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CHAPITRE 8 : LES MODES D’ENGAGEMENT DANS E2C

1) L’engagement d’émancipation

Centrés sur les possibilités de réalisation de soi par la formation, 15 jeunes sont engagés dans des projets d’émancipation (11 entretiens) ou de qualification (4 entretiens). L’engagement

d’émancipation est principalement lié à une visée d’accomplissement de soi dans son parcours (11

entretiens sur 15), à une perception plutôt positive du dispositif (les 15 entretiens), et à une image de soi positive (les 15 entretiens). Sur les 15 jeunes concernés par ce type d’engagement, 10 sont diplômés (4 Bac et 6 CAP), 14 jeunes vivent chez leurs parents et bénéficient d’un réel soutien familial. Parmi les 9 femmes qui composent ce groupe, 8 sont diplômées, tandis que sur les 6 hommes, seulement 2 d’entre eux ont des diplômes.

Ces premiers éléments nous amènent à établir que le niveau de diplôme et le soutien familial sont propices à la réalisation de projets choisis et assumés dans et en-dehors de la formation, à une certaine valorisation de soi, et à une perception positive du dispositif E2C. En effet, sans exception, tous les jeunes « émancipés » parlent du dispositif en des termes favorables tandis qu’ils se valorisent. Autrement dit, percevoir positivement E2C ou parler de soi en des termes positifs semble lié au fait de détenir certaines assises culturelles, par le biais de l’école ou de l’environnement familial60.

Si le niveau de diplôme semble ici constituer un facteur premier d’engagement dans une optique d’émancipation, une analyse plus fine montre que les quatre jeunes qui sont mobilisés dans

un projet de qualification ont déjà un CAP ou un BEP. Autrement dit, les sujets qui se situent dans

une optique d’obtention de diplôme pour un métier qualifiant, font partie des quelques « privilégiés » qui bénéficient déjà d’une qualification… Le sens donné à l’expérience de stage s’inscrit dans une perspective de professionnalisation où le sujet développe un sentiment d’appartenance anticipé au métier :

« Ah non, mais même les élèves, y a une élève qui m’a donné un questionnaire ; non y en a deux qui m’ont fait ça, où à la fin ils me marquaient euh – j’ai pleuré d’ailleurs – ils m’ont marqué : vous serez une super monitrice quoi. Donc du coup j’étais super contente parce que je me suis dit : voilà, c’est pas moi qui me suis imposé le truc, c’est pas moi qui crois à mon

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Ajoutons ici que l’émancipation dont il est question reste à relativiser en tant que ces jeunes peuvent apparaitre, dans le contexte d’E2C, comme les mieux lotis (tout en étant concernés, d’une certaine façon, par

truc quoi ; les autres y croient aussi donc c’est encore plus confortant quand les autres croient… donc après je me dis : t’es peut-être faite pour ça » (Yacina - 22).

Les cinq jeunes qui n’ont pas de diplôme ont des profils singuliers :

- Un jeune a un niveau « lycée », ayant abandonné sa formation pour raisons familiales, alors qu’il avait de bons résultats scolaires ;

- Deux jeunes sont primo arrivants et n’ont pas connu les mêmes conditions de scolarité dans leurs pays d’origine ;

- Deux autres jeunes soufrent d’épilepsie, ce qui a été handicapant pour eux pour le suivi normal de leur scolarité malgré un soutien très étroit des parents. Un de ces jeunes est reconnu travailleur handicapé.

Ces parcours sont pour nous le signal que, malgré l’absence de diplôme, l’environnement familial a constitué – sauf pour un cas particulier (nous y reviendrons) - un facteur déterminant par rapport au mode d’engagement mis en œuvre. En effet, le fait de bénéficier d’un soutien familial (14 jeunes sur 15), et plus précisément des deux parents (12 jeunes sur 15), semble constituer une aide déterminante dans la poursuite de leur parcours de formation, dans la mesure où les possibilités de choix dans les projets menés s’en trouvent élargies :

« Moi quand j'étais en apprentissage, mon père, il m'emmenait tous les jours à 5 heures du matin. Donc euh… j'ai des parents qui me suivent quoi. C'est bien… il faut hein » (Olivia - 12).

Tout événement de formation est une occasion d’apprendre, d’évoluer, de découvrir, quelle qu’en soit l’utilité immédiate. En l’absence de risque réel de voir sa situation se dégrader après E2C et du fait d’une stabilité affective et matérielle actée, ce type d’engagement en formation est valorisant pour soi-même et source de plaisir.

« Il y a des choses comme là on va faire une mini entreprise. Donc du coup, ça va m'apprendre à faire un peu de la… je sais pas, après faut voir un peu c'est qui qui va y être. (…) Mais ça nous apprend, vu qu'on apprendra en même temps, ça nous apprend à faire un peu de gestion, de ce qui va dedans (rires) » (Caroline - 3).

Il faut cependant préciser que les finalités perçues et les grands principes aux fondements du dispositif E2C entrent en résonance avec les valeurs portées par certains jeunes. Tel est le cas, par exemple, de cette jeune qui milite dans un parti politique de gauche et qui perçoit dans le dispositif E2C des valeurs humanistes vis-à-vis desquelles elle se sent en phase :

« Ben je trouve que c’est quand même un peu gauchiste, le fait d’aider les jeunes. C’est quand même un peu de gauche de… Après je pense que si quelqu’un vote FN ici, et qu’il s’occupe des jeunes, ce serait un peu bizarre, parce qu’il y en a quand même beaucoup qui ont des origines (…). Peut-être le fait d’être proche des jeunes… je sais pas. Franchement, je sais pas. Mais je me sens quand même plus dans un univers de gauche, que dans certains lycées où c’est… C’est peut-être plus lié à l’attitude des formateurs en général.

- C’est un dispositif que vous auriez tendance à défendre?

- L’E2C à défendre ? Ah oui ! » (Alissia - 23).

Cependant, deux jeunes font, en quelque sorte, exception à la règle dans ce type d’engagement. L’un d’eux, qui avait interrompu ses études pour raisons familiales, vit seul en ayant engagé une procédure judiciaire contre sa mère. Il a tenu un rôle de tuteur vis-à-vis de ses frères et sœurs pendant son enfance et a été impliqué dans toutes les tâches domestiques incombant à leur éducation. Sans connaitre tous les détails de sa vie familiale, il s’avère que les fortes responsabilités qu’il s’est vu confier ont eu un impact certain sur la conduite de son parcours de vie et sur son engagement dans son parcours de formation (interrompu par contrainte). Alors qu’il aurait pu « crouler » sous le poids des responsabilités et des difficultés rencontrées, ce jeune est parvenu à construire des projets en s’extrayant de la pesanteur familiale, ce qui montre que les déterminations dans la manière dont se construisent les trajectoires professionnelles, peuvent être, dans certains cas, infléchies :

« En dehors de l'école, on sortait pas donc on pouvait pas vraiment se faire des amis en dehors. Je vivais plus quoi, je sortais pas de chez moi, je voyais personne. (…) J'ai pas eu l'habitude euh déjà quand j'étais chez moi, je restais enfermé donc j'avais pas l'habitude d'aller vers les autres. (…) Je voyais plus personne quoi. Deux ans, deux ans et demi, donc du coup j'ai été à la Mission Locale pour essayer de m'en sortir et c'est eux qui m'ont orienté vers l'E2C » (Stéphane - 16).

L’autre personne qui vit avec sa sœur et sa mère est demandeur d’asile et s’est enfuie de son pays d’origine, étant menacée de mort par son père. Elle doit s’occuper de sa mère malade mais bénéficie de sa part de protection, d’assistance et de soutien dans ses différents projets. Pour cette personne, plus que la situation familiale, c’est l’urgence liée à sa situation administrative qui constitue une menace pour la suite de son parcours. Sans travail, elle risquerait simplement de se voir, avec sa famille, reconduite à la frontière et à nouveau en proie aux pires difficultés. Ici, elle tente de concilier l’urgence absolue à trouver un travail suivant des délais les plus raccourcis possibles avec des projets à plus long terme sur des travaux qu’elle valorise.

« (Ma priorité est de) trouver un travail parce que j’ai une situation familiale difficile où il faut

absolument que j’aie un travail personnellement et en même temps quelque chose qui me plait dans lequel je m’épanouis. Or j’adore rendre service ; j’adore dépanner les gens, donc je vais le faire, et sinon, je trouverai un autre travail même femme de ménage ; je le ferai jusqu’à temps de trouver un autre travail » (Deborah - 27).

Si l’on s’intéresse à présent aux profils qui font en quelque sorte exception dans les trajectoires subjectives telles qu’elles apparaissent dans les discours, il s’avère que deux jeunes semblent viser une dynamique d’émancipation au travers d’un engagement de résistance dans leur parcours. Ils ont dû faire face à des conditions de vie parfois extrêmes où il s’agissait de survivre et se protéger, tout en continuant à avancer dans leurs projets. Il s’agit de deux hommes dont l’un a connu une enfance dans les quartiers pauvres de Martinique, aux prises avec la criminalité ambiante. Il s’est agi pour lui de résister à cet environnement hostile tout en se construisant son propre système de valeurs à l’encontre de l’influence de ses proches. En outre, il se positionne comme arrivant de l’étranger (les termes : « mon pays » désignant sa région d’origine) :

« Ceux qui restent dans la rue faire de l'argent facile, ils prennent des risques ; ça c'est leur choix. Dans mon pays il n'y a pas de travail, ils sont livrés à eux-mêmes…Ceux qui vont apprendre dans la rue, ils vont apprendre qu'il n'y a rien de bon dans la rue. Et ce n'est pas en restant là à crier à foutre le bordel, il y a d'autres façons de s'exprimer… Oui j'ai vu des gens se faire tirer dessus. Moi je ne souhaite pas que ça m'arrive, je ne dis pas que je suis plus intelligent mais j'ai des principes je ne me vois pas mourir comme ça… (…) j'aurais pu faire de l'argent facile mais il y a trop de risque, je pense à ma famille…» (Nathanaël - 37).

Tel est également le cas du jeune en procédure judiciaire contre sa mère, devant faire face au comportement violent de ses parents, « s’évadant » de sa famille grâce à l’informatique au lycée. Ici, l’activité source d’épanouissement sert de tuteur à une situation qui serait difficilement tenable et constitue un réel ressort à son engagement dans le monde :

« Enfin moi, quand on avait des temps libres, j’y allais en plus quoi. Je m’arrangeais… Je fuyais limite le foyer familial quoi. Quand j’étais au lycée, je quittais tous les jours à 19 heures. L’emploi du temps pouvait se terminer à 15 heures, moi j’étais quand même jusqu’à 19 heures au lycée. Et je m’arrangeais pour rentrer tard. (silence) (…) Ben, justement, j’étais sur les ordinateurs. Et c’est ouais c’est surtout là que j’ai commencé à m’informer sur tout ce qui est programmation. (…) Voilà, c’était mon temps à moi on va dire. C’est là que j’en profitais pour souffler un peu. (…) C’était un temps de respiration d’être sur les ordinateurs » (Stéphane - 16).

On perçoit ici au travers de ces parcours qu’une dynamique d’émancipation est à l’œuvre malgré un environnement a priori hostile, dans une dynamique résiliente. En s’inscrivant dans des

projets de formation et d’insertion au travers desquels ils se construisent une moralité en rupture avec leur passé, ou en phase avec l’énergie qu’il leur semble nécessaire de déployer pour affronter les difficultés de la vie, ces jeunes mettent en œuvre leur ingéniosité pour résister à la violence dans une optique de construction de soi.