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Pour observer et mieux comprendre le raisonnement ou, du moins, une partie du raisonnement par lequel des juges, en contexte naturel, en sont venus à déterminer, selon leur point de vue, que des témoins ont menti alors qu’ils témoignaient, plutôt que d’utiliser une méthode de codage inductive (Tracy, 2013), j’ai fait le choix de mobiliser l’approche ventriloque de la communication (Cooren, 2013). Cette approche m’a permis de décrire, analyser et expliquer de façon minutieuse et approfondie les mécanismes communicationnels sous-jacents aux

déclarations de culpabilité pour parjure.

En effet, l’analyse des textes ou des conversations « à travers le prisme de la ventriloquie invite notamment à observer comment une figure spécifique parvient, au fil du temps et de l’espace, à se reproduire au travers de multiples incarnations » (Cooren, 2013, p. 238). Par exemple, j’ai prêté attention aux passages où les composantes du parjure étaient signalées, aux passages où elles se solidifiaient au fil des figures mises en scène, à ceux où les figures

lorsque le juge anticipait et répondait à des reproches qui pourraient lui être faits par la défense et la Couronne (Kuhn, Ashcraft et Cooren, 2017).

Parlant du devenir d’une idée, dans le cadre d’une séance de remue-méninges, Kuhn, Ashcraft et Cooren (2017) précisent que « as anything, the becoming of an idea—that is, the evolution of its properties—highly depends on its capacity to overcome obstacles that can hinder its progression » (p. 117; voir aussi Cooren, 2018; Martine et Cooren, 2016). En ce qui concerne non plus le devenir d’une idée, mais le devenir de quatre jugements canadiens portant sur une accusation criminelle de parjure résultant d’une déclaration incriminante où les accusés ont été déclarés coupables, j’ai tenté de voir comment les déclarations de culpabilité pour parjure se constituaient.

De plus, puisque le nombre de figures véhiculées ou exprimées est potentiellement infini, chacune d’elles pouvant être mue ou animée par d’autres figures, un élément central de mes analyses a consisté à m’arrêter sur celles qui semblaient jouer concrètement et progressivement sur le déroulement et l’issue du procès (Cooren, 2013; voir aussi Fisher, 1978; Taylor et Van Every, 2000; Wallace, 1963). Autrement dit, j’ai prêté attention aux éléments du contexte tels que mis en scène dans le raisonnement des juges, c’est-à-dire à « tout ce qui est agissant » (Cooren, 2013, p. 17), aux figures véhiculées ou exprimées, explicitement ou non, par les juges dans leur jugement.

Par ailleurs, en vue d’apporter des éléments de réponse à ma question de recherche, l’approche ventriloque m’a permis d’identifier les nombreuses figures (en particulier, comme nous le verrons, les idées reçues et les précédents) qui ont ajouté du poids aux déclarations de culpabilité pour parjure, mais aussi de mettre en lumière les réseaux d’êtres (Martine, 2019) par

lesquels elles ont acquis concrètement et progressivement, à travers des personnes et des agents autres qu’humains, une certaine substance et des propriétés.

Finalement, il m’apparait important de souligner que, bien qu’il s’en éloigne, mon cadre méthodologique n’est pas incompatible avec l’approche expérimentale généralement utilisée pour étudier la détection du mensonge. Au contraire, mon cadre méthodologique la complète. En effet, comme nous le verrons dans le prochain chapitre, l’approche ventriloque de la communication (Cooren, 2013) permet de décrire, analyser et expliquer de façon minutieuse et approfondie le raisonnement des juges afin de bonifier la validité écologique des expérimentations en laboratoire et de s’attaquer plus adéquatement à la problématique des mensonges lors de procès.

CHAPITRE 5

Analyses des données : Comment les juges détectent-ils les mensonges?

Comme je l’ai précisé plus tôt, pour qu’un accusé soit déclaré coupable de parjure, la preuve doit démontrer, hors de tout doute raisonnable, qu’une déclaration de l’accusé était fausse, la première composante du parjure. De plus, la preuve doit démontrer, hors de tout doute

raisonnable, que l’accusé savait que sa déclaration était fausse, la deuxième composante du parjure, et que l’accusé avait l’intention de tromper le tribunal, la troisième composante du parjure. S’il est déclaré coupable, l’article 132 du Code criminel du Canada (1985) établit que l’accusé est passible d’un emprisonnement maximal de 14 ans, une lourde peine sans doute parce que les mensonges lors de procès portent atteinte à la recherche de la vérité, un des principaux piliers du système de justice (Frankel, 1975; Strier, 1994).

Puisque ma thèse porte sur le raisonnement ou, du moins, une partie du raisonnement par lequel des juges, en contexte naturel, en sont venus à déterminer, selon leur point de vue, que des témoins ont menti alors qu’ils témoignaient, j’ai décrit, analysé et expliqué de façon minutieuse et approfondie quatre jugements canadiens portant sur une accusation criminelle de parjure résultant d’une déclaration incriminante où les accusés ont été déclarés coupables, lesquels proviennent de quatre tribunaux différents, soit de la Cour de justice de l’Ontario, de la Cour territoriale du Yukon, de la Cour supérieure de justice de l’Ontario et de la Cour du Québec, sur une période de 16 ans, soit en 2014, 2003, 2002 et 1998.

Ainsi, dans ce cinquième chapitre de ma thèse, je présente une analyse ventriloque des jugements R. v. Barrie (2014), R. v. Eriksen (2002), R. v. Buzeta (2003) et R. c. Morency (1998). Les procès pour parjure résultent d’une déclaration de chacun des quatre accusés, le premier à son enquête sur remise en liberté après avoir été arrêté pour bris de condition et conduite avec un

permis de conduire suspendu dans le jugement R. v. Barrie (2014); le deuxième, à l’enquête préliminaire d’un de ses frères après le vol d’une importante quantité de vélos dans le jugement R. v. Eriksen (2002); le troisième, au procès d’une passagère accusée d’importation de drogue dans le jugement R. v. Buzeta (2003); et le quatrième, à l’enquête sur remise en liberté de son fils après une seconde arrestation pour des infractions en matière de stupéfiants dans le jugement R. c. Morency (1998).