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CHAPITRE 3 : MODELE D’ANALYSE DES DYNAMIQUES NORMATIVES

4) Ancrages épistémologiques

Restent trois points à éclaircir dans la présentation de cette hypothèse, sur lesquels nous revenons à présent. D’une part, la question de l’inégalité des sujets à faire face aux injonctions au projet, nous proposons ici la notion d’étayage pour caractériser ces différences interindividuelles. D’autre part, si les notions d’engagement et de capabilité ont été, jusqu’à présent, exposées « à plat », sur un même plan théorique, nous apportons ici une clarification quant à leur statut épistémologique. Enfin, notre hypothèse est le résultat d’un cheminement scientifique, dont nous retraçons ici les principales étapes.

4.1) Des sujets inégalement étayés

La théorie du sujet mobilisée dans ce modèle d’analyse demande des précisions quant à la façon de concevoir les possibilités inégales de répondre aux injonctions au projet. Il s’agit de concevoir ces inégalités, non comme un état de fait, mais comme le résultat de processus discriminants à l’œuvre dans le rapport aux injonctions au projet. Or, il s’avère que ces inégalités peuvent être appréhendées en tant que les sujets « sont inégalement supportés » (Castel, 2003, 52), dans la mesure où ils ont été vulnérabilisé par le durcissement des règles du jeu. Autrement dit, les

sujets ne bénéficient pas des mêmes supports (nous parlerons ici plutôt d’étayages) pour faire face aux injonctions au projet, en tant que certains sont fragilisés par la conjoncture.

La notion d’étayage est donc convoquée en tant qu’elle donne à voir ce qui se joue en termes de différentiel, entre les supports identitaires et sociaux dont les sujets bénéficient de par leur condition et les supports relevant des dispositions du dispositif. Autrement dit, la notion d’étayage appartient ici à la catégorie des « concepts-passage » (Palmade, 2003, 3) qui éclairent ce qui relève des potentialités (et donc des capabilités) au travers des dynamiques d’interaction en émergence entre les dispositions des sujets et les dispositions des dispositifs. De la même manière que nous pouvons parler d’étayage dès lors qu’il s’agit d’appréhender les dispositions de l’environnement capacitant, il est également possible de parler de sujets inégalement étayés en tant que ces derniers ont un accès inégal aux supports identitaires qui les fondent comme sujet. En tant qu’injonction à être sujet, on voit ici paraître des tensions de l’ordre de la subjectivation entre sujets

non étayés et injonctions à être sujet autonome.

À travers cette notion, il est donc possible de saisir en quoi les sujets non étayés parviennent, ou non, à faire un usage (ou à percevoir des possibilités d’usages) des dispositions du dispositif de deuxième chance. Autrement dit, il s’agit de comprendre, à plus grande échelle, en quoi un dispositif de formation type E2C contribue, ou non, à inverser les tendances qui surdéterminent l’engagement des sujets en formation. Si l’étayage fonctionne à l’attestation, en rapport à ce qui fait valeur dans l’activité potentielle du sujet, alors les soutiens qui environnent le sujet, notamment dans la socialisation primaire, constituent des leviers différenciés. Bruner (1983, 288) parlerait ici de

« formats » qui s’impriment dans les dispositions à s’engager. Dès lors, on peut supposer que les sujets étayés ne développent pas les mêmes capacités de décodage de l’implicite des injonctions au

projet que les sujets non étayés. C’est ce que nous tenterons de mesurer, dans nos résultats, en prenant en compte notamment ce qui se joue, pour les jeunes, dans le dispositif de deuxième chance suivant leur niveau de qualification et le soutien (parental ou institutionnel) dont ils peuvent, ou non, bénéficier.

4.2) Capabilités et dires de gens

Nous avions posé, en introduction, que l’engagement en formation constitue le phénomène à comprendre et expliquer, tandis que la capabilité relève de l’hypothèse. Aussi, l’engagement apparait comme la « face visible » de l’action, tandis que la capabilité relève d’un explicateur d’un autre ordre. En effet, alors que l’engagement consiste en un objet idéel qui permet d’organiser et d’expliquer le champ phénoménal, la capabilité procède d’une « fonction métathéorique » (Schangler, 1983, 98). Autrement dit, la capabilité est mobilisée ici, moins comme explicateur du

champ phénoménal, qu’en tant qu’elle permet d’expliquer les objets idéels de la théorie. Par rapport à notre objet, tandis que les notions d’engagement et d’injonction au projet constituent des explicateurs du champ phénoménal, les formes de capabilités relèvent d’un niveau métathéorique.

Tandis que l’engagement en formation, tout comme l’injonction au projet, sont des notions appartenant au sens commun, la notion de capabilité marque une césure nette entre la « parole des

gens » (Demazière, Dubar, 1997) et les dires du chercheur. Cette notion n’appartient pas au langage

commun, un acteur « de terrain » ne parlera pas de « dispositif capacitant » en ces termes – à moins que le succès de la notion n’en fasse une nouvelle catégorie de l’action publique. En outre, le rapport

aux injonctions au projet pose la question du rôle de l’inférence du chercheur (Kaddouri, 2010, 76)

quant aux liens établis entre formes de capabilités et modes d’engagement. Les matériaux collectés donnent-ils à voir des « signaux » adressés au chercheur par des sujets conscients des liens relatifs à leurs modes d’engagement, ou au contraire, s’agit-il d’ « indices » dont le sens profond est inféré par le chercheur ? En tant qu’explicateur du champ phénoménal, nous avons conféré à la notion d’engagement un statut de signal, en l’assimilant au sens que peuvent lui donner les sujets. En revanche, la notion de capabilité relève d’une inférence du chercheur, suivant les liens établis entre modes d’engagement, possibilités de menaces, et possibilités d’ouverture. Autrement dit, si notre hypothèse consiste à établir un lien entre engagement et formes de capabilités, le premier terme (l’engagement) relève des catégorisations « au ras du sol » (Frétigné, 2011) (il s’agit de l’objet à comprendre ou à penser), tandis que le second (la capabilité) constitue l’objet de pensée ou interprétatif. Pour illustrer ce propos, Kaddouri (2000, 207)35 propose une distinction similaire entre engagement et stratégies identitaires. Cette dernière notion est associée à une inférence du chercheur qui mobilise un outil théorique pour expliquer et comprendre ce qui se joue autour de l’engagement en formation.

Or, l’explicateur métathéorique mobilisé qu’est la capabilité consiste également en une notion en phase d’élaboration épistémologique. Une des ambitions de cette thèse consistait, en mobilisant la capabilité comme hypothèse, à apporter une pierre à l’édifice des tentatives d’opérationnalisation de la notion. En proposant la notion de formes de capabilités, nous avons opté pour une démarche méthodologique inductive-déductive, mettant en œuvre des ’allers-retours itératifs entre explication et compréhension, entre cadres conceptuels établis et prise en compte des discours produits dans le corpus. La validité des savoirs construits a été sans cesse questionnée au

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« nous soutenons l’idée que les dynamiques et les stratégies identitaires n’existent pas en tant que telles mais

résultent d’une inférence du chercheur. Celui-ci les construit, a posteriori, à partir d’indicateurs qu’il se donne pour les saisir » (Kaddouri, 2000, 207).

regard des discours collectés (en tant qu’ils traduisaient une activité normative invitant à repenser autrement le dispositif), en réinterrogeant les modèles théoriques dont nous disposions.

D’ailleurs, une des lignes de divergence entre méthodologies de recherche concerne parfois moins le parti pris inductif ou déductif que la propension du chercheur à accepter la mise en travail de ses conjectures. Cette phase est en effet souvent peu décrite dans les rapports de recherche dans la mesure où sa communication peut contribuer à perturber la cohérence de l’ensemble. Or il s’agit, selon nous, d’une ligne de césure entre différentes démarches de recherche : jusqu’à quel point le chercheur est-il prêt à mettre en question ses conjectures dès lors que les matériaux les remettent en question ? Une trop faible prise en compte de l’agencement des données produites risquerait, selon nous, de favoriser une connaissance établie en « vase clos ». Ici, nous avons tenté de prendre en compte ces effets déstabilisant pour construire, si ce n’est l’hypothèse, au moins les propositions découlant de l’hypothèse visant à opérationnaliser la capabilité. Mais revenons à présent au cheminement qui nous a amené à construire cet objet.

4.3) Un objet en cheminement

Partant d’un questionnement liminaire centré sur les effets néfastes de l’injonction au projet, notre objet « de départ » consistait d’abord à mesurer l’ « incapabilité » générée par des contextes contraignants et aliénants. Or, cette optique plaçait hors-champ les éventuels effets émancipatoires du projet. Il y a donc eu un premier fléchissement de l’objet en le recentrant sur les effets produits de l’injonction au projet (sans préjuger de la teneur des effets en question). Cependant, cette option supposait une conception de l’injonction comme cadre de l’action, en tant qu’elle structurait un contexte contraignant. Or, cette perspective a également été écartée afin de mieux cerner ce qui se jouait par rapport aux contraintes implicites dont il était question.

En élaborant une hypothèse sur la capabilité, il nous est vite apparu que le manque d’opérationnalité du concept, pointé par nombre d’auteurs (Zimmermann, 2008, Farvaque, 2005), se trouvait couplé à des fragilités conceptuelles qui nous en interdisait, en quelque sorte, usage « en l’état ». Aussi, nous avons mobilisé les travaux de Giddens (1987) qui avaient pour avantage de mettre à jour les mécanismes sociaux à l’œuvre dans la problématique des contraintes capacitantes. Puis, nous avons tenté une définition sommaire de la capabilité en l’accolant à la notion de subjectivation telle que développée par Dubet (1994, 2009). Ce n’est qu’à la suite de ces travaux liminaires que nous avons pris connaissance de la sociologie des capacités de Zimmermann (2008, 2011), dont l’orientation correspondait au projet de recherche que nous souhaitions mener dans le contexte formatif de la deuxième chance. En outre, nous nous sommes rapidement écartés de l’idée d’un environnement performatif et d’une vision procédurale des capabilités, en accolant la notion à

une perspective potentiellement émancipatrice (Zimmermann, 2008, 2011 ; Verhoeven, Orianne, Dupriez, 2007) et à une conception de l’homme capable (Ricoeur, 1990 ; Jorro, 2013).

Restait la question de l’articulation d’épistémologies s’appuyant sur une théorie du sujet qui pouvait laisser paraître certains flottements dans l’architecture globale de notre objet. Si Kaddouri (2010, 2011) développe une théorie considérant le sujet aux prises avec des tensions identitaires, les sociologies de l’individu (Dubet, 1994, 2009 ; Martuccelli, 2010) que nous mobilisons ici se centrent moins sur l’individu comme sujet que comme subjectivité en travail, c’est-à-dire comme procédant de la subjectivation. En clair, comment concilier la conception d’un sujet vu comme agrégat d’atomes sociaux en travail, avec des conceptions laissant une réelle place à la personne en tant qu’individualité particulière ? Il nous semble que ce type de problème peut être levé dès lors qu’on considère moins le sujet par son entité qu’au travers de son activité. Or, en ayant focalisé le projet théorique (les formes de capabilité) sur l’activité normative du sujet, en situation d’interaction avec un dispositif, c’est bien l’activité du sujet qui est posée comme centrale dans l’objet que nous traitons.

Ces différentes approches sont mobilisées en tant qu’elles situent l’activité du sujet en tension (tensions identitaires, tensions dans les logiques d’action dans le rapport aux injonctions, tensions normatives). En cela, la question du sujet devient presque secondaire par rapport à la question des processus de subjectivation. Qu’elle soit abordée au travers d’un sujet ayant affaire à différentes composantes identitaires qu’il doit gérer, ou d’un sujet-acteur orchestrant entre elles différentes logiques d’action, la capabilité tient ensemble, dans un seul mouvement, ce qui relève du dispositif et du sujet. En d’autres termes, ce n’est pas parce que le sujet est constitué d’agrégats sociaux qu’il ne joue pas un rôle dans leur articulation. Notre positionnement épistémologique laisse donc une réelle place à la singularité, tout en prenant en compte qu’il n’est pas possible de considérer les destins individuels dans une perspective exclusive à l’individu. A ce titre, nous

rejoignons ici une conception du sujet qui peut être comprise comme « mise en acte d’une

« normativité », capacité du vivant à être inventif dans son rapport avec le milieu, capacité de faire écart par rapport à une norme » (Cornu, 2014, 28).

Un des risques que nous avons peu évoqué ici consistait alors à sur-responsabiliser le sujet par rapport aux déterminations sociales dont il est l’objet. Nos premiers travaux avaient en effet consisté à poser une définition provisoire de la capabilité s’appuyant sur la subjectivation, et donc sur la capacité du sujet à être autonome. Entendue ainsi, la capabilité pouvait être contrecarrée par des injonctions à la capabilité comprenant les injonctions au projet, à l’autonomie, à être soi etc. L’avantage d’une théorisation de ce type, c’est qu’elle invite à appréhender les injonctions

paradoxales dépassant le cadre des injonctions au projet (incluant l’autonomie etc.). Cependant, nous avons rebroussé chemin concernant cette définition de la capabilité, qui, plaçant le sujet (et sa capacité d’autonomie) comme premier, faisait presque perdre son sens et son intérêt à la notion. Cependant, ce détour théorique a été l’occasion de renforcer notre conception selon laquelle, c’est par l’activité normative du sujet que l’on peut accéder à la capabilité, dès lors qu’il oriente son activité sur les usages possibles des environnements qu’il expérimente.

Synthèse du chapitre 3

Notre approche des dynamiques normatives, dont nous présentons les contours dans ce chapitre, s’appuie tout d’abord sur une conception de l’injonction au projet comme épreuve, agencée socialement (ce qui rend les sujets inégaux face à l’épreuve), et s’actualisant dans l’expérience du sujet, aux prises avec des possibilités de menaces. L’engagement en formation y est appréhendé non seulement du point de vue des dynamiques identitaires mais également en tant qu’il est traversé par des tensions normatives. Aussi, l’hypothèse consiste à situer l’engagement par rapport aux formes de capabilités élaborées dans le dispositif. Les formes de capabilités donnent à voir, au travers de l’activité normative du sujet en situation, des possibilités d’usages du dispositif (de deuxième chance). Si la notion de capabilité est ici mobilisée comme hypothèse, elle relève d’un statut épistémologique métathéorique, tandis que la notion d’engagement a un statut proche du niveau descriptif.

Conclusion première partie

Tandis que les injonctions au projet se généralisent à tous les niveaux de la vie sociale et à toutes les catégories socioprofessionnelles, certains secteurs se trouvent plus impactés que d’autres par leur développement. Bien que discriminantes du fait des fortes inégalités liées notamment à la disponibilité des ressources pour répondre à cette exigence si particulière qui consiste à se projeter dans l’avenir, les injonctions au projet touchent paradoxalement spécifiquement les publics dits « en difficultés ». En tant que construit social, la figure du « jeune en difficultés » situe la société face à ses crises : crise de l’emploi, crise des territoires et crise de l’école. C’est à ces crises que tentent de répondre les dispositifs de deuxième chance, au travers d’une action de prévention, d’insertion vers l’emploi et de remise à niveau (scolaire). Cependant, le projet, comme catégorie de l’action publique, constitue-t-il un levier pour une réelle deuxième chance ? Qu’en est-il des possibilités réelles d’engagement des sujets dans ces contextes d’injonction au projet ? Un détour par les théories de la

contrainte nous a amené à considérer les glissements successifs qui ont traversé la notion (en tant que ses effets réels n’ont pas besoin de contraintes réelles pour se manifester). De plus, les théories de l’engagement donnent à voir les tensions (identitaires, normatives) à l’œuvre dans le rapport à

l’injonction au projet. Dès lors, la perspective des capabilités constitue une ouverture théorique,

reprise ici comme hypothèse par rapport à notre objet de recherche : nous posons l’engagement comme sous-tendu par des formes de capabilités qui donnent à voir les usages possibles du dispositif de deuxième chance. Notre approche des dynamiques normatives s’appuie donc sur une conception de la capabilité basée sur l’activité normative des sujets, donnant à voir le champ des possibles ouvert (ou non) par la rencontre avec le dispositif (de deuxième chance), que nous présentons plus en détail dans la partie suivante.

DEUXIÈME PARTIE : CADRE

MÉTHODOLOGIQUE &

En choisissant de focaliser notre objet sur l’engagement des jeunes dits « en difficultés» impliqués dans des parcours d’insertion ou de formation, le terrain des Écoles de la Deuxième Chance nous est apparu idoine pour rendre compte du rapport problématique aux injonctions implicites dont ce type de dispositif est porteur. L’angle le plus pertinent pour approcher l’activité normative produite dans le dispositif était, selon nous, de réaliser des entretiens individuels sur la manière dont les sujets élaborent un discours par rapport à leur environnement de formation lorsqu’ils se situent en contexte particulièrement contraint. Restait à définir des indicateurs de l’injonction au projet, qui, si elle est partout, se manifeste de manière particulièrement problématique dans le contexte particulier à certains dispositifs. A ce titre, l’École de la Deuxième Chance avait l’avantage de cibler les jeunes « sans qualification » ou « peu qualifiés », en affichant une offre de formation centrée sur l’usager vu comme acteur de sa formation, au travers de laquelle il a l’occasion de construire un projet professionnel.

En outre, se mesurer au défi de l’opérationnalisation de la capabilité, en tant qu’hypothèse de travail, a nécessité de nombreuses étapes itératives entre la construction de la problématique et les investigations empiriques. Même si l’épistémologie mobilisée, à tendance sociologique, a orienté en partie les méthodologies centrées sur l’entretien, il s’est avéré nécessaire de construire un dispositif de recherche calibré aux dimensions de notre objet. En effet, si l’on se réfère aux nombreuses contributions stigmatisant le manque d’opérationnalité de la capabilité (Bonvin, Farvaque, 2007 ; Zimmermann, 2008), la méthodologie déployée a nécessité des agencements particuliers et des phases exploratoires articulant démarches inductives et déductives. Aussi, après avoir présenté le terrain des Écoles de la Deuxième Chance dans le quatrième chapitre, nous faisons ici un retour sur les questions méthodologiques ayant traversé ce travail de thèse dans le chapitre 5.

Chapitre 4 : Le terrain de recherche : les