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L’argument néo (réaliste) Les impératifs stratégiques : l’endiguement et l’équilibre

Chapitre 2 : Le modèle théorique

3. Les propositions théoriques

3.2. Les propositions associées à la volonté

3.2.1. L’argument néo (réaliste) Les impératifs stratégiques : l’endiguement et l’équilibre

de récipiendaire à fournisseur de matières et technologies

nucléaires militaires.

Selon les (néo) réalistes, l’état d’anarchie du système international a pour conséquence que les États ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour assurer leur sécurité (self-help)45. Les États se méfiant mutuellement de leurs capacités, des motifs stratégiques pourraient donc expliquer le passage d’un État de récipiendaire à fournisseur de matières et technologies nucléaires militaires. En fournissant des matières et technologies nucléaires à un autre État, après en avoir reçu, un État pourrait être guidé par la volonté de contenir les aspirations de puissance d’un État menaçant et par la même occasion y voir un moyen d’instaurer un équilibre des puissances au niveau régional ou global. L’équilibre des puissances, concept central du paradigme réaliste en Théorie des Relations internationales, est certainement celui qui a le plus fait l’objet de débats entre les chercheurs de la discipline (Wohlforth et al., 2007 : 155; Eilstrup-Sangiovanni, 2009 : 347)46. Comme l’a fait remarquer Jack Levy (2004 : 29): « While the balance of power concept is one of the most prominent ideas in the theory and practice of international relations, it is also one of the most ambiguous and intractable ones ». Il n’est donc pas étonnant qu’il existe autant de versions de la théorie de l’équilibre des puissances que d’interprétations du concept: « There is not a single theory of balance of power but a variety of theories with different scope conditions, which yield differing — and often contradictory — predictions about both individual state behavior and systemic outcomes » (Eilstrup-Sangiovanni, 2009 : 349)47.

Cependant, dans sa conception traditionnelle, le noyau dur de la théorie peut s’énoncer ainsi: parce que les États, en tant qu’unités indépendantes, dans les systèmes internationaux anarchiques, ont intérêt à maximiser leurs chances de survie (sécurité) à long terme, ils s’assureront de prévenir l’émergence de concentrations trop dangereuses de puissance (hégémonie) en renforçant leurs

45 Les attaques préventives contre des installations nucléaires comme celles menées par Israël à Osirak, en Irak, en

1981, et à Dair Alzour, en Syrie, en 2007, illustrent très bien ce principe d’action du système anarchique.

46 On comprend d’ailleurs la fascination des chercheurs pour ce concept central de l’étude des relations internationales

dans la mesure il permet d’expliquer « whether and under what conditions the competitive behavior of states leads to some sort of equilibrium » (Wohlforth et al., 2007 : 156).

47 Kenneth Waltz (1979 : 117) lui-même avait reconnu le caractère pluriel de la théorie de l’équilibre des puissances : « If

there is any distinctively political theory of international politics, balance-of-power theory is it. And yet one cannot find a statement of the theory that is generally accepted ».

propres capacités (équilibrage interne), en associant leurs capacités à celles d’autres États dans des alliances (équilibrage externe), ou en adoptant les pratiques avérées d’acquisition de puissance de l’hégémon en devenir (émulation) (Wohlforth et al., 2007 : 157). Dans sa revue de littérature sur les différentes utilisations du concept et les théories qui en découlent, Jack Levy (2004:37) confirmait: «Nearly all balance of power theorists, despite their many disagreements, would accept the idea that hegemonies do not form in multistate systems because perceived threats of hegemony over the system generate balancing behavior by other leading states in the system » (Levy, 2004 : 37). C’est effectivement le cas des réalistes classiques comme Hans Morgenthau (1960). C’est aussi le cas des néoréalistes comme Kenneth Waltz (1979) et Stephen Walt (1987).

Sauf que Walt (1987) pense aussi que ce sont les intentions, non pas la seule concentration de la puissance, comme l’imagine Waltz (1979), qui ont un rôle prépondérant dans l’explication de la stratégie d’équilibrage direct (hard balancing). D’où une tentative de raffinement de la théorie de l’équilibre des puissances de ce dernier en une théorie de l’équilibre des menaces fondée sur quatre critères de l’évaluation de la menace : la distribution de la puissance, la proximité géographique, les capacités offensives et les intentions agressives. Ce qui a pour conséquence de montrer que les dynamiques de l’équilibrage sont supposées s’observer autant au niveau systémique (global) qu’au niveau sous-systémique (régional). Alors que dans la première dimension, l’émergence d’une puissance hégémonique est le motif de préoccupation majeur des États, dans la deuxième dimension, ce sont les aspirations de puissance d’un État régional qui sont sources de problèmes pour ses voisins (Paul, 2004 : 6-7). D’ailleurs, l’équilibrage direct ne s’opérerait, de nos jours, quoique dans sa version diluée, qu’au niveau régional, notamment dans des régions très conflictuelles : le Moyen-Orient, l’Asie du Sud et l’Asie de l’Est; là où les rivalités interétatiques sont toujours très prononcées (Paul, 2004 : 14).

Car, dans sa conception contemporaine, c’est-à-dire depuis la fin de la guerre froide et la consécration des États-Unis comme la seule superpuissance d’un système international unipolaire48,

48 Le débat entourant la structure du système international moderne, depuis que la fin de la guerre froide a sonné le glas

de la bipolarité incarnée par les États-Unis et l’Union soviétique, a accouché de nombreuses thèses. Mais la thèse unipolaire selon laquelle le système international actuel est dominé par les États-Unis a un certain crédit : « The system is unambiguously unipolar. The United States enjoys a much larger margin of superiority over the next most powerful state or, indeed, all other great powers combined than any leading state in the last two centuries. Moreover, the United States is the first leading state in modern international history with decisive preponderance in all the underlying components of power: economic, military, technological, and geopolitical » (Wohlforth, 1999 : 8). Une décennie après le constat de Wohlforth, la suprématie américaine semble encore réelle comme le reconnaît Robert Jervis (2009 : 188) : « To say that

41 l’équilibrage serait davantage indirect (soft balancing); consistant en la formation de coalitions non offensives tacites afin de neutraliser la puissance émergente ou potentiellement menaçante (Paul, 2004 : 14)49. Dans ce cas, les moyens d’actions consisteraient par exemple en le refus de laisser utiliser son territoire pour le besoin des opérations militaires, le recours à des organisations internationales pour retarder ou entraver des actions militaires et la création ou l’extension de blocs commerciaux (Pape, 2005 : 36-37).

Mais si l’objectif visé peine à être rempli et que les intentions de la puissante dominante deviennent de plus en plus agressives, comme le laissaient penser les premières applications de la Doctrine Bush de guerre préventive, l’équilibrage indirect pourrait se transformer en équilibrage direct avec comme action possible le transfert de technologies militaires vers ses adversaires identifiés comme en témoigne l’assistance russe au programme nucléaire iranien (Pape, 2005 : 41-42).

[…] Soft balancing could establish the basis for actual hard balancing against the United States. Perhaps the most likely step toward hard balancing would be for major states to encourage and support transfers of military technology to U.S. opponents. Russia is already providing civilian nuclear technology to Iran, a state that U.S. intelligence believes is pursuing nuclear weapons. Such support is likely to continue, and major powers may facilitate this by blocking U.S. steps to put pressure on Moscow. […] In the long run, soft balancing could also shift relative power between major powers and the United States and lay the groundwork to enable hard balancing if the major powers come to believe this is necessary (Pape, 2005 : 42-43).

En somme, l’équilibrage, qu’il soit direct ou indirect vise à contenir la puissance d’un État menaçant. Pour le fournisseur de matières et technologies nucléaires militaires, le fait que l’État menaçant soit partagé avec le récipiendaire potentiel diminue sa sensibilité aux gains relatifs (Grieco, 1993). C’est notamment la logique qui aurait sous-tendu la coopération nucléaire entre la France et Israël dans les années 1960. En fournissant des matières et technologies nucléaires militaires à Israël, entre 1959 et 1965, la France aurait voulu contenir les aspirations de puissance militaire de l’Égypte au Moyen-Orient (Cohen, 1998; Kroenig, 2009a; 2010). Pour la France, Israël était certainement un récipiendaire idéal de son aide nucléaire dans la mesure où l’État hébreux et l’Égypte étaient tous les

the world is now unipolar is neither to praise American power, let alone its leadership, nor to accuse the United States of having established a worldwide empire. It is to state a fact ».

49 Il existe une troisième forme d’équilibrage dite asymétrique qui est dirigée contre les acteurs non-étatiques:

«Asymmetric balancing refers to efforts by nation-states to balance and contain indirect threats posed by subnational actors such as terrorist groups that do not have the ability to challenge key states using conventional military capabilities or strategies […] and efforts by subnational actors and their state sponsors to challenge and weaken established states using asymmetric means such as terrorism » (Paul, 2004 : 16-17).

deux, à cette époque-là, des ennemis (le traité de paix israélo-égyptien sera seulement signé en 1979) et que Le Caire, soutenu par Moscou, menaçait les intérêts français au Moyen Orient.

De même, il semblerait bien que la coopération nucléaire entre la Chine et le Pakistan, dès le début des années 1980, ait été envisagée par Pékin comme un moyen d’imposer des coûts stratégiques à New Delhi en "l’équilibrant" militairement et politiquement : « China wants to limit India’s power capabilities to South Asia and thereby constrain New Delhi’s aspirations to become a major power in Asia. India’s emergence as peer-competitor in Asia would upset China’s predominant position in the region […] Regional and global balance of power and containment considerations are behind these Chinese calculations » (Paul, 2003 : 2-4). Pour la Chine, le Pakistan était certainement un récipiendaire idéal de son aide nucléaire dans la mesure où New Delhi et Islamabad étaient tous les deux des ennemis. À travers le « pouvoir égalisateur de l’atome », la Chine créait une sorte d’équilibre des puissances au niveau de la région asiatique50.

Proposition 3 : Le passage d’un État, de récipiendaire à fournisseur de matières et technologies

nucléaires militaires, pourrait être motivé par la volonté de contenir la puissance d’un autre État menaçant commun avec l’État récipiendaire.

3.2.2. L’argument (néo) libéral. Les impératifs économiques : le