• Aucun résultat trouvé

États, échanges nucléaires et prolifération : de l'importation à l'exportation de matières et technologies nucléaires militaires

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "États, échanges nucléaires et prolifération : de l'importation à l'exportation de matières et technologies nucléaires militaires"

Copied!
367
0
0

Texte intégral

(1)

États, échanges nucléaires et prolifération

De l’importation à l’exportation de matières et technologies

nucléaires militaires

Thèse

Saëd’Nhir Irving Lewis

Doctorat en science politique

Philosophiæ doctor (Ph.D.)

Québec, Canada

(2)
(3)

iii

Résumé

Cette recherche fournit une explication à propos du passage des États, de récipiendaires à fournisseurs de matières et technologies nucléaires militaires dans le but de participer à l’accumulation de la connaissance sur les déterminants de la prolifération nucléaire analysés à partir de l’approche fournisseur-centrée. Une tâche à laquelle ne s’était alors penchée, de manière systématique, aucune étude dans la littérature spécialisée. Pour ce faire, une analyse empirique d’un modèle théorique a été menée.

Selon ce modèle dénommé théorie interactive des échanges nucléaires militaires bilatéraux et basé sur une reconceptualisation des concepts de l’opportunité et de la volonté, le passage des États, de récipiendaires à fournisseurs de matières et technologies nucléaires militaires, est motivé par des facteurs politiques et économiques et est favorisé par des facteurs culturels alors que les facteurs institutionnels et normatifs semblent n’avoir aucun effet sur son occurrence.

Le test empirique du modèle a été effectué à partir d’observations relatives aux transactions nucléaires militaires interétatiques bilatérales entre 1945 et 2010. Les données ont été analysées par le biais de deux méthodes, l’analyse quali-quantitative comparée (Qualitative Comparative Analysis) et l’analyse de processus (Process-tracing), afin de donner plus de robustesse aux résultats. Ces résultats confirment les hypothèses du modèle : les affinités identitaires de l’État fournisseur avec l’État récipiendaire, sa volonté de contenir un État menaçant commun avec l’État récipiendaire et son désir de tirer profit financièrement de son expertise nucléaire sont tous trois facteurs explicatifs de la variation du passage de récipiendaires à fournisseurs de matières et technologies nucléaires militaires alors que la participation de l’un ou l’autre des États au régime international de non-prolifération ne semble pas être un frein à l’occurrence du phénomène.

(4)
(5)

v

Remerciements

Je voudrais remercier sincèrement ma directrice de thèse, la Professeure Anessa L. Kimball pour son aide, son soutien, et sa compréhension tout au long de mes années de doctorat à l’Université Laval. C’était simplement la directrice de recherche dont j’avais besoin. Je suis aussi redevable au Professeur Gérard Hervouet grâce à qui j’ai pu bénéficier, à travers le Programme Paix et sécurité internationales, du soutien financier nécessaire à la présentation de mes recherches lors de différentes manifestations scientifiques.

Mes remerciements vont également aux autres membres du jury qui ont accepté de participer à l’évaluation de cette thèse : les Professeurs Yan Cimon, Jonathan Paquin et Julian Schofield.

À tous ceux qui étaient convaincus, bien avant moi-même, que je pouvais y arriver, vous avez été une très grande source de motivation. Merci.

(6)
(7)

vii

Table des matières

Résumé ... iii

Remerciements ... v

Table des matières ... vii

Liste des tableaux ... xiii

Liste des figures ... xv

Chapitre 1: L’introduction ... 1

1. La présentation du phénomène. ... 1

1.1. La mise en contexte. ... 1

1.2. Les questions de recherche. ... 4

2. L’explication du phénomène. ... 4

2.1. Les recherches portant sur les conséquences de la prolifération nucléaire. ... 5

2.2. Les recherches portant sur les causes de la prolifération nucléaire. ... 7

3. Le programme de recherche. ... 11

3.1. L’originalité de la recherche. ... 11

3.2. L’argument en bref. ... 12

3.3. La démarche proposée. ... 13

Chapitre 2 : Le modèle théorique ... 15

1. L’originalité du modèle théorique. ... 15

2. L’opportunité et la volonté comme une base théorique pour la construction d’un cadre analytique. ... 18

2.1. La conceptualisation de l’ « opportunité » et de la « volonté » dans la littérature classique originelle. ... 18

2.2. La conceptualisation de l’ « opportunité » et de la « volonté » dans la théorie interactive des échanges nucléaires militaires bilatéraux. ... 19

2.2.1. La définition de l’opportunité. ... 20

2.2.2. La définition de la volonté. ... 21

3. Les propositions théoriques. ... 23

3.1. Les propositions associées à l’opportunité. ... 23

3.1.1. L’argument constructiviste. La rencontre de l’offre et de la demande : les affinités identitaires et le passage de récipiendaire à fournisseur de matières et technologies nucléaires militaires. ... 23

(8)

3.1.2. L’argument institutionnaliste et normatif. Les limites de la coopération : les failles du régime international de non-prolifération et le passage de récipiendaire à fournisseur de

matières et technologies nucléaires militaires. ... 29

3.2. Les propositions associées à la volonté. ... 38

3.2.1. L’argument néo (réaliste). Les impératifs stratégiques : l’endiguement et l’équilibre des puissances et le passage de récipiendaire à fournisseur de matières et technologies nucléaires militaires. ... 39

3.2.2. L’argument (néo) libéral. Les impératifs économiques : le bien-être et le passage de récipiendaire à fournisseur de matières et technologies nucléaires militaires. ... 42

Chapitre 3 : Le design de recherche ... 45

1. La stratégie générale de recherche. ... 45

1.1. L’univers empirique. ... 45

1.1.1. Les programmes nucléaires militaires depuis le début de l’ère nucléaire... 45

1.1.2. Les transferts nucléaires militaires entre États depuis le début de l’ère nucléaire. 62 1.1.2.1. L’assistance nucléaire sensible de Kroenig (2009a; 2010). ... 62

1.1.2.2. Les transferts nucléaires hypothétiques... 67

1.2. Les méthodes d’analyse des données. ... 75

1.2.1. L’analyse quali-quantitative comparée: l’analyse booléenne. ... 75

1.2.2. L’analyse de processus. ... 81

2. Les définitions opérationnelles des variables. ... 82

2.1. La variable dépendante (le résultat) et sa mesure. ... 82

2.2. Les variables explicatives (les conditions) et leurs mesures. ... 85

2.2.1. Les conditions associées à l’opportunité. ... 85

2.2.1.1. La condition identitaire: l’affinité idéologique. ... 85

2.2.1.2. La condition institutionnelle et normative: l’adhésion au Traité de non-prolifération. ... 87

2.2.2. Les conditions associées à la volonté. ... 87

2.2.2.1. La condition stratégique: l’État menaçant commun. ... 87

2.2.2.2. La condition économique: le niveau de développement économique. ... 89

2.3. Les variables explicatives additionnelles (conditions additionnelles) et leurs mesures. 90 2.3.1. L’affinité religieuse. ... 91

(9)

ix

2.3.3. L’appartenance au Groupe des fournisseurs nucléaires. ... 92

2.3.4. L’alliance militaire. ... 93

2.3.5. L’Alliance avec un État nucléaire. ... 93

2.3.6. La possession d’armes nucléaires. ... 94

2.3.7. La puissance relative. ... 95

2.3.8. Le statut de grande puissance. ... 95

2.3.9. La contiguïté géographique. ... 95

2.3.10. Les relations diplomatiques. ... 96

2.3.11. Les transferts d’armements conventionnels. ... 96

2.3.12. L’ouverture économique. ... 97

2.3.13. L’interdépendance commerciale. ... 98

Chapitre 4 : Le test booléen du modèle théorique ... 101

1. La table de vérité. ... 101

2. L’équation booléenne et sa minimisation. ... 121

2.1. La minimisation des configurations [1] (avec exclusion des cas logiques). ... 121

2.2. La minimisation des configurations [0] (avec exclusion des cas logiques). ... 122

2.3. La minimisation des configurations [1] (avec inclusion des cas logiques). ... 123

2.4. La minimisation des configurations [0] (avec inclusion des cas logiques). ... 124

3. L’interprétation des résultats. ... 125

3.1. L’interprétation des formules avec un résultat [1]... 125

3.2. L’interprétation des formules avec un résultat [0]... 128

3.3. L’explication des cas positifs impliqués dans les configurations contradictoires à l’aide de la formule [1]. ... 133

3.3.1. Le cas Israël-Afrique du Sud. ... 133

3.3.2. Les cas Chine-Iran, Corée du Nord-Syrie, Corée du Nord et Pakistan-Lybie. 143 3.4. Effet des variables conditions additionnelles sur les résultats... 162

3.4.1. La variable identitaire. ... 162

3.4.2. Les variables institutionnelles et normatives. ... 162

3.4.3. Les variables stratégiques. ... 169

3.4.4. Les variables économiques. ... 174

(10)

1. Les transferts nucléaires de la Chine au Pakistan et à l’Iran. ... 179

1.1. La Chine comme fournisseur de matières et technologies nucléaires militaires. ... 180

1.2. Le Pakistan comme récipiendaire de matières et technologies nucléaires militaires. .. 181

1.3. L’Iran comme récipiendaire de matières et technologies nucléaires militaires. ... 191

1.4. L’explication analytique : les cas sino-pakistanais et sino-iraniens à l’épreuve de la théorie interactive des échanges nucléaires militaires bilatéraux. ... 199

1.4.1. Les affinités identitaires et l’assistance nucléaire de la Chine au Pakistan et à l’Iran. 199 1.4.1.1. La relation sino-pakistanaise ou l’amitié à toute épreuve. ... 199

1.4.1.2. La relation sino-iranienne ou la rencontre de deux grandes civilisations. ... 206

1.4.2. La participation au régime international de non-prolifération et l’assistance nucléaire de la Chine au Pakistan et à l’Iran. ... 211

1.4.2.1. Les débuts de la coopération et la remise en cause de la légitimité du régime de non-prolifération. ... 211

1.4.2.2. La poursuite de la coopération et la mise en lumière du design problématique du régime de non-prolifération. ... 215

1.4.3. Les stratégies d’équilibrage et l’assistance nucléaire de la Chine au Pakistan et à l’Iran. 218 1.4.3.1. La volonté de contenir l’Inde. ... 218

1.4.3.2. La volonté de contenir les États-Unis ... 223

1.4.4. Les considérations économiques et l’assistance nucléaire de la Chine au Pakistan et à l’Iran. ... 231

1.4.5. Conclusion. ... 244

2. Les transferts nucléaires du Pakistan à l’Iran. ... 246

2.1. Le Pakistan comme fournisseur de matières et technologies nucléaires militaires. ... 246

2.2. L’explication analytique : le cas pakistano-iranien à l’épreuve de la théorie interactive des échanges nucléaires militaires bilatéraux. ... 247

2.2.1. Une vue d’ensemble de la coopération nucléaire Pakistan-Iran. ... 248

2.2.1.1. La mise en place de la coopération (1987-1990). ... 248

2.2.1.2. La mise en œuvre de la coopération (1991-1999). ... 250

2.2.2. Les affinités identitaires et l’assistance nucléaire du Pakistan à l’Iran. ... 251 2.2.3. La participation au régime de non-prolifération et l’assistance nucléaire du Pakistan à l’Iran. 256

(11)

xi

2.2.4. La stratégie d’équilibrage et l’assistance nucléaire du Pakistan à l’Iran. ... 260

2.2.5. Les considérations économiques et l’assistance nucléaire du Pakistan à l’Iran... 271

2.2.6. Conclusion. ... 279

Chapitre 6 : La conclusion ... 283

1. Retour sur l’objet de la recherche. ... 283

2. Limites de la recherche. ... 287

3. Contributions de la recherche et pistes de recherche futures. ... 290

Bibliographie ... 295

Annexe ... 315

Annexe 3.1. Tableau récapitulatif des dyades d’étude... 315

Annexe 4.1. Tableau récapitulatif des données empiriques dichotomisées. ... 328

Annexe 4.2. Diagramme de Venn 4.2.A, 4.2.B, 4.3.A, 4.3.B. ... 339

Annexe 4.3. Diagramme de Venn 4.2.A.R, 4.2.B.R, 4.3.A.R, 4.3.B.R. ... 341

Annexe 4.4. Formules [0] et dyades associées. ... 343

Annexe 4.5. Effets des variables conditions additionnelles sur les résultats. Formules [1] et dyades associées. ... 349

(12)
(13)

xiii

Liste des tableaux

Tableau 1.1. Nouvelle littérature sur l’approche fournisseur-centrée (supply-side approach) des

causes de la prolifération nucléaire. ... 10

Tableau 3.1. Activités nucléaires militaires étatiques, 1945-2005. Différences entre Jo et Gartzke (2007) et Singh et Way (2004) et Müller et Schmidt (2010) ... 49

Tableau 3.2. Activités nucléaires militaires étatiques, 1945-2005 (Müller & Schmidt, 2010) ... 50

Tableau 3.3. Programmes nucléaires militaires, 1945-2000 (Bleek, 2010) ... 53

Tableau 3.4. Activités nucléaires militaires étatiques, 1945-2005. Différences entre Müller et Schmidt (2010) et Bleek (2010) ... 60

Tableau 3.5. Fournisseurs potentiels de matières et technologies nucléaires militaires, 1945-2010. 63

Tableau 3.6. Récipiendaires potentiels de matières et technologies nucléaires militaires, 1945-2010. 65

Tableau 3.7. De l’importation à l’exportation. Les échanges bilatéraux de matières et technologies nucléaires militaires, 1945-2010 ... 71

Tableau 3.8. Récapitulatif des variables d’étude ... 99

Tableau 4.2.A. Table de vérité (Syrie incluse et ECODEVA) ... 105

Tableau 4.2.B. Table de vérité (Syrie incluse et ECODEVB) ... 106

Tableau 4.3.A. Table de vérité (Syrie exclue et ECODEVA) ... 107

Tableau 4.3.B. Table de vérité (Syrie exclue et ECODEVB) ... 108

Tableau 4.2.A.R. Table de vérité 4.2.A révisée ... 115

Tableau 4.2.B.R. Table de vérité 4.2.B révisée ... 116

Tableau 4.3.A.R. Table de vérité 4.3.A révisée ... 117

Tableau 4.3.B.R. Table de vérité 4.3.B révisée ... 118

Tableau 4.4. Cas suspects de coopération nucléaire ... 152

Tableau 4.5. Table de vérité (Modèle 4.2.A) ... 159

Tableau 4.6. Table de vérité (Modèle 4.2.B) ... 160

Tableau 5.1. Les deux voies possibles pour fabriquer la bombe ... 183

Tableau 5.2. Coopération nucléaire sino-pakistanaise ... 189

Tableau 5.3. Coopération nucléaire sino-iranienne ... 195

Tableau 5.4. Coopération sino-pakistanaise dans le domaine du nucléaire civile ... 237

(14)

Tableau 5.6. Importations chinoises de pétrole brut, 2009-2010... 243

Tableau 5.7. Sanctions économiques américaines contre le Pakistan, 1979-1990 ... 274

Tableau 5.8. Sanctions économiques américaines contre le Pakistan, 1990-1998 ... 275

Tableau 5.9. Sanctions économiques américaines contre le Pakistan, 1998-2001 ... 276

(15)

xv

Liste des figures

Figure 1.1. Évolution de la prolifération nucléaire, 1945-2015 ... 2

Figure 2.1. Logique du modèle théorique ... 22

Figure 4.1. Seuil de dichotomisation de la variable IDEOL (Syrie incluse) ... 109

Figure 4.2. Seuil de dichotomisation de la variable IDEOL (Syrie exclue) ... 111

Figure 4.3. Seuil de dichotomisation de la variable ECODEVB (Syrie incluse ou exclue) ... 111

Figure 5.1. Les deux voies possibles pour fabriquer la bombe, A. Q. Khan ... 187

Figure 5.2. Production et consommation de pétrole de la Chine, 1990-2010 ... 239

Figure 5.3. Production et consommation de gaz de la Chine, 2000-2011 ... 239

Figure 5.4. Aide américaine au Pakistan, 1948-2010 ... 265

(16)
(17)

1

Chapitre 1: L’introduction

Without comparisons to make, the mind does not know how to proceed.

Alexis de Tocqueville. Ce chapitre introduit la recherche. Premièrement, il présente le phénomène empirique à l’étude en le mettant en contexte et en exposant les questions de recherche. Deuxièmement, il explique le phénomène à la lumière de la littérature actuelle. Troisièmement, il aborde le programme de recherche en montrant l’originalité de la recherche, en résumant l’argument de la recherche et en décrivant le plan de la recherche.

1. La présentation du phénomène.

1.1. La mise en contexte.

Les craintes d’une prochaine cascade de prolifération — qui verrait des États s’engager, les uns à la suite des autres, dans des programmes nucléaires militaires pour répondre à un éventuel dilemme de sécurité posé par d’autres États — sont aujourd’hui très vives notamment à cause des ambitions nucléaires nord-coréenne et iranienne. Certes, cette tendance à percevoir la diffusion des armes nucléaires en termes d’automaticité et de contagion n’est pas un phénomène nouveau dans l’histoire1. Mais il semble que le monde soit à nouveau proche d’un point de basculement qui pourrait inaugurer une ère de prolifération nucléaire épidémique; et cette thèse des dominos n’est pas seulement circonscrite à quelque pays ou cercle politique/professionnel, elle est aussi partagée par un nombre de plus en plus croissant d’observateurs, de chercheurs et d’analystes pour ne citer que ceux-là (Potter & Mukhatzhanova, 2010 : 2).

1 Dès la conception de l’arme atomique, la question de la possibilité d’une prolifération universelle fut déjà posée. En

1963, la vision cauchemardesque, du Président américain John Kennedy, d’un monde constitué de 15 à 25 puissances nucléaires à la fin des années 1960 donna l’impulsion à la recherche d’un cadre normatif régulant la possession de l’arme nucléaire avec notamment la négociation du Traité de non-prolifération (TNP) en 1968. Aujourd’hui, cinq États sont officiellement dotés de la bombe (États-Unis, Russie, Royaume-Uni, France et Chine), quatre officieusement (Israël, Inde, Pakistan et Corée du Nord) alors que trois autres sont (ou ont été) soupçonnés de frapper aux portes du club nucléaire (Iran, Syrie, Myanmar). Comme le montre la figure 1.1, depuis le premier test nucléaire des États-Unis en 1945 jusqu’à celui de la Corée du Nord en 2006, le phénomène a connu une évolution relativement stable mais lente. La dizaine d’États qui entreprennent des activités nucléaires militaires représentent moins de 6% des États membres de l’Organisation des Nations Unies (ONU).

(18)

Figure 1.1. Évolution de la prolifération nucléaire, 1945-20152.

Le fait que cette hypothétique nouvelle vague de prolifération en chaîne puisse être accélérée par des coopérations entre États disposant déjà de l’expertise nucléaire et États aspirant à la bombe est donc, en toute logique, un motif de préoccupation majeure. En effet, les échanges nucléaires3 peuvent permettre aux États proliférants de surmonter plusieurs défis techniques et stratégiques associés à leur quête de la bombe. En bénéficiant des plans de technologies aussi compliquées et sophistiquées que celles qui entrent en ligne de compte dans la fabrication des armes nucléaires, les scientifiques de ces États peuvent brûler les étapes du design pour se consacrer davantage à la réplication de modèles qui ont déjà fait leur preuve dans un autre programme nucléaire. Les transferts nucléaires peuvent aussi permettre à l’État récipiendaire de réduire la quantité des essais et erreurs caractéristiques de tout programme nucléaire; encore plus lorsque ses scientifiques sont

2 Tirée de Müller & Schmidt (2010 : 125).

3 Les termes transferts nucléaires, échanges nucléaires, transactions nucléaires, assistance nucléaire et coopération

(19)

3 inexpérimentés. Les États fournisseurs peuvent également construire et faire fonctionner des installations nucléaires pour le compte des États récipiendaires. Ainsi, ces derniers bénéficient des connaissances tacites acquises par les scientifiques d’États nucléaires plus avancés technologiquement. Les candidats à la prolifération peuvent aussi réduire les coûts de leur programme nucléaire en choisissant l’option de la coopération nucléaire d’autant qu’une aventure nucléaire sans assistance extérieure peut s’avérer très onéreuse. En définitive, les coopérations nucléaires peuvent permettre aux États récipiendaires de disposer de capacités nucléaires latentes dans des délais relativement courts sans éveiller les soupçons de la communauté internationale, avant que celle-ci ne soit éventuellement confrontée au fait accompli (Kroenig, 2009b : 164-166). D’ailleurs, l’histoire des relations internationales a montré que ce type de transactions a contribué au développement des programmes nucléaires de nombreux États proliférants et favorisé l’accession de certains d’entre eux au statut d’États dotés d’armes nucléaires (EDAN). Par exemple, le Royaume-Uni (1943-1946) a bénéficié de l’assistance nucléaire des États-Royaume-Unis et est devenu un EDAN en 1952, la Chine (1958-1960) a bénéficié de l’assistance nucléaire de l’Union soviétique et est devenue un EDAN en 1964, et Israël (1959-1965) a bénéficié de l’assistance nucléaire de la France pour enfin réussir à fabriquer son premier engin nucléaire en 1967.

De même, le Pakistan (1974-1986) a bénéficié de l’assistance nucléaire de la France et de la Chine et est devenu un EDAN de facto en 1998. Entre 1987 et 2003, ce pays a, par l’intermédiaire d’Abdul Qaader Khan4, approvisionné l’Iran (1987-1999), la Corée du Nord 2002) et la Libye (1997-2003) en différents types de matières et technologies nucléaires militaires; entre autres, des centrifugeuses, de l’hexafluorure d’uranium nécessaire à la production d’uranium hautement enrichi, et des plans d’armes nucléaires. Ce qui a fait penser à des chercheurs qu’une nouvelle ère de la prolifération voyait le jour : des États en développement voyaient ouverte la voie vers un nouveau moyen de nucléarisation; ils s’affranchissaient des procédés classiques d’approvisionnement auprès de ceux qui en étaient déjà dotés, pour s’approvisionner directement entre eux (Braun & Chyba, 2004; Montgomery, 2005).

4 Scientifique pakistanais et « père de la bombe pakistanaise », il a été au cœur, entre 1987 et 2003, d’un réseau

international de trafics de matières et technologies nucléaires destinés à assister des pays aspirant à la bombe, dans leur quête, et qui d’ailleurs, a permis, à ses débuts, au Pakistan, d’obtenir l’arme nucléaire. Ses activités ont été détaillées, entre autres, par Corera (2006) et Tertrais (2010). Nous y reviendrons dans les chapitres 4 et 5.

(20)

1.2. Les questions de recherche.

Si les trois premiers exemples offrent le portrait, certes intéressant, de puissances nucléaires établies partageant leurs secrets nucléaires avec d’autres États en quête de la bombe, les exemples suivants offrent un panorama beaucoup plus complexe de la coopération nucléaire : celui d’États ayant fait l’objet d’une assistance nucléaire et qui, à leur tour en offrent à d’autres États. D’où les deux interrogations suivantes : 1) pourquoi des États ayant acquis, dans le cadre de leur programme nucléaire militaire, des matières et technologies nucléaires militaires en fournissent à leur tour à d’autres États alors que certains d’entre eux ne le font pas ? Et, 2) pourquoi ces États fournissent-ils des matières et technologies nucléaires militaires à tel État plutôt qu’à tel autre?

Ces deux questionnements sont d’autant plus pertinents qu’il existe dans l’histoire de la prolifération nucléaire, des États qui, bien qu’ayant fait l’objet d’assistance nucléaire dans le cadre d’un programme militaire supposé ou réel, n’ont jamais apporté, à leur tour, une quelconque aide dans ce sens à quelque État que ce soit. Par exemple, le Japon (1971-1974) et l’Égypte (1980-1982) ont tous reçu des technologies de retraitement du plutonium de la France sans jamais, à leur tour, en transférer à quelque autre État que ce soit. De même, le Brésil (1979-1994) a bénéficié de l’expertise nucléaire de l’Allemagne sans en offrir à quelque État qui en avait besoin. Parallèlement, la Chine qui a reçu des technologies d’enrichissement de l’uranium et du retraitement du plutonium et des plans d’armes de l’Union soviétique, en à, à son tour, transféré au Pakistan. Mais elle ne s’est pas engagée dans une telle coopération avec la Corée du Nord (Wit, Poneman, & Gallucci, 2004). De même, aucun échange nucléaire militaire n’a eu lieu entre elle et l’Indonésie (Cornejo, 2000) et l’Égypte (Weissman & Krosney, 1983). Tous ces pays avaient pourtant eu des ambitions nucléaires militaires dans les années 1960.

Une telle variation dans l’univers des échanges nucléaires militaires bilatéraux méritant qu’on s’y attarde de manière approfondie, nous avons donc décidé de l’étudier en espérant combler une lacune majeure de l’abondante littérature sur les questions de prolifération nucléaire.

2. L’explication du phénomène.

Les recherches en matière de prolifération peuvent globalement être réparties en deux catégories distinctes : 1) celles traitant des causes du phénomène (Campbell, Einhorn, & Reiss, 2004; Hymans, 2006a; Quester, 1973; Sagan 1996/1997; Solingen, 1994 ; 1998 ; 2007) et 2) celles traitant de ses

(21)

5 conséquences (Sagan & Waltz, 1995). À leur tour, les travaux portant sur les conséquences peuvent être classés en deux groupes distincts : 1) le groupe des analyses optimistes selon lesquelles la prolifération aurait des effets bénéfiques pour le système international (Waltz, 1979; 1995) et 2) le groupe des analyses pessimistes selon lesquelles la prolifération rendrait le système international instable et le monde dangereux (Sagan, 1993; Sagan, 1995; Blair 1993; Miller, 1993). Quant aux études portant sur les causes, elles adoptent, elles aussi, deux approches différentes pour traiter du sujet : 1) la première, qu’on peut qualifier de « demande-centrée » (demand-side approach) essaye de trouver les raisons qui président à la nucléarisation et à l’abandon des programmes nucléaires (Kegley, 1980; Meyer, 1984; Lavoy, 1993; Sagan, 1996/1997; Grillot & Long, 2000; Paul, 2000; Singh & Way, 2004; Hymans, 2006a; Solingen, 2007; Jo & Gartzke, 2007); et 2) la deuxième qu’on peut qualifier de « fournisseur-centrée » (supply-side approach) se focalise sur les États disposant de l’expertise nucléaire et capables d’assister les candidats à la prolifération dans leur quête de la bombe (Kroenig, 2009a; 2009b; 2010; Fuhrmann, 2008; 2009a; 2009b; 2012). Si la première approche domine nettement la littérature sur les causes de la prolifération, les chercheurs du domaine commencent juste par s’intéresser à la deuxième approche dans laquelle s’inscrit notre recherche. En somme, l’état de la recherche sur les déterminants de la prolifération montre qu’on en sait maintenant suffisamment sur le pourquoi de la prolifération mais très peu sur le comment du phénomène (Gartzke & Kroenig, 2009 : 152). C’est la raison pour laquelle nous nous engageons à contribuer au développement de cette perspective de recherche en nous penchant sur le comment de la prolifération nucléaire, et en l’occurrence ici, comment les États passent de récipiendaire à fournisseurs de matières et technologies nucléaires militaires.

2.1. Les recherches portant sur les conséquences de la

prolifération nucléaire.

Les recherches sur les conséquences de la prolifération ont exploré plusieurs questions qui ont permis de faire avancer nos connaissances sur la thématique. Deux parmi elles ont particulièrement nourri les réflexions des chercheurs : 1) dans quelle mesure les armes nucléaires influencent-elles le comportement des États lors d’une crise; et 2) quels sont les effets de la prolifération nucléaire sur la stabilité du système international. Si un certain consensus se dégage des différents résultats issus des travaux traitant de la première question, à savoir que la crainte de représailles nucléaires de la part des États disposant d’armes nucléaires serait de nature à empêcher tout usage de la force militaire contre eux (Achen & Snidal, 1989; Brodie, 1946; Jervis, 1989; Knorr, 1962; Powell, 1990,

(22)

Schelling, 1960 ; 1966), les avis restent partagés sur la réponse à la deuxième question. D’un côté, on a ceux qui sont considérés comme des « optimistes » pour qui la prolifération des armes nucléaires conduirait à une grande stabilité du système international, convaincus du bon fonctionnement de la dissuasion nucléaire (Bueno de Mesquita & Riker, 1982; Mearsheimer, 1990 ; 1993, Waltz, 1979 ; 1995). De l’autre côté, ceux qui sont considérés comme des « pessimistes » pour qui la prolifération nucléaire au contraire favoriserait l’instabilité du système international car, la possession d’armes nucléaires par un plus grand nombre d’États augmente les risques de guerres préventives, de crises, d’accidents nucléaires et de terrorisme nucléaire (Blair, 1994; Feaver, 1993; Sagan, 1993 ; 1995; Thayer, 1994). En toute logique, lorsqu’intervient le débat sur la faisabilité d’un monde exempt d’armes nucléaires5, les rôles s’inversent, les premiers devenant pessimistes et les seconds optimistes. Lorsque le plus célèbre représentant de l’école optimiste affirme que « those who like peace should love nuclear weapons » parce que « they are the only weapons ever invented that work decisively against their own use » et donc, « those who advocate a zero option argue, in effect, that we should eliminate the causes of the extensive peace the nuclear world has enjoyed » (Waltz, 2010), la réplique du représentant le plus influent de l’école pessimiste ne se fait pas attendre : « nuclear weapons have not been the best things since sliced bread […] Living with nuclear weapons was a perilous necessity in the past. It should not be repeated ». Il ajoute: « Disarmament critics today are like those medieval [european] mapmakers, fearing that we are entering unknown territory fraught with hidden nuclear monsters. But these dragons are fantasies » (Sagan, 2010)6.

Mais finalement, il semble que ces deux écoles se soient focalisées sur les effets agrégés de la prolifération (bons ou mauvais pour les systèmes régionaux et internationaux) et en ont oublié les effets différentiels (différents effets sur différents types d’États : bons pour certains, mauvais pour d’autres et vice-versa). Or, le risque posé par la prolifération dépendrait de la capacité de projection

5 Ce débat a été ranimé par la publication de deux articles, en 2007 et 2008, dans le Wall Street Journal, par ce qu’il est

désormais convenu d’appeler la « Bande des Quatre », c’est-à-dire quatre personnalités marquantes de la vie politique américaine, qui appelaient alors à la réalisation d’un « monde libre d’armes nucléaires » et définissaient les étapes pour y parvenir. Voir George P. Shultz, William J. Perry, Henry A. Kissinger et Sam Nunn, « A World Free of Nuclear Weapons », Wall Street Journal, 4 Janvier 2007 ; et George P. Shultz, William J. Perry, Henry A. Kissinger et Sam Nunn, « Toward A Nuclear Free World », Wall Street Journal, 15 Janvier 2008.

6 Ces échanges entre Kenneth Waltz et Scott Sagan, sur la question d’un monde sans armes nucléaires, ont eu lieu dans

les colonnes de la revue The National Interest (septembre/octobre 2010). Le numéro spécial intitulé « The Great Debate : Nuclear Zero Prophecies » est disponible à l’adresse suivante : http://nationalinterest.org/greatdebate/nuclear-option-3949.

(23)

7 des forces militaires conventionnelles. En effet, le phénomène représenterait un plus grand danger pour les États ayant la capacité de projeter leur puissance militaire conventionnelle sur un État nucléaire potentiel qu’il ne le serait pour les États ne disposant pas de cette capacité : d’un côté, il limiterait la liberté d’action militaire du premier groupe d’États, et de l’autre côté, il pourrait même (parfois) avoir des effets bénéfiques sur l’environnement stratégique du second groupe d’États (Kroenig, 2009c).

2.2. Les recherches portant sur les causes de la prolifération

nucléaire.

Les travaux portant sur les causes de la prolifération ont longtemps été dominés par l’étude des motivations qui sous-tendent le démarrage et l’arrêt des programmes nucléaires des États (approche demande-centrée). Dans un article fondateur, Scott Sagan (1996/1997) en a identifié trois qui lui ont permis de construire trois modèles théoriques explicatifs de la quête de la bombe : 1) la volonté pour un État de se prémunir d’une agression externe dans un système international anarchique où le dilemme de sécurité tient une place importante (modèle sécuritaire); 2) l’existence, dans cet État, d’acteurs internes qui encouragent ou découragent les gouvernements dans la quête de la bombe, les armes nucléaires étant perçues comme des instruments politiques permettant aux leaders et aux dirigeants de consolider leurs intérêts bureaucratiques et politiques (modèle bureaucratique) ; et 3) le prestige international associé à la possession des armes nucléaires (modèle normatif). L’auteur rappelle toutefois que ces trois facteurs ne doivent être compris comme exclusifs entre eux, son analyse mettant, avec justesse, l’accent sur leur complémentarité, à des degrés divers, dans différents cas7. Cet aspect multi-causal de la prolifération est également mis en exergue par les travaux d’Etel Solingen (1994 ; 1998 ; 2007) qui a, entre autres, souligné le rôle joué par les coalitions politiques domestiques et leurs stratégies de développement économiques ; et de Jacques Hymans (2006a) qui a mis en lumière l’influence des facteurs psychologiques, dans la nucléarisation d’un pays.

Pour ce dernier, très peu de leaders nationaux sont prêts à prendre la décision, à la fois risquée et « révolutionnaire » de fabriquer et déployer des armes nucléaires ; ce qui expliquerait qu’il y ait, à ce jour, si peu d’États dotés de l’arme nucléaire. Hymans donne ainsi un certain crédit au « réalisme

7 Toutefois, cette etude a démontré: « A strongest support for the security model, although […] domestic interests and

prestige concerns are "sufficient, but not necessary" conditions for proliferation in a limited number of cases » (Montgomery & Sagan, 2009 : 305).

(24)

mesuré » (prudential realism) formulé par T.V. Paul (2000) pour expliquer la décision des États de renoncer aux armes nucléaires8. Donc, pense-t-il, la décision de proliférer est intimement liée à la conception de l’identité nationale définie comme « l’idée que se fait un individu de l’identité la Nation : ce pour quoi elle existe et sa place sur la scène internationale » (Hymans, 2006a : 8-11). Dans cette perspective, la présence au pouvoir d’un homme politique « nationaliste d’opposition » sujet à deux émotions combinées, à savoir la peur et l’orgueil, créerait une forte inclination en faveur de la bombe. En somme, un tel « nationaliste d’opposition », ayant à la fois une vision extrêmement hostile du monde qui l’entoure et convaincu de la supériorité de son pays par rapport aux autres, pourrait choisir l’option de la nucléarisation pour peu que les conditions techniques et stratégiques soient réunies (Hymans, 2006a : 35-36).

Selon Etel Solingen (1994 ; 2007), il existerait dans de nombreux États, une tension entre ceux qui militent pour une société ouverte au monde et ceux qui voudraient rester fermés au monde. C’est ainsi que les tenants de la première approche ont tendance à rejeter toute acquisition d’armes nucléaires alors que les tenants de la deuxième approche sont plus enclins à la favoriser. Pour elle, plus que des changements au sein de l’environnement sécuritaire externe, ce sont ceux au sein des coalitions politiques internes qui auraient plus d’impact sur les décisions nucléaires d’un pays.

Ces deux auteurs, en se focalisant sur les niveaux d’analyse individuel (Hymans, 2006a) et interne (Solingen, 1994 ; 2007) pour expliquer les causes de la prolifération nucléaire ont largement contribué au développement d’une perspective théorique idéaliste de ce champ de recherche, et selon laquelle « states obtain nuclear weapons because they learn to stop worrying and love the bomb »; leurs tenants considérant : « The key variable that determines the incidence of prolifération [is] state perceptions of the bomb’s utility and of its symbolism ». Une grille de lecture qui se distance de la perspective théorique réaliste selon laquelle « states acquire nuclear weapons because their security demands it », comme l’illustre le modèle sécuritaire de Scott Sagan (1996/1997), et dont les

8 Le « prudential realism » de T.V Paul se distingue du « hard realism » (réalisme offensif) et est un mixte entre le

réalisme et le libéralisme. Il est basé sur la reconnaissance fondamentale par les États d’une interdépendance sécuritaire entre eux, qu’ils soient alliés ou adversaires. Ainsi, les choix nucléaires d’un pays sont « determined largely by the level and type of security threats that it faces and the nature of the interactions or conflict with its key adversaries and allies in its immediate geo-strategic environment » (Paul, 2000 : 4) : les États (qui ne sont pas de grandes puissances) les plus susceptibles de renoncer aux armes nucléaires sont ceux situés dans des zones à faibles ou moyens taux de conflits alors que les États les plus susceptibles d’acquérir des capacités nucléaires ont tendance à se situer dans des zones à forts taux de conflits. Ces derniers sont aussi ceux qui sont engagés dans des conflits de longue durée et des rivalités durables.

(25)

9 partisans considèrent que l’anarchie caractéristique du système international et le dilemme de sécurité favorisent la recherche de telles armes, seules susceptibles de garantir une dissuasion efficace et crédible (Hymans, 2006b : 455).

Récemment, une nouvelle génération de jeunes chercheurs a réinvesti le champ d’étude des causes de la prolifération en posant les bases de la recherche sur les déterminants du phénomène mais cette fois-ci vus du côté des fournisseurs (approche fournisseur-centrée) non sans avoir souligné : « Whether states want nuclear weapons is irrelevant if they are unable to acquire them » (Gartzke & Kroenig, 2009 : 152). Ainsi Matthew Fhurmann a-t-il cherché à analyser les tenants et les aboutissants des transactions de biens à double-usage entre les États (2008), à déterminer les motivations qui président à une coopération nucléaire civile entre eux (2009a), et finalement à examiner la relation entre accords nucléaires civils et prolifération nucléaire (2009b). Tandis que, de son côté, Matthew Kroenig, s’est attaché à expliquer les raisons qui poussent les États à offrir de l’assistance nucléaire sensible (2009a ; 2010) et à examiner la relation entre assistance nucléaire sensible et prolifération (2009b).

Selon Fuhrmann (2008), les États cherchant à maximiser leurs gains issus du commerce de biens à double-usage promouvront des exportations vers des pays où existent des garanties de sécurité et par conséquent les restreindront vers ceux où existent des risques sécuritaires. Il s’agit donc pour les États exportateurs de tirer les bénéfices de leurs activités tout en minimisant les éventuels effets secondaires néfastes qui se résument en la probabilité soit pour un État de détourner les technologies à double-usage à des fins militaires soit de les réexporter vers un États tiers, avec le risque que ce dernier en fasse de même (Fuhrmann, 2008 : 634). Ce qui serait de nature à favoriser la prolifération nucléaire. Car, comme l’auteur l’a démontré dans une étude subséquente, il existerait un lien causal entre assistance nucléaire civile et prolifération : en recevant de l’assistance dans le cadre des utilisations pacifiques du nucléaire, la probabilité que les États s’engagent dans les applications militaires de l’atome augmente fortement dans le temps — les coûts d’une telle aventure étant désormais réduits et les leaders devenant confiants de fabriquer avec succès la bombe — surtout si leur environnement sécuritaire et stratégique se détériore. Une découverte révolutionnaire qui va à l’encontre de l’idée reçue selon laquelle les États développent des armes nucléaires lorsqu’ils en ressentent la nécessité et non lorsqu’ils disposent de la capacité de le faire (Fuhrmann, 2009b).

(26)

Mais pourquoi les États s’engagent-ils dans une coopération nucléaire civile si celle-ci risque d’être à l’origine de la prolifération peut-on alors légitimement se demander ? Pire encore, pourquoi fournissent-ils de l’assistance nucléaire sensible à des États non-nucléaires, contribuant ainsi à cette prolifération ? Fuhrmann (2009a) répond au premier questionnement en donnant trois raisons stratégiques : 1) renforcer leurs alliances ; 2) renforcer leurs relations avec les ennemis de leurs ennemis ; 3) renforcer les relations bilatérales avec les autres États démocratiques (Fuhrmann, 2009a : 183-184). Kroenig (2009a; 2010) répond au deuxième en partant d’une simple logique basée sur les effets différentiels de la prolifération nucléaire: « The spread of nuclear proliferation is more threatening for relatively powerful states than it is for relatively weak states » (Kroenig, 2009a : 113). Par conséquent : 1) un État plus puissant serait moins enclin à fournir de l’assistance nucléaire sensible à un État moins puissant; 2) le fait de partager un ennemi commun incite à fournir de l’assistance nucléaire sensible; 3) les États qui dépendent d’une superpuissance seront moins susceptibles de fournir de l’assistance nucléaire sensible (Kroenig, 2009a : 114). Finalement, l’auteur établit, à son tour, un lien causal entre assistance nucléaire sensible et prolifération : les États qui reçoivent de l’assistance nucléaire sensible de la part des États nucléaires avancés sont plus susceptibles que d’autres États qui ne font pas l’objet de tels transferts, d’acquérir des armes nucléaires (2009b : 176).

Tableau 1.1. Nouvelle littérature sur l’approche fournisseur-centrée (supply-side approach) des causes de la prolifération nucléaire.

Matthew Kroenig Matthew Fuhrmann

Kroenig, M. 2009a. Exporting the Bomb: Why States Provide Sensitive Nuclear Assistance. American

Political Science Review 103 (1): 113-133.

Fuhrmann, M. 2008. Exporting Mass Destruction? The Determinants of Dual-Use Trade. Journal of

Peace Research 45 (5): 633-652.

Kroenig, M. 2009b. Importing the Bomb: Nuclear Assistance and Nuclear Proliferation. Journal of

Conflict Resolution 53 (2):161-180.

Fuhrmann, M. 2009a. Taking a Walk on the Supply Side: The Determinants of Civilian Nuclear Cooperation. Journal of Conflict Resolution 53 (2): 181-208.

Kroenig, M. 2009c. Beyond Optimism and Pessimism: The Differential Effects of Nuclear

Fuhrmann, M. 2009b. Spreading Temptation: Proliferation and Peaceful Nuclear Cooperation

(27)

11 Proliferation. Managing the Atom Working Paper

2009-14. Harvard Kennedy School. Harvard University.

Agreements. International Security 34 (1): 7-41.

Kroenig, M. 2010. Exporting the Bomb. Technology

Transfer and the Spread of Nuclear Weapons. Ithaca:

Cornell University Press.

Matthew Fuhrmann. 2012. Atomic Assistance: How

Atoms for Peace Become Atoms for War. Ithaca:

Cornell University Press.

3. Le programme de recherche.

3.1. L’originalité de la recherche.

Malgré tous leurs apports à l’avancement de nos connaissances concernant les causes de la prolifération nucléaire, ces recherches n’ont pas répondu à toutes les questions que peuvent susciter les échanges nucléaires entre les États. Si Fuhrmann (2008 ; 2009a ; 2009b) étudie la coopération nucléaire civile et Kroenig (2009a ; 2010) l’assistance nucléaire sensible (sensitive nuclear

assistance), aucun des auteurs n’investit réellement le domaine des échanges nucléaires militaires

dans toute sa richesse; tâche à laquelle nous nous attelons pour notre part. En fait, l’assistance nucléaire sensible de Kroenig est beaucoup trop restrictive pour prendre en compte toute la diversité des transactions nucléaires militaires entre les États et l’assistance nucléaire civile de Fuhrmann se situe nettement, par définition, hors du domaine des échanges nucléaires militaires entre les États. En définitive, même si notre étude se situe dans le même courant de recherche et partage le même objectif global que les travaux ci-dessus mentionnés, à savoir le développement de l’approche fournisseur-centrée des recherches sur la prolifération nucléaire, elle s’en distance, toutefois, sur au moins deux points fondamentaux : l’objet de la recherche et la méthode de la recherche. Premièrement, si Fuhrmann analyse respectivement les licences d’exportation de biens à double par les États-Unis entre 1991 et 2001 (Fuhrmann, 2008 : 639), tous les accords bilatéraux de coopération nucléaire civile entre les États de 1945 à 2000 (Fuhrmann, 2009a : 18 ; 2009b : 11 ) ; et Kroenig étudie tous les cas d’assistance nucléaire sensible au sein du système international entre 1951 et 2000 (Kroenig, 2009a : 117), nous nous focalisons, pour notre part, sur une catégorie particulière d’États, à savoir des États ayant reçu des matières et technologies nucléaires militaires et qui en fournissent à leur tour, à d’autres États entre 1945 et 2010 ; le tout en partant du postulat

(28)

selon lequel c’est ce type d’États qui devraient susciter des motifs de préoccupation en matière de prolifération à l’heure du quatrième âge nucléaire (Levite, 2009)9.

Deuxièmement, si les travaux de ces deux auteurs participent à la revitalisation des recherches empiriques quantitatives sur les déterminants de la prolifération nucléaire, après les travaux pionniers de Kegley (1980) et Meyer (1984), et ceux plus récents de Singh & Way (2004) et Jo & Gartzke (2007)10, notre étude poursuit un autre objectif novateur : celui d’introduire dans cet univers de recherche la méthode configurationnelle comparative (Configurational Comparative Analysis ou encore Qualitative Comparative Analysis)11 suivant ainsi une proposition de Montgomery & Sagan (2009 : 313) qui, après avoir constaté les insuffisances des méthodes statistiques dans la production de résultats valides sur le sujet, ont alors pensé : « Perhaps something such as qualitative comparative analysis which […] explore complex interactions between different variables in data sets with a low number of observations, might be more appropriate than traditional statistical analysis »12. La prolifération nucléaire étant un phénomène assez rare, donc le nombre de cas à l’étude assez limité, l’utilisation de cette méthode comparative est particulièrement pertinente pour en analyser les causes.

3.2. L’argument en bref.

Dans un système international anarchique — défini comme l’absence d’autorité centrale qui régisse les relations entre États souverains et capable d’imposer sa volonté légale sur ces derniers — mis de l’avant par le paradigme réaliste des relations internationales, alors que tout laisse croire que des

9 Levite (2009) distingue quatre âges nucléaires : 1) le premier âge (1945-1967) qui a commencé avec la naissance des

armes nucléaires et s’est achevé à l’aube du Sommet de Glassboro sur la maîtrise des armements stratégiques entre les États-Unis et l’URSS; 2) le deuxième (1968-1992) qui a commencé avec la signature du TNP et s’est achevé, entre autres, avec l’adhésion de la France et de la Chine au Traité; 3) le troisième âge (1993-2010?) dans laquelle nous visons en ce moment et qui est marqué par divers évènements dont l’accession de l’Inde et du Pakistan au statut nucléaire; 3) et finalement le quatrième âge qui devrait émerger avec, entre autres, un Iran nucléaire suivi d’une cascade de prolifération au Moyen-Orient.

10 Montgomery et Sagan (2009) distinguent trois différentes vagues de travaux quantitatifs sur les causes de la

prolifération : 1) la première vague est représentée par Kegley (1980) et Meyer (1984); 2) la deuxième vague par Singh & Way (2004) et Jo & Gartzke (2007); 3) et la troisième vague par Fuhrmann (2008; 2009a; 2009b) et Kroenig (2009a; 2009b). Plus récemment, deux autres études quantitatives ont été publiées sur les causes de la prolifération : il s’agit de Müller & Schmidt (2010) et de Bleek (2010). Nous évoquerons chacune de ces études au cours de notre travail.

11 D’ailleurs, à notre connaissance, seulement trois travaux publiés, ont utilisé cette méthode dans le champ d’étude des

relations internationales. Il s’agit de: Wickham-Crowley, Timothy. 1991. Guerrillas and Revolutions in Latin America: A Comparative Study of Insurgents and Regimes since 1956. Princeton: Princeton University Press; Drezner, Daniel. 1999. The sanctions paradox: economic statecraft and international relations. Cambridge: Cambridge University Press; et, Chan, Steve. 2003. Explaining War Termination: A Boolean Analysis of Causes. Journal of Peace Research 40 (1): 49-66.

(29)

13 États ayant acquis des secrets nécessaires à la fabrication de l’arme la plus puissante qui ait jamais été inventée par l’homme, les garderont jalousement pour eux, non seulement à cause des avantages associés à sa possession mais aussi et surtout en raison des inconvénients potentiels qui pourraient résulter de son éventuelle obtention par un ennemi; et que le risque que l’ami d’aujourd’hui devienne l’ennemi de demain n’est jamais à écarter (Grieco, 1988; Mearsheimer, 1990), c’est au comportement contraire que l’histoire de la coopération nucléaire interétatique nous a quelques fois habitués.

A priori donc, on pourrait qualifier un tel comportement de partage de matières et technologies nucléaires militaires d’irrationnel. Mais paradoxalement nous pensons tout le contraire en postulant que malgré tout, la rationalité continue de guider le comportement des États lorsqu’ils opèrent le passage de récipiendaires à fournisseurs de matières et technologies nucléaires militaires13. En fournissant des matières et technologies nucléaires militaires à d’autres États après en avoir eux-mêmes reçu auparavant, et en ciblant tel receveur plutôt que tel autre, nous postulons que les États continuent d’être motivés par la maximation de leurs gains relatifs et absolus. Et nous avançons l’argument suivant : les États passeront de récipiendaires à fournisseurs de matières et technologies nucléaires militaires si ce passage peut servir leurs intérêts stratégiques de limitation de la puissance d’un État menaçant et leurs intérêts économiques de maximisation de leurs profits financiers; ils cibleront à leur tour, tel récipiendaire plutôt que tel autre en fonction des affinités identitaires qu’ils entretiennent avec lui et de la capacité de ce dernier à permettre la réalisation des objectifs visés, le tout en s’affranchissant des contraintes imposées par le régime international de non-prolifération censé empêcher ce type de coopération.

3.3. La démarche proposée.

La recherche propose une explication théorique et un test empirique de la coopération nucléaire entre des États qui avaient, eux-mêmes, fait l’objet antérieurement d’une assistance nucléaire, et des États qui aspirent à fabriquer des armes nucléaires; contribuant ainsi à l’enrichissement de la littérature bourgeonnante sur les déterminants de la prolifération nucléaire vus du côté des fournisseurs, alors que de nombreuses recherches se sont, pendant longtemps, focalisées sur le problème vu du côté des demandeurs. Le modèle théorique éclectique élaboré pour expliquer le

13 Notre utilisation du terme rationalité, conforme à celle des chercheurs de l’école du choix rationnel, repose sur une

définition instrumentale du concept : les États agissent en fonction de ce qu’ils croient servir le mieux leurs intérêts, peu importe la manière dont ils les définissent (Bueno de Mesquita, 2000 : 42).

(30)

phénomène empirique est basé sur une reconceptualisation de l’opportunité et de la volonté (Starr, 1978). Il combine des arguments du constructivisme, du (néo) libéralisme et du (néo) réalisme en Théorie des Relations internationales. Le modèle est présenté, dans les détails, dans le chapitre 2. Le test empirique du modèle théorique est effectué par le biais de deux techniques méthodologiques pour assurer la robustesse des résultats : l’analyse booléenne (Ragin, 1987; 2000, Rihoux & Ragin, 2009) et l’analyse de processus (George & Bennett, 2005). La première méthode permet de dégager les différentes combinaisons de facteurs causaux déterminant le passage d’un État de récipiendaire à fournisseur de matières et technologies nucléaires militaires. Le chapitre 4 présente les résultats issus des analyses empiriques effectuées grâce à cette méthode, et leurs interprétations. La deuxième méthode permet de mieux se focaliser sur des cas empiriques de transition, palliant ainsi les limites de la première, en décrivant le « comment » des combinaisons causales qui expliquent le passage d’un État de récipiendaire à fournisseur de matières et technologies nucléaires militaires. Le chapitre 5 fournit une explication détaillée, dans le contexte de l’histoire, d’un petit nombre de cas à la lumière des propositions théoriques en mettant en lumière les mécanismes causaux qui ont lié les variables indépendantes à la variable dépendante.

Mais avant, le chapitre 3 présente le design de recherche : il explique la stratégie générale de recherche qui a été utilisée pour tester les hypothèses de recherche et présente les définitions opérationnelles des variables qui font partie de ces hypothèses de recherche. Enfin, les conclusions de la recherche et leurs implications scientifiques et sociales sont exposées dans le chapitre 6.

(31)

15

Chapitre 2 : Le modèle théorique

Ce chapitre présente le modèle théorique utilisé pour répondre aux deux questions de recherche qui ont été formulées dans le chapitre introductif. Le chapitre est structuré en trois parties. La première partie met en lumière l’aspect novateur du modèle théorique. La deuxième partie présente les concepts de l’opportunité et de la volonté, autour desquels s’articule le modèle : d’une part, nous présentons la conceptualisation des deux termes dans la littérature classique originelle, et d’autre part, nous exposons leur reconceptualisation dans notre modèle théorique. La troisième partie présente les quatre hypothèses de recherche.

1. L’originalité du modèle théorique.

Le modèle théorique que nous proposons combine les approches demande-centrée et fournisseur-centrée — participant ainsi au décloisonnement de ces deux agendas de recherche — pour expliquer comment les États passent de récipiendaires à fournisseurs de matières et technologies nucléaires militaires; et ce, dans le sillage d’une récente recommandation de Scott Sagan (2010 : 99) : « […] There should be more integrated studies of supply and demand for nuclear weapons. Instead of thinking about these two "sides" of nuclear proliferation as separate issues, we need to recognize, and therefore, study, the potentiel for complex connections between supply and demand ».

Ce modèle théorique interactif des échanges nucléaires bilatéraux s’articule autour de la reformulation de la « triade écologique » de Sprout et Sprout (1965; 1968) par Most et Starr (1989) à l’aide de deux concepts : l’opportunité (opportunity) et la volonté (willingness). Deux éléments fondamentaux président à la qualification interactive du modèle théorique14 : 1) la nécessaire interaction entre l’opportunité et la volonté et 2) la nette mise de la focale — en conformité avec nos deux questions de recherche (pourquoi des États ayant acquis, dans le cadre de leur programme nucléaire militaire, des matières et technologies nucléaires militaires en fournissent à leur tour à d’autres États alors que certains d’entre eux ne le font pas ? Et pourquoi ces États fournissent-ils des matières et technologies nucléaires militaires à tel État plutôt qu’à tel autre?) — autant sur l’offreur de matières et technologies nucléaires militaires que sur le demandeur.

14 Il faut également noter que la dénomination « théorie interactive » proposée ne nous est pas venue ex nihilo. Entre

autres, dans le domaine des sciences sociales, Graetz, M., J. Reinganum et L. Wilde (1986) proposaient eux aussi, par exemple, une "interactive theory of law enforcement" pour analyser la "tax (non) compliance" et qui conçoit « the noncompliance problem as an interactive system » (Reinganum & Wilde, 1986 : 2).

(32)

Car, d’une part, nous postulons que les échanges nucléaires militaires résultent de la dynamique entre l’occasion (ou l’opportunité) qui s’offre de passer de récipiendaire à fournisseurs de matières et technologies nucléaires militaires et la volonté de saisir cette dernière pour atteindre ses objectifs. Et d’autre part, alors que la seule théorie concurrente, celle de Kroenig (2009a; 2010) sur l’assistance nucléaire sensible, semble mettre beaucoup plus l’accent sur l’offreur et sa capacité de projection militaire conventionnelle pour expliquer la coopération nucléaire (sensible) entre les États, notre modèle théorique, en plus de rendre compte des objectifs visés par l’offreur, lorsqu’il s’engage dans une transaction nucléaire avec un demandeur, met également en lumière, l’importance des facteurs relationnels entre les deux, partant de la simple logique suivant laquelle c’est la nécessaire rencontre entre l’offre et la demande qui rend la coopération possible. C’est fondamentalement là que réside toute l’originalité de ce cadre théorique qui, soulignons-le, devrait être le premier modèle explicatif du passage de récipiendaire à fournisseur de matières et technologies nucléaires militaires.

En combinant les arguments de plusieurs écoles de pensée en Relations internationales (en l’occurrence le constructivisme15, le (néo) réalisme et le (néo) libéralisme) pour expliquer le phénomène du passage de récipiendaires à fournisseurs de matières et technologies nucléaires militaires, nous entendons aussi participer à la mise en valeur de l’éclectisme analytique16, et par là même occasion privilégier la perspective de recherche puzzle-driven ou problem-driven par opposition à la perspective paradigm-driven ou theory-driven, dans ce champ disciplinaire en général, et dans les études sur la prolifération nucléaire en particulier. Une telle approche a été défendue, par exemple, depuis de longues années, par T.V. Paul, l’un de ses spécialistes les plus reconnus : « A comprehensive understanding of nuclear choices should draw theoretical insights from realism and liberalism, while developing a new approach to explaining states’ choices in an international system in transition » (Paul, 2000 : 11). Le chercheur précise: « This attempt to marry realist and liberal insights is prone to criticism from adherents of one perspective or the other. However, […] the realist/liberal divide has slowed the advancement of knowledge in international relations. Scholarly efforts to "prove" one or the other correct have often obscured diverse political

15 Le constructivisme invoqué ici est le constructivisme conventionnel, dominant, modéré et mince, incarné par Alexander

Wendt (1999) et axé, en priorité, sur l’impact de la structure idéelle sur la définition, par les États, de leurs intérêts nationaux. Ce constructivisme holiste, idéaliste et stato-centriste est, selon les termes de Smith (2001 : 44), finalement « assez près de l’aide néolibérale du programme rationaliste ».

16 Pour reprendre T.V. Paul (2009 : 217), « "analytical eclecticism" means borrowing explanatory variables and causal

logic from two or more distinct traditions or approaches in order to gain greater purchase on the cases or issues areas that scholars want to analyze ».

(33)

17 phenomena that requires more nuanced and context-dependant explanations » (Paul, 2000 : 160). Dans sa célèbre revue de littérature sur les causes de la guerre et les conditions de la paix, Jack Levy (1998 : 144-145) avait déjà fait la même remarque:

[…] The paradigmatic debate between realism and liberalism has […] detracts from the important task of systematically integrating key components from each approach into a more complete and powerful theory […]. As a field, international relations needs to shift its attention from the level of paradigms to the level of theories, focus on constructing theories and testing them against the empirical evidence, and leave the question of whether a particular approach fits into a liberal or realist framework to the intellectual historians.

De plus, dans cette recherche, l’ontologie matérialiste de ces deux écoles de pensée est mariée à l’ontologie idéaliste du constructivisme même si notre épistémologie est résolument positiviste17. Ce que nous ne sommes pas les premiers à faire dans la discipline. Par exemple, pour créer sa « complex polarity theory » destinée à expliquer la structure du système international contemporain et son évolution possible, Barry Buzan (2004) avait jugé nécessaire de combiner les concepts néoréaliste de la polarité et constructiviste de l’identité sans pour autant avoir eu besoin de justifier, outre mesure, cette démarche : « I make no apology for combining material and social theory. My stance is one of basic theoretical pluralism. I am not wedded to any one approach as containing "the truth" and I am attracted by any approach that seems to offer disciplined and systematic insight into how the international system works. I see no reason why one cannot examine the interplay of different approaches in a disciplined manner » (Buzan, 2004 : ix). Ce faisant, la théorie interactive des échanges nucléaires bilatéraux ayant vocation à expliquer le passage de récipiendaire à fournisseur de matières et technologies nucléaires militaires devra-t-elle être envisagée comme une théorie intermédiaire et non une grande théorie.

17 Nous nous situons ainsi dans la même perspective que celle d’Alexander Wendt lorsqu’il affirmait dans sa Théorie

(34)

2. L’opportunité et la volonté comme une base

théorique pour la construction d’un cadre analytique.

2.1. La conceptualisation de l’ « opportunité » et de la

« volonté » dans la littérature classique originelle.

Au milieu des années 1960, dans une contribution majeure au débat sur la relation entre « géographie » et « politique », Harold Hance Sprout et Margaret Tuttle Sprout18 introduisent le concept de « triade écologique ». La triade est formée par 1) une entité (« environed unit »), 2) son environnement, et 3) la relation entre l’entité et l’environnement, laquelle est toujours le résultat de la combinaison des propriétés de l’entité avec les conditions environnantes (Sprout & Sprout, 1965; 1968). Selon ce concept, les chercheurs étudiant les relations internationales ou ceux analysant la politique étrangère devraient donc, dans leur démarche, être guidés par une « logique de trois en un » : 1) les processus des choix politiques au sein d’une entité, 2) la nature de cet environnement, et 3) les interactions entre l’entité et l’environnement (Sprout & Sprout, 1968 : 11-21 ; Starr, 1992 : 3)19.

À la fin des années 1970, Harvey Starr reformule la triade écologique à l’aide de deux concepts, l’opportunité (opportunity), d’une part, et la volonté (willingness), d’autre part, pour en faire un cadre analytique susceptible d’expliquer les causes et les corrélats de la guerre (Starr, 1978)20. Il définit simplement l’opportunité comme « la possibilité d’interaction entre entités »21 (Starr, 1978 :368) suivant ainsi la position possibiliste des Sprouts (1965 ; 1968). En fait, ce sont les différentes possibilités qui s’offrent à toute entité au sein de tout environnement (Most & Starr, 1989 : 23). En réalité, « c’est autant les possibilités qui existent dans le système international à n’importe quel

18 Les époux Sprout ont publié de nombreux travaux sur la géopolitique et les relations internationales. Selon William Fox,

ils peuvent être considérés comme parmi les politologues américains qui ont le plus influencé la pensée géopolitique pendant la période 1930-1970 (Fox, 1985 : 27).

19 Voici la justification de la logique: «The ecological triad calls for the study of both entity and environment, and most

importantly, how the two are related. [...] Decision makers or small groups [...] are surrounded by factors that structure the nature of the decision, the options available, the consequences, costs, and benefits of those options [...]. This can be captured only by looking at all three parts of the ecological triad » (Most & Starr 1989 : 29).

20 C’est là la naissance de tout un programme de recherche qui génèrera plusieurs travaux de Harvey Starr

individuellement ou en collaboration avec d’autres chercheurs. Ainsi, est publié entre autres, en 1989, en collaboration avec Benjamin Most, un ouvrage intitulé Inquiry, Logic and International Politics, consacré à la construction méthodologique du cadre analytique formé par ces deux concepts. En 1991, en collaboration avec Randolph Siverson, le cadre analytique est mobilisé pour étudier le phénomène de la diffusion de la guerre dans un ouvrage intitulé The Diffusion of War: A Study of Opportunity and Willingness.

21 « Opportunity may simply be understood as the possibility of interaction between entities or behavioral units of some

(35)

19 moment de l’histoire (technologie, idéologie, religion, inventions sociales à l’instar de nouvelles formes de gouvernement) que la manière dont elles y sont distribuées » (Siverson & Starr, 1990 : 49). Quant à la volonté, elle représente l’ensemble « des processus et activités qui conduisent les hommes à se prévaloir de la possibilité d’aller en guerre ». Elle fait référence « aux motivations et buts des décideurs politiques, et les processus décisionnels qui les conduit à privilégier la guerre comme alternative plutôt que la "non-guerre"» (Starr, 1978 : 364-365)22. En somme, c’est le « choix (et le processus de choix) relié à la sélection d’une option de comportement parmi un ensemble d’alternatives » (Most & Starr, 1989 : 23). Il s’agit « des calculs d’avantage et désavantage, de coût et bénéfice, considérés tant aux niveaux inconscients que conscients, des décideurs » (Siverson & Starr, 1990 : 49). Finalement, c’est par le truchement de la volonté que les décideurs reconnaissent les opportunités qui s’offrent à eux ; les traduisant alors en alternatives qui, pesées et sous-pesées, conduisent aux choix finaux.

2.2. La conceptualisation de l’ « opportunité » et de la

« volonté » dans la théorie interactive des échanges

nucléaires militaires bilatéraux.

L’opportunité et la volonté peuvent être envisagées de deux manières différentes : d’une part, comme des concepts organisateurs (ordering concepts) dans la mesure où ils permettent de « construire des catégories dans lesquelles nous pouvons classer des études et leurs résultats » (Starr, 1978 : 365); et d’autre part, comme une base théorique pour la construction d’un cadre analytique23. Tout comme l’étude pionnière d’Harvey Starr, c’est dans cette deuxième logique que s’inscrit notre recherche. En ce sens, l’opportunité et la volonté et l’interaction entre les deux, sont considérées comme la base de ce que nous appelons "la théorie interactive des échanges nucléaires militaires bilatéraux" qui permet d’expliquer comment les États passent de récipiendaires à fournisseurs de matières et technologies nucléaires.

22 « Willingness is concerned with the processes and activities that lead men to avail themselves of the opportunities to go

to war. In essence, willingness deals with the motivations and goals of policy makers, and the decision making processes that lead them to choose the "war" alternative rather than "no war"» (Starr, 1978 : 364-365).

23 L’auteur explique: « At another level opportunity and willingness become the pre-theoretical basis for a conceptual

framework concerning correlates and causes of war. At this level we are beginning to develop an explanation of what conditions are necessary for the occurrence of war and the possible relationships among conditions and variables. In sum, the ideas of opportunity and willingness are pre-theoretical in that they represent concepts preliminary to a full theory of war » (Starr, 1978 : 365).

Figure

Figure 1.1. Évolution de la prolifération nucléaire, 1945-2015 2 .
Figure 2.1. Logique du modèle théorique.
Tableau 3.1. Activités nucléaires militaires étatiques, 1945-2005. Différences entre Jo et  Gartzke (2007) et Singh et Way (2004) et Müller et Schmidt (2010)
Tableau 3.2. Activités nucléaires militaires étatiques, 1945-2005 (Müller & Schmidt, 2010)
+7

Références

Documents relatifs

réacteur à eau pressurisée (REP) (PWR en anglais) type de réacteur utilisant de l'oxyde d'uranium enrichi comme combustible, et est modéré et refroidi par de l'eau ordinaire

I.C.4) L'opération est répétée une seconde fois : on mélange de la solution aqueuse avec de. Après agitation et décantation, on sépare et. Calculer dans la solution..

o on ne peut pas avoir 2 fermions identiques dans le même état quantique. o Si on a beaucoup plus de neutrons que de protons, par exemple, les

o Si on a beaucoup plus de neutrons que de protons, par exemple, les niveaux d’énergie èlevés sont peuplés par les neutrons..

• Pourquoi ne pas produire des radio-isotopes avec un accélérateur plutôt qu’avec un réacteur nucléaire.. • En quoi consiste une demande

Mesures intégrales sur les assemblages CALIBAN 78 et PROSPERO pour la validation des données

La radioactivité β fait intervenir l’interaction faible, et consiste en l’émission d’un électron (ou positron) et d’un (anti-)neutrino électronique, après transformation

Lors d'une réaction nucléaire de type , un noyau père instable se transforme en un noyau fils plus stable et une particule plus petite, un noyau d'hélium (qu'on appelle