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Section 1. Le concept de mort

4. L’approche philosophique

L’approche philosophique est celle qui nous apporte le plus d’informations quant à la nature de la mort et au rapport de l’homme à l’égard de l’idée de mort. Nous en présentons ici les principaux éléments, à savoir: la mort comme inséparable de la notion de temps, les différents modes d’appréhension de la mort, sa signification et sa relation avec la vie.

4.1. La mort, une notion inséparable de celle du temps

Marcel Conche (1980), qui propose une réflexion ontologique sur le temps (sa réalité, sa nature, son origine), s’appuie sur diverses contributions philosophiques pour proposer les liens qui unissent le temps au destin, sous l’éclairage de la mort comme « valeur ultime à laquelle tout réfère » (Delcorde, 1983). La philosophie grecque souligne que chacun n’a qu’une part de vie, un part limitée du temps et que le terme des jours de notre vie ne manquera pas d’arriver, quoi que nous fassions. Ainsi, l’Illiade associe « la mort et le destin » ; Aristote parle du temps comme ce qui « use » et souligne que « tout vieillit et s’efface sous l’action du temps » (Phys. IV, 12, 221 a 31-32). Conche définit alors la mort comme un événement destinal, c’est-à-dire qui ne manquera pas d’arriver sans qu’aucune puissance au monde n’y puisse rien.

A partir de définitions du temps, les philosophes proposent des éléments caractéristiques de la mort. La mort peut en effet être perçue comme un processus et est ainsi inséparable du temps. Levinas (Le temps et l’autre, 1980) donne une approche de la mort définie par sa relation unique au temps et en particulier à l’avenir : elle est insaisissable, elle marque la fin de la virilité et de l’héroïsme du sujet, elle se différencie donc du maintenant qui représente la maîtrise. Quand la mort est là, nous ne sommes pas capables de la saisir. La mort ne peut donc jamais être assumée, elle vient et est donc subie. A travers la souffrance, Levinas insiste sur l’état d’irresponsabilité et de passivité qui annonce la fin de la virilité, l’absence d’espoir et finalement la mort.

Gueguen-Porcher (2010) présente la distinction entre deux approches du temps, l’une qui consiste à le penser comme un phénomène naturel à part entière, et l’autre qui le considère comme une modalité fondamentale de l’être humain.

4.1.1. Le temps comme un phénomène naturel négatif

Les auteurs prennent comme point de départ l’approche de la finitude chez les Grecs. La mortalité est en effet au cœur de la pensée grecque sous la forme de limitation du temps. Ils expliquent ainsi l’approche négative de la mort par Platon comme étant une réponse à la crise de la représentation du temps (Vernant, 1996), faisant apparaître une attitude négative par rapport à celui-ci. Le temps est un mal dont il faut se délivrer. Le temps fait obstacle à la vérité qui elle, est atemporelle. L’homme n’est dans le temps que parce qu’il a un corps et doit donc chercher à se libérer de ce corps, et donc du temps pour se connaître. Le temps mime l’éternité dont il est « l’image sensible » (Platon) et avec lui, c’est la mort qui se trouve pensée comme illusion. En conséquence, la mort, destruction du corps, devient un moment de libération de l’âme et constitue le retour à l’être réel, à la région atemporelle de l’intelligible. Pour Platon, l’homme doit dépasser la finitude par la philosophie.

A cela s’ajoute le scepticisme lié au temps de Montaigne, cité par Conche (1980), qui distingue deux nihilismes :

- un nihilisme ontologique pour lequel le temps affecte les choses dans leur être même, les privant ainsi de leur véritable être. Le temps fait que nous sommes sans cesse dépossédés de nous-même par une opération qui s’opère en nous, sans nous.

- un nihilisme gnoséologique par lequel l’âme et les facultés de connaissance propres à l’homme se trouvent dans la dépendance du temps. L’âme est emportée par le temps, de sorte que le temps signifie l’ignorance.

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4.1.2. Le temps comme modalité fondamentale de l’être humain : vers la notion de temporalité

Kant (1781) propose une conception idéaliste du temps en suggérant une dissociation de l’être et du temps : il suggère que le sujet n’est pas soumis au temps, ce dernier ne devenant ainsi qu’une condition subjective de l’intuition de l’homme. Cette conception est critiquée par Conche, soulignant qu’elle peine à rendre compte de la soumission de l’homme à une puissance destinale universelle qui nous entraine et nous annule.

Selon la perspective d’Aristote, le temps est pensé d’un point de vue physique et dans le cadre unique de l’action humaine. Il est créateur et nécessaire, condition de l’action humaine. Il est ce qui garantit à l’homme la possibilité d’agir et d’avoir un sentiment de contrôle sur sa propre existence. De même, la mort vue au départ négativement comme le passage au non être, devient plus positive lorsqu’elle est ramenée sur le plan de l’existence humaine. Elle devient décisive, parce qu’avec elle, la vie trouve sa complétude et son entièreté. De cette seconde approche du temps découle la notion de temporalité.

Heidegger en effet montre qu’il existe une conception du temps plus originaire que le temps physique ou cosmologique : la temporalité, consistant à thématiser le temps à partir de l’homme et non plus à partir de la nature. Le temps physique devient un temps humain, reprenant ainsi la définition d’Aristote. Heidegger en déduit alors le sens de la mort humaine, en montrant que l’existence constitue un état intermédiaire entre la naissance et la mort et que la mort représente un état d’absence de toute attente, de toute possibilité. La mort est ce qui délimite, elle est le pouvoir conditionnant tous les autres, le pouvoir le plus authentique, et en ce sens, elle est fortement liée à la temporalité. Pour Conche (1980), la temporalité représente l’unité du passé, du présent et du futur et se distingue bien d’autres notions liées au temps (telles que la durée, le temps spatialisé, le temps quantifié ou le temps comme succession pure sans mémoire). Exister n’est pas quelque chose de donné, mais appartient au devenir : l’homme existe en ce qu’il est

capable de se projeter dans son passé et dans son avenir. Selon Conche, la particularité de

l’homme est d’être soumis au destin, de mourir et en plus, d’être capable de prévoir sa mort : grâce au souvenir, il prétend vivre encore ce qu’il ne vit plus ; grâce à l’anticipation, il vit déjà ce qu’il ne vit pas encore. La mort vient alors du fait que l’homme a la capacité de se souvenir et d’anticiper. Nous verrons dans la section suivante (section 2) que la temporalité et en particulier, cette faculté d’anticipation, est l’une des causes de l’angoisse liée à la mort.

Enfin, Heidegger insiste sur le sens humain de la mort en passant par la définition du mourir : l’animal périt alors que l’homme meurt, c’est-à-dire la fin de sa vie est une fin qu’il a depuis qu’il a conscience d’être mortel. En conséquence, le mourir n’a de sens qu’en tant qu’expérience individuelle. Cependant, la mort n’a rien de réel pour nous : elle n’a de sens qu’en tant qu’elle est possible à chaque instant. C’est une pure possibilité.

4.2. Les modes d’appréhension de la mort

4.2.1. Les temporalités de la mort selon Jankélévitch (1966)

Jankélévitch, cité par Florea et Rabatel (2011), fait la distinction entre trois temporalités de la mort.

- « la mort en-deçà de la mort » correspond à la mort abstraite que l’on médite et que l’on prépare. Elle est si abstraite que l’on peut même penser lui échapper.

- « la mort dans l’instant mortel » est irréversible, irrévocable et correspond à la disparition finale de l’individu. Il s’agit bien évidemment de la temporalité la plus brute et la plus directe.

- « la mort au-delà de la mort » appréhendée sous une forme eschatologique, qui laisse place à la méditation sur l’au-delà, avec ses angoisses et ses espérances. Ce n’est plus une expérience intime et physique, mais une appréhension plus réflexive.

Selon Florea et Rabatel (2011), la mort en deçà et la mort au-delà de la mort sont les types de mort les plus représentés dans les medias. Compte tenu de l’objet de recherche, c’est la première forme, la mort en-deçà de la mort, qui fera l’objet d’une attention particulière : elle est celle que l’on médite et sur laquelle porte un ensemble de peurs.

De plus, pour Jankélévitch (1994), ces trois temporalités sont à mettre en relation avec trois modes distincts d’appréhension de la mort, que sont :

- la mort à la 1ère personne : elle est toujours vécue au futur, comme un mystère inaccessible à l’individu. Malgré les tentatives de déni ou de mise à distance, l’être humain sait qu’il est concerné et a conscience de sa perspective limitée.

- la mort à la 2ème personne : elle est celle du proche, celui par lequel la mort nous frappe dans la sphère de l’altérité qui nous est la plus proche.

- la mort à la 3ème personne : il s’agit de la mort en général, la mort abstraite et anonyme. Elle concerne tout le monde : l’autre et le sujet. Cette troisième forme (celle de l’altérité) occupe une place importante aujourd’hui dans les medias.

4.2.2. La mort comme fin naturelle inéluctable

Certains auteurs considèrent la mort comme une fin, comme Carel (2007), qui envisage même deux sortes de finitudes : la fin temporelle et la fin des possibilités. Pour Conche (1980), la mort fait partie des lois de la nature et l’événement de la mort est en conséquence déterminé à l’avance : ni dans son lieu, ni dans son moment, ni dans son comment, mais dans sa nature. Selon Héraclite, la nature elle-même comporte un principe de vie et un principe de mort et signifie la vie et la mort. La force de vie de l’homme est fondamentalement finie. Conche (1980) insiste alors sur le fait que l’homme est totalement soumis au temps de la nature, lui-même assimilé au temps du destin. Tout comme n’importe quel être vivant, l’homme est d’abord nature, parce qu’il est lié à un corps déterminé. C’est parce qu’il a un corps qu’il est constamment en péril. Ainsi, l’homme n’est jamais protégé : la seule manière d’être protégé serait de ne pas être du tout. L’existence même de l’homme justifie le fait d’être en situation d’insécurité ou de risque. Ainsi, avec le corps, la nature nous rend destructible et nous expose et aucun être vivant n’échappe à la loi du changement et au pouvoir du temps.

4.2.3. La mort inconnaissable et impensable

D’autres philosophes s’interrogent sur l’existence d’un objet de représentation de la mort. En effet, la pensée de la mort nous obsède, mais nous y pensons souvent sans savoir ce qu’elle représente. Ce paradoxe lié à la mort vient du fait que nous sommes obsédés par une chose dont nous ignorons tout, tout en croyant en savoir assez pour la craindre. Le rationalisme critique de Bachelard (1949) postule alors que personne ne sait ce qu’est la mort et on ne le saura jamais. Selon lui, la mort ne renvoie à rien de connaissable et n’est qu’une image symbolique et rhétorique, largement exploitée dans la littérature et les arts. « La mort est d’abord une image, elle reste une image. Elle ne peut être consciente que si elle s’exprime et elle ne peut s’exprimer que par des métaphores » (Bachelard, 1949). Etant une image symbolique, la pensée de la mort peut faire l’objet d’un travail de l’imagination, via sa puissance métaphorique. La mort ne serait donc pas vécue, et notre point de vue resterait totalement extérieur à elle.

De plus, toujours dans la perspective du rationalisme critique, la mort serait impensable. Selon Alain (1925), « c’est la vie même qui par sa nature se croit éternelle… la vie ne craint

pas la mort, la vie nie la mort. Etre vivant et penser qu’on est mort, c’est mieux qu’insupportable, c’est impossible ». Pour Alain, tout ce que nous pouvons dire sur la mort n’est qu’un faux discours et n’existent que des effets de rhétorique. La rhétorique de la mort ferait ainsi référence à la rhétorique des regrets de la vie. Selon cette approche, nous ne pouvons dire « je suis mort » sans aussitôt nous contredire. Quoi que nous pensions, le seul fait que nous pensions présuppose la conscience de soi. Or, la mort est la disparition de toute forme de conscience. Ainsi, l’approche philosophique insiste sur le fait de refuser le discours sur sa mort, car il s’agit d’un discours sans objet.

4.3. Une signification neutre versus positive de la mort

Pour les philosophes, la définition de la mort n’est intelligible que si elle est replacée dans la totalité de son système de pensée. Ainsi, Siméon écrit « la mort est le passage du temps et de la conscience à l’acte », et la naissance, « le passage logique de l’acte à la conscience et au temps ». Mourir et naître sont deux façons de penser et non des manières d’être. De même, Lacan (1966) voit la mort comme le produit de la pensée et de la croyance : la mort relève « du domaine de la foi » ; « Vous avez bien raison de croire que vous allez mourir, ça vous soutient ! Si vous n’y croyez pas, est-ce que vous pourriez supporter la vie que vous avez ?... Néanmoins, ce n’est qu’un acte de foi. » Pour les philosophes, l’énigme intellectuelle que représentait pour l’homme primitif l’aspect de la mort s’est imposée à sa réflexion, et doit être considérée comme le point de départ de toute réflexion.

Peu de penseurs se sont réellement attachés au problème, sauf pour le nier ou le minimiser. Dans Les Pensées, Pascal utilise même la dérision, en décrivant l’enterrement comme suit « le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste : on jette enfin de la terre sur la tête et en voilà pour jamais ». Dagognet et Nathan définissent cette approche comme une dramatisation de la mort. Selon eux, les philosophes veulent nous libérer du poids de la mort en prétendant qu’on ne rencontre jamais la mort et donc qu’elle ne nous toucherait jamais. Pour les philosophes, la nature exige que l’on meurt, donc il faut l’accepter dans une sorte de béatitude. Ainsi, Sénèque écrit « la mort est une nouvelle naissance, donc il ne faut pas se lamenter » et pour Spinoza, « un homme libre ne pense à aucune chose moins qu’à la mort et sa sagesse est une méditation, non de la mort, mais de la vie » (l’Ethique, Proposition 67). La

mort est alors considérée comme un arrêt, l’aboutissement de l’existence en tant qu’elle disparaît de la non-existence. Selon Epicure (Lettre à Ménécée), la mort n’est ni un bien, ni un mal, car personne n’est là pour éprouver une quelconque sensation. Elle est neutre et ne représenterait rien pour nous : elle ne serait donc pas à craindre. Cependant, à force de la nier, de la mépriser ou de la sous-estimer (dénégation), nous lui donnons plus d’importance car la terreur et l’anxiété ressentie est alors intériorisée.

Selon une approche plus positive de la mort, celle-ci apparaît comme un passage, une libération face à la matérialité et aux désirs. D’après la théorie eschatologique de Platon, la mort est comme un péché ou du moins sa conséquence directe et résulte d’une faute originelle. Plus encore, elle nous délivre d’une vie aliénante et misérable, soumise à la sensorialité et aux désirs du corps. Platon a tellement amplifié la question de la mort qu’il l’a dramatisée. Ainsi, les philosophes cherchent à briser les liens qui nous attachent aux plaisirs et à l’intérêt : Phédon, « on n’est pas loin d’être mort quand on ne se soucie pas du tout des jouissances corporelles ». Dans cette perspective, la mort serait donc un passage, une étape dans la destinée spirituelle de l’âme. Selon Platon, cela ferait référence à deux types de passage : un passage religieux vers un au-delà après la mort et un passage d’une vie à une autre dans le cadre d’une nouvelle incarnation.

Enfin, selon Epicure, il faudrait jouir du présent comme d’une plénitude, de sorte qu’en arrêtant de désirer, nous soyons délivrés également de la mort. En effet, lorsque l’individu ne désire plus rien, il est comblé et alors délivré de la mort dans le sens où l’avenir ne peut plus rien venir rajouter à la plénitude de la vie. Ainsi, la mort ne peut rien lui ôter et n’est plus à craindre.

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4.4. La mort, créatrice de possibilités de vie

Conche (1980) souligne sur ce point un élément essentiel : la mort n’est pas simplement un événement qui arrive au bout d’une certaine durée de vie. Mais c’est un événement toujours anticipé, en fonction duquel l’homme va vivre sa vie : soit sur le mode de la fuite et du divertissement, soit sur le mode du courage.

La finitude du temps qu’implique la mort n’est donc plus négative comme si elle était la fin de l’existence. Elle dévoile le sens ouvert de l’existence et donc de la temporalité. Sans la

mort, l’existant ne serait qu’une réalité parmi d’autres, alors qu’avec la mort, ce sont toutes ses possibilités d’être qui s’ouvrent. Ainsi, dans la perspective de la temporalité, mourir

correspond à exister. La mort est donc un processus temporel qui fait partie du devenir et vie et mort sont inséparables en tant qu’ils font partie de ce devenir. Heidegger cherche à nous faire comprendre que la mort a un sens profondément projectif qui meut tout l’existant. La finitude de la mort ouvre l’existence et se trouve créatrice de possibilités de vie. Le sens de la mort créé le sens de la vie : le style de chaque existence est déterminé par l’attitude de chacun à l’égard de la mort. Rousseau suggère d’ailleurs que « l’homme qui a le plus vécu n’est pas celui qui a compté le plus grand nombre d’années, mais celui qui a le plus senti la vie ».

Ainsi, l’approche philosophique donne, là encore, des indications sur la vie. Tomer (1994) reprend différentes approches philosophiques sur la mort, chacune ayant des implications sur la signification de la vie. Ainsi, selon Heidegger, si la mort est une menace de non existence, elle apporte la pré-condition pour une compréhension plus complète de la vie, ce qui nous libère de l’anxiété à l’égard de la mort. Selon Neimeyer et Chapman (1980), il existe une vision plus positive de la vie selon laquelle l’anxiété à l’égard de la mort peut être réduite par l’accomplissement de soi : les individus ayant réalisé leur vie et accompli leurs buts sont moins susceptibles de ressentir une anxiété à l’égard de la mort que ceux qui n’ont pas réalisé ce qu’ils souhaitent.

Inséparable de la vie, la mort est donc un moment qui fait partie du processus global de la