapitre suivant sur ce processus de vulnérabilisation consécutif à l’expérience du VIH pour souligner la manière dont il est identifié, vécu et vecteur de mobilisation associative. En effet, les événements-ruptures viennent également révéler les ressources dont les individus ou groupes d’individus disposent pour gérer l’extrême.

1.2. La prise en soin sensible des situations de vulnérabilité, un levier pour agir Le constat émergeant de nos observations est le suivant : l’engagement associatif des femmes immigrantes dans la lutte contre le VIH/sida procède de situations de vulnérabilité

(perçues ou vécues) suite à l’expérience du VIH et génère paradoxalement des formes d’agir – individuelles et collectives – à partir desquelles elles vont négocier leur inscription dans les mondes sociaux qui les entourent, bien au-delà du VIH. En ce sens, vulnérabilité et capacité d’agir sont reliées par un processus de guérison de la paralysie de l’action, reposant à la fois sur les réponses aux besoins pratiques qui fondent les situations de vulnérabilité sociale et sur la reconnaissance, remède aux situations symboliques de vulnérabilité.

La survenue d’un événement-rupture tel que le VIH confronte les individus, mais également les groupes sociaux, les collectifs, les institutions et leurs professionnel-le-s à des situations de vulnérabilité qui peuvent être de trois ordres : biologique, sociale et symbolique. En effet, les situations de vulnérabilité ne peuvent être réduites aux seuls critères de démunition matérielle (Perrault, 2008). Au-delà de la vulnérabilité ontologique liée au cycle de vie – dont nous ne traiterons pas ici – les situations de vulnérabilité biologique renvoient à la mise en péril de l’intégrité physique et des fonctions organiques d’un individu, consécutive à une maladie ou à un accident. On entend par situation de vulnérabilité sociale, l’ensemble des difficultés socio- économiques, professionnelles, relationnelles ou encore affectives qui impactent l’ancrage social des individus ou groupe d’individus ou le fonctionnement des collectifs et des institutions. On entend enfin par situation de vulnérabilité symbolique, le déficit de reconnaissance dont sont l’objet certains individus ou groupes sociaux (via notamment l’attribution de droits politiques et citoyens différents de ceux accordés à la majorité), le déficit de reconnaissance des compétences et de la légitimité d’intervention normalement reconnues à certaines entités collectives, aux institutions et à leurs professionnel-le-s. Une situation de vulnérabilité symbolique peut également procéder d’un déficit de reconnaissance des processus de vulnérabilisation qui touche les différentes entités précédemment citées. L’articulation de ces différentes situations de vulnérabilité concourt à une paralysie de l’action pouvant être temporaire ou perdurer dans le temps. L’entraide et le soutien, et par conséquent l’interdépendance entre entités sociales, se posent comme un moyen de répondre à ces situations de vulnérabilité et ce, pour deux raisons principales. Tout d’abord, parce que c’est via le soutien et l’entraide que se développent les efforts de réponses pratiques aux risques biologiques et aux besoins sociaux des individus. Ensuite, parce que le soutien et l’entraide sont en soit des preuves de la reconnaissance d’une situation de vulnérabilité et des tentatives de réponse aux déficits de reconnaissance identifiés. La conjonction de ces deux types de réponses, pratiques et symboliques, aux situations de vulnérabilité favorise ainsi l’émergence du sujet et le déploiement de sa capacité d’agir, qui peut cependant à tout moment être ébranlée par la

survenue d’un nouvel événement-rupture. Ainsi, vulnérabilité et capacité d’agir sont deux concepts dialogiques inscrits dans le domaine de la reconnaissance et de la constitution réflexive du sujet.

En ce sens, l’intervention d’associations communautaires auprès de personnes exposées à l’épidémie ou vivant avec le VIH se pose comme un modèle de prise en soin sensible des

situations de vulnérabilité des individus ou groupes d’individus, des institutions et de leurs

professionnel-le-s. Prise en soin sensible car incluant non seulement des efforts de réponse pratique aux besoins biologiques et sociaux des individus, mais également le traitement des situations de vulnérabilité symbolique, la reconnaissance d’autrui, de ses difficultés, de son humanité et de ses capacités. « L’art de l’ajustement » (Molinier, 2013) qui caractérise le travail du care, au cœur de la prise en soin dont il est ici question soutient l’usage du qualificatif sensible ; les actrices associatives adaptant leurs réponses aux diverses situations de vulnérabilité tout en étant capables d’ajuster leurs interventions aux éventuelles difficultés et imprévus survenant au quotidien. La cause du VIH, en rendant visible l’articulation des réponses pratiques et symboliques apportées aux situations de vulnérabilité, permet l’avènement d’un processus de subjectivation et l’expression de différentes formes d’agency des femmes d’Afrique Subsaharienne en France.

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