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Plutôt que d’être simplement réduite à un acte de transmission ou à un processus de co- construction dialogique par lequel des personnes interagissent et expriment leurs points de vue, la communication peut être également conçue comme un processus qui participe à la constitution du monde dans lequel nous évoluons. Autrement dit, la communication peut être abordée dans sa dimension performative, c’est-à-dire dans sa capacité à transformer et reproduire des réalités sociales et organisationnelles (Cooren et Robichaud, 2019). La communication est alors

« theorized not as merely one factor that influences the formation of the social entities but rather as the very essence of their nature » (Nicotera, 2009, p. 177).

Bien qu’elles aient été utilisées, entre autres, pour l’étude des relations interpersonnelles (p. ex., Baxter, 2004; Manning, 2014), les approches constitutives de la communication ont fortement trouvé écho dans l’étude des organisations (Boivin, Brummans et Barker, 2017), en particulier par le biais d’une perspective qui, à partir des années 2000, a commencé à être désignée par l’acronyme CCO (pour « Communication as Constitutive of Organizations ») (McPhee et Zaug, 2000; Putnam et Nicotera, 2009). Selon cette perspective, la communication « is the key process for the emergence, perpetuation, and transformation of organizations » (Schoeneborn et Vasquez, 2017, p. 1). Trois courants de pensée lui sont généralement associés (Brummans, Cooren, Robichaud et Taylor, 2014; voir aussi Morillon, Grosjean et Lambotte, 2018), soit l’approche structurationniste des quatre flux de McPhee et Zaug (2000), l’approche systémique de Luhmann (1992) et l’École de Montréal—popularisée par les travaux de James R.

Taylor dès 1988—de laquelle est issue l’approche ventriloque de la communication (Cooren, 2013).

Essentiellement, selon l’approche structurationniste des quatre flux de McPhee et Zaug (2009), la communication est constitutive d’une organisation en ce qu’elle permet de négocier l’adhésion de ses membres et les relations qu’ils ont entre eux (le premier flux). Elle permet également de créer l’identité d’une organisation afin de la structurer et de l’orienter dans une direction particulière, notamment par l’établissement de règles, de normes et de politiques (le deuxième flux), et de coordonner les actions des membres de l’organisation afin d’atteindre ses objectifs (le troisième flux). Finalement, la communication permet à une organisation d’obtenir de la légitimité en interagissant avec d’autres organisations, par exemple, des créanciers, des débiteurs et des médias (le quatrième flux). Selon McPhee et Zaug (2009), ces quatre flux (ou pratiques interactionnelles) sont nécessaires à l’existence et au fonctionnement d’une

organisation (Bean et Buikema, 2015; Browning, Greene, Sitkin, Sutcliffe et Obstfeld, 2009; McPhee, 2015; Schoeneborn et Vasquez, 2017).

L’approche systémique de Luhmann (1992), quant à elle, suggère que les systèmes sociaux sont des systèmes de communication autopoïétiques, c’est-à-dire des systèmes qui

reposent sur la communication pour exister. Luhmann (1986) distingue principalement trois types de systèmes de communication autopoïétiques, soit les interactions (face à face), les organisations et la société, laquelle est composée, entre autres, des systèmes économique, juridique et politique. Toutefois, contrairement aux interactions (face à face) et à la société, les organisations existent et continuent à exister par elles-mêmes par des décisions considérées comme des évènements communicationnels (et non pas des processus mentaux) où un choix est fait parmi plusieurs alternatives rejetées explicitement ou non (Schoeneborn, 2011; Seidl et Becker, 2006). Par

ailleurs, puisque les décisions sont éphémères, « Organizations thus need to be understood as precarious accomplishments that can only exist if they ensure a continuous perpetuation and interconnection of decisions as communication events » (Schoeneborn et Vasquez, 2017, p. 9).

Finalement, selon l’École de Montréal, les organisations émergent et existent à travers des conversations qui les font évoluer et des textes qui leur assurent une certaine stabilité (Taylor et Van Every, 2000). Autrement dit, il ne suffit pas que des murs et des toits abritent des personnes (p. ex., les étudiants, les professeurs et le corps administratif) pour que des universités émergent et existent. Les universités émergent et existent à travers les interactions des étudiants, des professeurs et du corps administratif, ainsi qu’à travers les textes qui leur assurent une certaine stabilité. Autrement dit, les organisations acquièrent une certaine existence par la communication, c’est-à-dire une pratique relationnelle « embodied in something or someone » (Kuhn, Ashcraft et Cooren, 2017, p. 71).

Pour étudier la dimension performative de la communication, l’École de Montréal s’inspire notamment de l’analyse conversationnelle, une approche développée par le sociologue américain Harvey Sacks (Sacks et Jefferson, 1992; Sacks, Schegloff et Jefferson, 1974;

Schegloff, Jefferson et Sacks, 1977) et inspirée de l’ethnométhodologie (Garfinkel, 1967). Selon l’ethnométhodologie, « it is, first and foremost, the people in interaction who constantly

negotiate, define, and produce the world in which they evolve, whether it is a given context, a group, an organization, or a society » (Cooren, 2015c, p. 34). Autrement dit, le contexte des interactions n’est jamais complètement donné, il n’est jamais entièrement fixe. Il est « talked into being » (Heritage, 1984, p. 290) par des personnes et des agents autres qu’humains pour se mettre à exister dans et par les interactions.

Comme Pomerantz et Fehr (2011) le rappellent, l’analyse conversationnelle, quant à elle, vise à décrire, analyser et expliquer « the practices that people use and rely on when they interact, practices with which they make sense of their own and others’ conduct and with which they can acomplish their actions and activities » (p. 172). Autrement dit, la description, l’analyse et l’explication de ces pratiques permet d’observer et de mieux comprendre la perspective des participants, c’est-à-dire « their understanding of how the interaction is proceeding and what they are doing together » (Pomerantz et Fehr, 2011, p. 167). Par ailleurs, l’analyse conversationnelle se penche typiquement sur des aspects verbaux et non verbaux des interactions dans le contexte concret où elles prennent place, lesquelles sont enregistrées et transcrites à l’aide d’une

convention de transcription (Jefferson, 2004; voir aussi Peräkylä, 2007). Plus spécifiquement, l’analyse conversationnelle se penche sur les composantes des interactions, notamment les activités et les actions, les tours de parole et les épisodes d’interaction, ainsi que l’organisation séquentielle, la réparation et l’ordre épistémique (Pomerantz et Fehr, 2011).

Toutefois, en plus de l’analyse conversationnelle, l’École de Montréal s’inspire de la théorie de l’acteur-réseau (Callon, 1986; Latour, 1991, 1994) et propose de considérer ce que communiquent et font les personnes qui interagissent, mais aussi ce que communiquent et font les agents autres qu’humains (p. ex., des bâtiments, des outils, des technologies et des textes). Autrement dit, en plus des personnes, des agents autres qu’humains contribuent, selon l’École de Montréal, à la constitution des organisations (Cooren et Robichaud, 2019). Par exemple, les règles, les normes et les politiques d’une organisation incarnent, à bien des égards, ce qui la constitue, car lorsqu’elles sont mobilisées, elles peuvent définir le devenir d’une action distincte (une décision, par exemple) et déterminer, par conséquent, ce que dira ou fera l’organisation.

De la même manière, tant des choses très concrètes comme des bâtiments, des outils, des technologies et des textes que des choses aussi abstraites que des valeurs, des émotions, des passions et des idées peuvent agir et faire une différence dans l’existence et le fonctionnement d’une organisation (Bencherki, 2014). Par conséquent, selon l’École de Montréal, analyser une interaction, c’est aussi s’intéresser à « la manière dont les interactants mettent en acte ou en scène ces êtres durant l’interaction lorsqu’ils les invoquent, les évoquent, ou les expriment » (Cooren, 2013, p. 88). Autrement dit, l’approche ventriloque de la communication (Cooren, 2013) permet d’expliquer comment des êtres à ontologies variables peuvent jouer sur le déroulement, l’issue et donc sur la définition même d’une situation donnée.