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Selon la Cour suprême du Canada, un juge ne doit pas prendre position et ensuite examiner les éléments de preuve. Il doit examiner les éléments en preuve et ensuite prendre position (R. c. Teskey, 2007). Par conséquent, « les motifs d’un jugement sont exprimés une fois le juge de première instance parvenu à la fin de ce cheminement et expliquent pourquoi il est arrivé à telle ou telle conclusion. … [Toutefois, ils] ne sont pas censés et ne doivent pas être interprétés comme l’énonciation de chacune des étapes du processus que le juge a suivi pour parvenir à un verdict » (R. v. Morrissey, 1995, p. 525; voir aussi R. c. R.E.M., 2008, p. 13). En effet, dans son jugement, le juge n’est pas obligé de traiter de tous les aspects de chaque affaire

(Cojocaru c. British Columbia Women’s Hospital and Health Centre, 2013; R. c. Burns, 1994)10. Néanmoins, « les raisons invoquées par le juge du procès au soutien de sa décision sont

présumées refléter le raisonnement l’ayant conduit à cette décision » (R. c. Teskey, 2007, p. 278) et, par conséquent, les jugements écrits de tribunaux canadiens rendus en première instance, à la suite de procès sur une accusation criminelle de parjure résultant d’un témoignage, offrent, dans une certaine mesure, une incroyable fenêtre sur le raisonnement ou, du moins, une partie du raisonnement par lequel des juges, en contexte naturel, en sont venus à déterminer, selon leur point de vue, que des témoins ont menti alors qu’ils témoignaient.

Essentiellement, informé par les usages précédents, j’ai fait le choix de mobiliser l’approche ventriloque de la communication (Cooren, 2013). Cette approche m’offrait la possibilité de décrire, analyser et expliquer de façon minutieuse et approfondie les mécanismes communicationnels sous-jacents aux déclarations de culpabilité pour parjure. De plus, l’approche ventriloque m’offrait la possibilité d’identifier les nombreuses figures qui ont ajouté du poids aux déclarations de culpabilité pour parjure, mais aussi de mettre en lumière les réseaux d’êtres (« networks of beings ») (Martine, 2019) par lesquels elles ont acquis concrètement et

progressivement, à travers des personnes et des agents autres qu’humains, une certaine substance et des propriétés.

Par ailleurs, afin d’étudier la détection du mensonge dans le contexte concret où elle a lieu plutôt que dans le cadre d’une représentation expérimentale de cette activité, j’ai fait le choix de me tourner vers des jugements écrits de tribunaux canadiens comme données de recherche, plus

10 En effet, selon la Cour suprême du Canada, « lorsqu’un tribunal d’appel examine les motifs pour déterminer s’ils sont suffisants, il doit les considérer globalement, dans le contexte de la preuve présentée, des arguments invoqués et du procès, en tenant compte des buts ou des fonctions de l’expression des motifs… Ces buts seront atteints si les motifs, considérés dans leur contexte, indiquent pourquoi le juge a rendu sa décision. Il ne s’agit pas d’indiquer comment le juge est parvenu à sa conclusion, ou d’une invitation à « suivre son raisonnement », mais plutôt de révéler pourquoi il a rendu cette décision » (R. c. R.E.M., 2008, p. 12-13).

spécifiquement, quatre jugements canadiens portant sur une accusation criminelle de parjure résultant d’une déclaration incriminante où les accusés ont été déclarés coupables, comme nous le verrons dans le prochain chapitre.

CHAPITRE 4

Cadre méthodologique : L’établissement de mon corpus de données de recherche

Depuis les années 1960, les chercheurs s’intéressent principalement à la détection du mensonge lors d’interrogatoires policiers reproduits en laboratoire (Granhag et Strömwall, 2004; Vrij, 2008). Pour étudier la détection du mensonge, dans le scénario expérimental typique où les participants sont, par exemple, des étudiants, des questions déterminées d’avance, notamment sur des opinions ou des faits quant à l’exécution d’une tâche donnée par les expérimentateurs, sont posées aux participants d’un premier groupe. Les participants ne choisissent pas s’ils mentiront ou diront la vérité. En effet, un nombre égal désigné au hasard reçoit comme instruction de mentir ou de dire la vérité. Leurs réponses sont filmées. Par la suite, les participants d’un deuxième groupe doivent regarder les vidéos des participants du premier groupe afin de

déterminer, en les observant, s’ils mentent ou disent la vérité (Ehrlich et Gramzow, 2014; Park, Levine, McCornack, Morrison et Ferrara, 2002).

Toutefois, la détection du mensonge lors de véritables interrogatoires policiers est rarement explorée, notamment à cause de la difficulté à déterminer les évènements tels qu’ils se sont véritablement déroulés, autrement appelés le Ground Truth. En effet, avoir la certitude que des témoins mentent ou disent la vérité peut être difficile, d’où l’importance accordée aux expérimentations en laboratoire depuis les années 1960. Les expérimentations en laboratoire permettent de savoir si les participants mentent ou disent la vérité, notamment parce qu’ils sont filmés et qu’ils reçoivent comme instruction de mentir ou de dire la vérité (Vrij, 2008). La difficulté à déterminer le Ground Truth pourrait expliquer le fait que la détection des

témoignages mensongers par les juges lors de véritables procès est largement ignorée (Fawcett, 2014; voir aussi Denault et Jupe, 2017a; Denault, Larivière, Talwar et Plusquellec, 2020; Vrij,

2008). Toutefois, la connaissance du Ground Truth n’est pas nécessaire pour observer et mieux comprendre le raisonnement ou, du moins, une partie du raisonnement par lequel des juges, en contexte naturel, en sont venus à déterminer, selon leur point de vue, que des témoins ont menti alors qu’ils témoignaient.

Ainsi, dans ce quatrième chapitre de ma thèse, je détaille le cadre méthodologique que j’ai utilisé afin d’établir mon corpus de données de recherche. J’explique d’abord pourquoi la

connaissance du Ground Truth n’est pas nécessaire pour mon travail de recherche, à la suite de quoi je détaille l’utilité des jugements écrits de tribunaux canadiens comme données de

recherche. Il est ensuite question du site Web de CanLII, l’outil de recherche que j’ai utilisé afin de repérer les jugements écrits de tribunaux canadiens rendus en première instance, à la suite de procès sur une accusation criminelle de parjure résultant d’un témoignage, ainsi que du processus de sélection du corpus initial de 31 jugements. Je termine ce chapitre en les décrivant brièvement afin de cibler les plus pertinents. Finalement, je détaille les deux étapes de mes analyses.