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L’arbitrage des réglementations dans le domaine fiscal et le droit des sociétés

monétaire et bancaire

Chapitre 3 : Revue de la littérature et ses principales faiblesses

2.3 L’arbitrage des réglementations dans le domaine fiscal et le droit des sociétés

Le droit des Sociétés et les réglementations fiscales sont également sujets à ces types de mécanismes. Notons notamment (1) les problématiques de domiciliation des entreprises très largement liées aux problématiques fiscales et au droits des sociétés (notamment le droit des faillites, les règles de fonds propres et les coûts d’incorporation) (2) les stratégies de

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listing (ou multi-listing) des actions des sociétés (qui dépendent des règles de listings des différents marchés organisés).26

Par exemple, Licht (1998) décrit les stratégies qu’adoptent certaines sociétés de lister sur plusieurs marchés organisés leurs actions. Ces stratégies proviennent la plupart du temps de barrières réglementaires. Par exemple, la plupart des listings d’ADRs ou de GDRs sur le marché américain ou britannique proviennent de sociétés incorporées dans des pays qui pratiquent un contrôle des capitaux et/ou des changes comme par exemple la Russie, l’Inde ou le Brésil. De plus, une grande quantité de sociétés américaines sont listées sur plusieurs marchés. Ces stratégies de multi-listing des titres financiers a des impacts sur l’efficacité des réglementations et doit être prise en compte par les pouvoirs publics. L’auteur préconise notamment la coopération (voire l’harmonisation) entre Etats.

Enriques et Gelter (2006) montrent comment les différences nationales du droit des faillites mènent à des phénomènes d’arbitrage réglementaire au sein de l’Union Européenne. En effet, les créanciers sont souvent protégés par des règles nationales dont l’objectif est de réduire l’aléa moral des débiteurs (la mise en place d’un coussin minimum de fonds propres, par exemple, comme cela est le cas en Allemagne). Pourtant, dans le cadre de l’Union Européenne, il est possible s’établir dans n’importe quelle juridiction européenne. Ces juridictions n’assurent pas toutes le même niveau de protection. Les sociétés anglo-saxonnes sont par exemple moins protectrices pour les créanciers. Ces différences entrainent des phénomènes d’arbitrage et favorisent l’incorporation de sociétés dans ces juridictions. Par exemple, Becht, Mayer et Wagner (2008) montrent que le nombre de sociétés incoporées au Royaume-Uni est passé de 4,400 par an avant 1997 à 28,000 par an entre 1997 et 2006.27 Cette

date pivot n’est pas le fruit du hasard. 1997 marque l’année de la décision de la Cour de justice de l’Union Européenne concernant le cas Centros.Ltd. Celle-ci autorisa le transfer des sièges sociaux dans un Etat membre de l’Union Européenne (dans ce cas, il était question du Danemark) sans avoir recours à une dissolution préalable de la société. Ce jugement aurait alors encouragé, selon les auteurs, l’incorporation de sociétés privées (de type SARL) dans les juridictions dans lesquelles les coûts de création étaient les plus faibles et de créer ensuite des branches dans les Etats membres où avait lieu l’activité commerciale. Les auteurs montrent, par exemple, un lien entre, d’une part les niveaux minimums de fonds propres requis, les frais d’etablissement et, d’autre part, la quantité d’incoporation des sociétés. A titre

26 Pour une revue globale de la littérature concernant le droit des Sociétés, se référer à Kocaoglu (2008). 27 Aux Etats-Unis, il existe la même tendance vers l’incorporation de sociétés dans des juridictions moins contraignantes comme notamment le Delaware (Romano 1996).

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d’illustration, le Royaume-Uni impose, selon les auteurs, des niveaux de fonds propres très faibles (2 Euros uniquement) et des frais d’etablissement (425 Euros) pour l’etablissement d’une Private Limited Company (a comparer avec des fonds propres de 25 000 Euros pour l’Allemagne par exemple) (Becht, Mayer et Wagner 2008, p.31, Table 5).28

Au sein même des pays anglo-saxons, certains arbitrages sont observables entre l’Irlande et le Royaume-Uni pour les personnes individuelles devenant insolvables. Au Royaume-Uni, l’acquittement de ces personnes y est de un an, alors qu’il est de douze ans en l’Irlande (Mason Hayes et Curran 2013). L’aspect moins punitif au Royaume-Uni des personnes insolvables rend cette juridiction plus attractive pour celles qui sont structurellement emprunteuses.

Des mécanismes similaires sont observables dans les règles de gouvernance et notamment dans les règles de représentation des employés au sein des entreprises. Cependant, des différences notables existent au sein de l’Union Européenne. Le Royaume Uni, par exemple, laisse peu de place à l’employé dans la structure de gouvernance et une place prépondérante à l’actionnaire. L’Allemagne au contraire laisse une place importante de la gouvernance aux employés et à leurs représentants (les syndicats). Bien qu’il existe un certain nombre de règles qui évitent tout arbitrage grossier entre ces différentes juridictions, Gelter (2010) nous montre leurs limites et incomplétudes. L’exemple du projet de fusion entre Porsche SE et Volkswagen AG en 2008 nous montre comment les fusions cross-juridictions peuvent permettre de diluer le pouvoir de contrôle de certains employés au profit d’autres employés (davantage alignés sur les décisions des actionnaires (Gelter 2010, p.811).

De manière générale, les juridictions anglo-saxonnes semblent faire une place plus importante aux relations contractuelles que les autres juridictions européennes. Les différences de règles des pays anglo-saxons et des pays continentaux qui s’imposent aux dépositaires des OPCVMs conformes à la directive UCITS en est un autre exemple. Nous pourrions résumer cette différence par la citation Mirzha de Manuel (2012) suivante :

The concept of deposit is simple and refers to keeping an object in a vault on behalf of someone else. Civil law countries apply an obligation of restitution, which may only be

28 Il semble cependant que le rythme d’incorporation de sociétés étrangères au Royaume-Uni se soit considérablement ralenti ensuite, car les entrepreneurs auraient sous-estimés les coûts indirects d’incorporation liés notamment aux formalités administratives, les contraintes du langage, mais aussi les coûts de création des branches dans les autres pays.

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exonerated in exceptional circumstances, while common law countries apply a more flexible standard (duty of care). (Mirzha de Manuel 2012, p.82)29

Concernant les réglementations fiscales, de manière assez surprenante, le terme d’ « arbitrage réglementaire » n’est que très peu utilisé dans la littérature spécialisée. Pourtant, les définitions de l’arbitrage réglementaire proposées par Partnoy (1997) et Fleischer (2010) sont des descriptions générales qui n’excluent à priori aucun type de réglementation. Le phénomène de contournement des réglementations est tout aussi présent dans le domaine fiscal que dans le domaine bancaire. Seulement, les termes employés sont différents : on parle plutôt de « Tax Avoidance » (évasion fiscale ou évitement fiscal), « Tax Planning » (planification ou optimisation fiscale) ou encore de « Tax Evasion » (fraude fiscale) pour qualifier les stratégies d’arbitrage des réglementations fiscales. Cette littérature est particulièrement abondante pour plusieurs raisons :30

(1) Elle est plus ancienne que celle concernant l’arbitrage des règles prudentielles, les réglementations fiscales étant certainement les types de réglementations les plus anciennes. (2) Les réglementations fiscales sont très peu homogènes entre pays, et il existe une multitude de statuts fiscaux différents au sein d’un même pays au contraire des réglementations prudentielles qui sont davantage harmonisées sur le plan international.

Cette dichotomie des termes (arbitrage réglementaire d’une part, très souvent utilisé pour l’arbitrage des règles du système financier, et l’optimisation ou l’évitement fiscal d’autre part pour le contournement des règles fiscales) crée une littérature compartimentée alors que les mécanismes sont similaires. De plus, elle ne favorise pas l’émergence d’une analyse théorique générale du phénomène d’arbitrage réglementaire s’appliquant à tous types de réglementation (l’arbitrage fiscal étant un sous-ensemble de l’arbitrage réglementaire). Notons cependant certaines tentatives de Fleischer (2010) ou encore Partnoy (1997) qui utilisent certains arbitrages fiscaux comme illustration (notamment l’utilisation d’instruments dérivés pour éviter la retenue à la source de 30% sur dividendes d’actions américaines31).

29 Pour davantage de précisions, se référer à l’Annexe 5, étude de cas 1.

30 Au 8 Avril 2014, une recherche sur le site SSRN des termes « Tax Avoidance » (dans les mots clefs, titres et résumés) fait apparaitre 603 articles, 488 articles pour les termes « Tax Planning », et 781 articles pour les termes de « Tax Evasion ».

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Knoll (2005) décrit également comment la parité « Put-Call » peut être utilisée dans le domaine fiscal.

De manière générale, il semble indéniable que les contraintes fiscales et réglementaires sont prises en compte dans la détermination des places d’incorporation des sociétés, notamment dans les espaces économiques intégrés comme l’Union Européenne. L’Irlande est l’exemple le plus flagrant. Le faible niveau de l’impôt sur les sociétés, le nombre de double traités fiscaux à disposition, les faibles coûts d’incoration (incluant la rapidité de création des entreprises), le faible niveau de fonds propres requis en font une place privilegiée pour l’incorporation de nouvelles sociétés.32 Dans le domaine de la finance structurée,

l’etablissement des SPV en Europe se fait essentiellement au Luxembourg en Irlande et au Pays Bas.33

Nous n’analyserons pas en détail le contenu de cette littérature très abondante car cela nous éloignerait de l’objectif initial de cette dissertation. Cependant, la fiscalité étant un sous- ensemble d’un univers plus vaste que sont les réglementations au sens large, sa littérature devrait pouvoir enrichir l’analyse théorique de l’arbitrage réglementaire.

Pour conclure cette première partie, les mécanismes de l’arbitrage réglementaire décrits dans la littérature concernent essentiellement le domaine bancaire et financier et ont été révélés suite à la crise de 2008. Il s’agit bien souvent de « transformer » ou de « manipuler » la structure juridique d’une transaction sans altérer son contenu économique afin de la rendre éligible à un traitement réglementaire plus favorable.34 L’arbitragiste tentera

d’identifier les différentes options réglementaires qui s’offrent à lui et d’étudier la faisabilité juridique de passer de l’une à l’autre. Les illustrations les plus utilisées sont les mécanismes de titrisation et l’utilisation d’instruments dérivés qui ne sont pas traités de la même manière que les instruments de bilan.35 Mais l’ensemble des domaines règlementés font apparaitre à

plus ou moins grande échelle des phénomènes d’arbitrage. Les mécanismes que nous venons de décrire ne sont pas exhaustifs. Il existe une infinité de techniques qui permettent d’arbitrer les réglementations. Cependant, notre objectif n’est pas de constituer une encyclopédie complète de ces cas (exercice qui appartiendrait à une discipline que Mises (1949) qualifierait

32 Pour une revue des avantages à incorporer une société en Irlande, se référer à Baker Tilly International (2010). 33 Pour un apercu des contraintes réglementaires de création de ces vehicules en fonction des juridictions, se référer à Clifford Chance (2011).

34 Se référer à l’Annexe I, Etude de cas 1, 2, 3 et 4 pour quelques illustrations pratiques du mécanisme.

35 Se référer à Annexe I, Etude de cas 5a, 5b pour davantage de précisions sur l’utilisation de la titrisation pour arbitrer des réglementations prudentielles bancaires.

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d’ « historique » et dont l’intérêt normatif serait limité), mais de proposer une réelle théorie qui nous permettrait de comprendre ses causes et ses conséquences. Nous allons à présent décrire la littérature qui indirectement nous propose un certain nombre de réponses à ce premier point : les causes de l’arbitrage réglementaire.

3.

Les causes de l’arbitrage réglementaire

Très peu d’articles traitent de manière exclusive des causes de l’arbitrage réglementaire. Cependant, il est possible d’extraire un certain nombre d’éléments explicatifs à travers une lecture transversale des différentes contributions. Bien souvent, la causalité est abordée sous deux angles différents :

(1) Une première approche consiste à expliquer les moteurs et les freins (ou coûts) de l’arbitrage réglementaire. Le moteur principal reste la recherche du profit. Le profit de l’arbitrage réglementaire provient ultimement de la réduction des coûts que génèrent les réglementations. Les agents économiques pour éviter ces coûts utiliseront leur esprit d’entreprise, leur créativité, ce qui induira l’émergence d’innovations financières (une littérature abondante concernant les innovations financières sera développée dans la section 3.1). Les freins consistent dans des coûts (la littérature parle également de « frictions ») que rencontrent l’arbitragiste dans son activité de contournement des réglementations (cette littérature sera développée dans la section 3.2). Un arbitrage sera donc initié si ses revenus excèdent ses coûts.

(2) Une seconde approche, peut-être plus pertinente car elle propose un réel lien de causalité, consiste à analyser les mécanismes économiques fondamentaux qui créent les conditions de l’émergence des failles réglementaires ou « loopholes » (cette littérature sera développée dans la section 3.3). L’arbitrage réglementaire n’est plus uniquement l’œuvre de l’arbitragiste, mais le résultat d’une dynamique entre ce dernier et le régulateur producteur de réglementation. Cette approche est assez peu développée dans la littérature et l’apport principal de notre dissertation sera de la renforcer de manière significative et d’aller au-delà en analysant les modes de production des règles.

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