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CHAPITRE 3 : MODELE D’ANALYSE DES DYNAMIQUES NORMATIVES

2) Dynamiques de l’engagement en formation

Nous venons de voir que dans les injonctions au projet, l’engagement du sujet est partie prenante des contraintes auxquelles il est confronté. C’est au cœur de son expérience, dans la façon dont il articule injonctions à s’intégrer, à être stratège, et à être sujet, qu’il parvient à répondre, ou non, à l’épreuve qui lui est donnée de vivre. Dès lors, l’engagement en formation implique la subjectivité du sujet à un double niveau : d’une part en tant qu’il est le produit de processus sociaux qui le surdéterminent, mais également en tant qu’il se conçoit comme auteur responsable de sa propre trajectoire. Dès lors, il s’agit de préciser en quoi les modes d’engagement dans la formation sont impactés par la conduite de la trajectoire du sujet et de les caractériser en tant que formes particulières de rapport à l’injonction au projet. Nous revenons ici sur les conceptions de l’engagement en tant que résultante de dynamiques identitaires (Kaddouri, 2011) tout en apportant un éclairage sur l’activité normative du sujet.

2.1) … comme rapport au projet

S’engager dans la formation dans un contexte d’injonction au projet n’a de sens, pour le sujet, qu’en référence à la conduite de son parcours. A ce titre, l’engagement en formation ne peut être appréhendé en dehors des liens qui s’élaborent entre le projet-produit (des injonctions) et le projet en acte, relevant de son engagement dans le monde. Ici, c’est bien le champ de « l’entre-

deux » (Peeters, Charlier, 1999), entre sa propre trajectoire et la manière dont elle peut être déviée

ou consolidée à son avantage qui est en jeu. En cela, l’engagement dans la formation n’est plus seulement rapport à la formation, mais s’inscrit dans un « rapport au monde » (Charlot, 1997 ; Kaddouri, 2011) où l’histoire individuelle devient objet d’apprentissage et de repositionnement de soi dans le jeu social. Partant, l’engagement dans la formation est directement lié aux dispositions à

s’engager dans le monde. Ces dispositions ne sont pas innées mais suivent des cycles itératifs, qui

apparaissent tout au long de la trajectoire, en fonction de ce que le sujet imprime de son expérience. En contexte d’injonction au projet, ces dispositions se transforment et s’actualisent en fonction du

rapport au projet. Par exemple, un jeune qui dit ne pas avoir de projet peut se positionner dans une

perspective de résistance à la norme « projet ».

Si l’injonction au projet ne peut donc être appréhendée comme simple élément de contexte, l’engagement ne peut être imputé au seul sujet. De la même manière que le rapport au savoir englobe l’engagement dans le monde, au travers « des relations qu’un sujet entretient avec un objet,

un « contenu de pensée », une activité, une relation interpersonnelle, un lieu, une personne, une situation, une occasion, une obligation, etc… » (Charlot, 1997, 94), le rapport à l’injonction au projet

s’élabore dans les interstices des trajectoires et de la formation. Les trois dimensions du rapport au savoir mises en évidence par Charlot (1997), à savoir les dimensions sociale, épistémique et identitaire, peuvent nous éclairer sur le rapport au projet30. Tout d’abord, sa dimension sociale pose le sujet comme construit social, déterminé par les influences de son milieu, mais également par les normes véhiculées par la formation. Aussi, le rapport à l’injonction au projet dépend de la façon dont le sujet développe un rapport singulier à ces différentes influences, notamment les normes (et plus particulièrement la norme : « avoir un projet »). Ensuite, la dimension épistémique du rapport au projet dépend de la validité accordée aux modes de formalisation du projet, au travers de l’activité discursive ou les écrits attendus. Plus globalement, la validité épistémique du projet questionne les codes partagés souvent implicites du projet, en tant que ce dernier constitue une sorte de passe- droit dans la construction de son parcours. Enfin, la dimension identitaire du rapport au projet y tient une place singulière, en tant que le projet constitue un « marqueur identitaire » (Ebersold, 2003) du

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sujet. Il ne s’agit pas seulement de construire son identité professionnelle, mais bien de jouer avec ses identités et de les mettre en visibilité suivant les normes que le sujet assimile ou élabore.

2.2) … comme rapport de projets

L’engagement dans la formation, tel que nous l’abordons, en contexte d’injonction au projet, implique donc des formes particulières de rapport au projet. Il s’agit, pour le sujet, de s’engager dans la formation en fonction des possibilités de réaliser ses projets. Autrement dit, le sujet s’engage dans la formation suivant ce que cette dernière transforme, selon lui, des possibilités de s’engager dans le monde. En outre, on peut avancer que le rapport à l’injonction au projet est également rapport de projets, ce que nous allons préciser en convoquant la théorie des dynamiques identitaires (Kaddouri, 2006, 2010 ; Bourgeois, 2006)). Selon cette approche, « l’implication du sujet dans sa formation

serait d’autant plus forte que celui-ci perçoit que la formation peut contribuer à la réalisation de buts identitaires importants pour lui, comme l’accomplissement d’une image positive de soi visée ou l’évitement d’une image négative de soi menaçante » (Bourgeois, 2006, 65). Plus précisément, les

tensions identitaires apparaissent lorsque l’individu est confronté « à une pluralité d’images de soi,

pouvant s’avérer changeantes, contradictoires et conflictuelles, et d’autre part, sa propension à se faire reconnaître dans son unité et sa continuité » (Bourgeois, 2006, 69). Toute la question est alors

de savoir à partir de quand les tensions identitaires peuvent être sources d’engagement dans la formation. Les dynamiques identitaires impliquent des transformations de pratiques perçues comme plus ou moins menaçantes pour l’identité actuelle. Une résistance à l’engagement en formation peut alors apparaître en fonction de la perception de cette menace. Or, entre menace identitaire et projet identitaire, le sujet se trouve ici aux prises avec les possibles ouverts par les injonctions au projet. Partant, nous pouvons avancer que le rapport à l’injonction au projet se construit suivant les

menaces identitaires relayées par les identités attribuées. Par exemple, les jeunes en parcours

d’insertion se positionnent différemment suivant leur perception de l’identité professionnelle véhiculée par ces stages (ici considérés en tant qu’offre identitaire) : les métiers jugés comme dégradant l’image de soi peuvent être écartés pour ce motif.

Mais selon Kaddouri (2011, 77), « ce ne sont pas les tensions en tant que tel qui conduisent à

l’engagement en formation, celui-ci résulte du rôle que le sujet concerné lui accorde ou non au sein des stratégies qu’il met en place pour faire face à ses tensions ». Autrement dit, le rôle attribué au

mode résolutoire des tensions identitaires peut aboutir à différentes formes de rapport à la formation, dont l’engagement n’est qu’une option possible (il peut y avoir également du

désengagement, de l’hostilité etc.) 31. Ici, la résolution des tensions identitaires dépend du sens que le sujet leur attribue, il n’y a pas d’automaticité dans leur gestion. Finalement, le rapport à

l’injonction au projet peut, selon les cas, s’arrimer à des tensions identitaires en fonction d’une

identité visée, mais, au-delà, se construire suivant la manière dont le sujet se départit des conflits normatifs liés à sa perception des injonctions au projet. Dès lors, la tentative de résolution des tensions identitaires peut concerner aussi bien les « tensions intrasubjectives » (relatives aux tentatives de conciliation entre projet identitaire (identité visée) avec ses identités acquises ou héritées (Kaddouri, 2010 ; Dubar, 1991)), que les « tensions intersubjectives » (générées par les situations d’interactions sociales d’un sujet avec des autrui significatifs (Kaddouri, 2010, 63)). Ces tensions intersubjectives nous intéressent de près dans la mesure où elles placent en vis-à-vis le

projet de « soi pour autrui (…) [qui concerne] le projet identitaire voulu pour le sujet par quelqu’un d’autre que lui-même [et] le projet de soi pour soi [relatif au] projet identitaire voulu par le sujet lui- même» (Kaddouri, 2010, 59). Dans la mesure où ce projet de soi pour autrui relève plus souvent de

l’implicite que d’une exigence formalisée, le sujet développe un rapport différencié aux injonctions suivant ce qu’il saisit de ce projet d’autrui sur soi. Autrement dit, le rapport à l’injonction au projet se traduit par des formes de rapports particuliers à des projets de soi pour autrui. C’est parce que le projet du formateur sur soi entre en dissonance avec son propre projet que le jeune peut « décrocher » de la formation, s’en désintéresser, ou se révolter au regard des conditions qui lui sont imposées.

2.3) … comme rapport aux injonctions au projet

Le caractère dynamique des tensions identitaires que le sujet est tenu de résoudre peut être transposé aux tensions morales et aux conflits de valeur (Honneth, 2000, 165) rencontrés par le sujet. Dès lors, les tensions identitaires générées par la confrontation au projet d’autrui sur soi portent moins sur le contenu (la signification) que la finalité perçue des projets en question (le sens). En effet, si les dynamiques identitaires sous-tendent, dans l’absolu, l’engagement en formation, il

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Kaddouri (2010, 101) propose une typologie de cinq formes d’engagement, entendus comme formes particulières de rapport à la formation :

« - le rapport d’engagement : lorsque les sujets mobilisent réellement la formation pour atteindre leur projet identitaire.

- le rapport de désengagement : qui comprend l’abandon de la formation, le désengagement affectif de la formation (au travers duquel les sujets restent en retrait), et le désengagement frontal (qui peut se traduire par une résistance assumée à la formation) ;

- le rapport d’indifférence ou de non-place : le sujet n’attribue pas de sens particulier à la formation mais fait « acte de présence » pour se conformer aux attentes placées en lui ;

- le rapport d’hostilité : ce rapport apparait particulièrement « lorsque le projet de soi sur soi et le projet de soi pour autrui comportent des incompatibilités » (Kaddouri, 2010, 104) ;

- le rapport à construire : ici, il n’y a pas de projet professionnel clairement défini, mais il pourra néanmoins apparaitre « chemin faisant ».

nous semble que le rapport à l’injonction au projet doit être appréhendé plus précisément au regard des tensions normatives qui traversent l’activité du sujet. En effet, l’ambivalence des injonctions au projet, porteuses de normes implicites, demande certaines capacités cognitives pour être décodée. Partant, le « projet sur autrui » (Astier, 2012 ; Kaddouri, 2002, 2010) n’y est lisible sans activité de décodage. En cela, les tensions identitaires ne sauraient être présentes sans qu’un conflit de

normativité opère, en fonction de la manière dont le sujet perçoit non seulement l’offre identitaire

attribuée (d’autrui sur soi), mais également en quoi ce projet est perçu ou non comme juste pour soi- même et pour les autres. Si l’on se réfère au contexte particulier des dispositifs d’insertion, ce n’est pas la même chose, pour un jeune, de se montrer réfractaire à l’engagement dans un projet professionnel donné (en ne se sentant pas en phase avec un métier visé) que de considérer injuste le fait de se voir attribuer les places les moins valorisées socialement. Par exemple, en situation de formation, les jeunes d’E2C sont non seulement enjoints à se positionner sur les identités professionnelles visées, mais ils émettent également un jugement sur ce qui leur semble juste, dans les tâches qui leur sont attribuées en formation, dans la manière dont ils se sentent respectés par les formateurs etc.

Dans le rapport à l’injonction au projet, se jouent alors des conflits de normativité, entre les normes produites par le dispositif, d’un côté, et celles élaborées par les sujets, de l’autre. La manière dont le dispositif définit ce qui est juste et bien pour autrui peut diverger de la manière dont le sujet en formation le conçoit. Ces conflits de normativité se manifestent dans les différentiels de définition de la situation et se matérialisent dans l’engagement des sujets vis-à-vis des formateurs, de leurs pairs, et d’eux-mêmes. Par exemple, dans le contexte des E2C, les conflits de normativité peuvent apparaître lorsque le jeune considère juste d’élaborer un projet de qualification sur le long terme alors que les propositions qui lui sont faites (projet d’autrui sur soi) se limitent à une insertion rapide vers des postes directement accessibles. Reste que dans l’approche de Kaddouri (2011), les tensions entre projet « de soi pour soi » et « de soi pour autrui » apparaissent, pour le sujet, comme relativement accessibles dans une sorte de quant à soi authentique. Or, dans les injonctions au projet, le projet d’autrui sur soi est souvent de l’ordre de l’implicite, de l’indiscernable, et du non formalisé. Dès lors, les tensions entre projet de soi pour autrui et projet de soi pour soi ne sauraient être uniquement assimilées à des tensions intersubjectives : le sujet interprète le projet d’autrui sur soi.

Aussi, il nous semble important de distinguer ce qui relèverait du projet attendu en tant que norme socialement valorisée et les projets identitaires construits par le sujet. Ce n’est pas la même chose de se situer en congruence par rapport au « projet de soi pour autrui » du fait de ses projets identitaires, que de considérer qu’il relève de normes (exemple : « avoir un projet ») vis-à-vis

desquelles le sujet se distancie, même si, bien évidemment, les deux sont liés. Dans le contexte des E2C, les jeunes en formation tentent de discerner ce qu’on attend d’eux et se positionnent en fonction de ce qu’ils ont assimilé/interprété des injonctions au projet. C’est en cela qu’il nous semble pertinent de centrer l’approche de l’engagement dans le rapport à l’injonction au projet, non seulement du point de vue des dynamiques identitaires, mais également de ce qui se joue en termes d’activité normative des sujets. C’est pourquoi nous serons attentifs, dans l’interprétation des résultats, à caractériser, en plus des tensions identitaires, les conflits de normativité en posant la focale sur la perception, par les jeunes, des finalités (pour eux-mêmes et pour les autres) du dispositif de deuxième chance. Ces éléments nous permettrons de spécifier les dynamiques

normatives à l’œuvre, sur lesquelles nous revenons à présent pour en spécifier l’ancrage théorique.