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Section 3. Le concept central de saillance de mortalité

1. Définition et manipulation du concept de saillance de mortalité

Avant d’aborder la notion de saillance de mortalité, il semble essentiel de préciser ce que l’on entend par le terme de « saillance ». La notion de saillance trouve ses origines dans la théorie de la Gestalt, plus précisément dans les travaux de Max Wertheimer concernant la physiologie de la perception visuelle (Guillaume, 1979). Ainsi, la notion de saillance et la distinction entre figure et fond ont été explorées avec des approches et des objectifs variés. Landragin (2004) parle de saillance ou de prégnance comme étant liée à l’émergence d’une figure sur un fond. Cette notion permet ainsi de comprendre pourquoi certains éléments seraient plus compris et retenus que d’autres, pourquoi certains référents du discours deviennent plus prépondérants que d’autres. Il précise alors que la saillance d’un élément a un double objectif : diriger l’attention du sujet et privilégier sa prise en compte dans le processus d’interprétation. La notion de saillance est particulièrement utile dans des modèles de communication, en exploitant par exemple l’importance cognitive des informations saillantes, permettant d’identifier la forme qui rend saillante l’information à transmettre.

En particulier, la perception visuelle (comme le cas des stimuli visuels) fait intervenir la notion de saillance : l’attention du sujet s’arrête prioritairement sur des éléments saillants qui ressortent de l’environnement visuel jusqu’à axer les processus cognitifs sur ces seuls éléments.

Dans ce processus, deux causes sont en jeu :

- des causes visuelles pour lesquelles un ou plusieurs éléments visuels interpellent le sujet, ou du moins, attirent son regard ;

- et des causes cognitives, pour lesquelles ces éléments attirent le regard parce qu’ils sont liés à la nature ou la personnalité du sujet.

L’unité à laquelle s’applique la saillance est le percept, c’est-à-dire un élément visuel distinguable. De plus, les facteurs de saillance visuelle concernent aussi bien les propriétés physiques des concepts que les aspects cognitifs mis en jeu lors de leur perception (Guillaume, 1979). Ainsi, Landragin fait la distinction entre deux types de saillance :

- la saillance physique liée à la trace physique du message : est saillant ce qui ressort en premier de la perception d’un message ou d’un visuel, compte tenu de sa forme, c’est-à-dire des propriétés de ses composants.

- la saillance cognitive liée aux processus cognitifs et aux spécificités du sujet : est saillant, ce qui ressort en premier de la perception d’une scène compte tenu des représentations mentales de l’utilisateur, de ses intentions de perception, de son attention visuelle et de sa mémoire à court terme, de ses expériences personnelles et de ses émotions. Sur ce dernier point, l’auteur précise que tout stimulus peut provoquer chez un individu certaines émotions. Pattabhiraman (1993) parle ainsi de vivacité (vividness) pour décrire la capacité d’un stimulus à évoquer des représentations émotives.

A l’image de cette distinction, d’autres auteurs ont fait la distinction entre la saillance perceptive et la saillance conceptuelle (Pattabhiraman et Cercone, 1990), la saillance de la pertinence et la saillance de la prégnance (Thom, 1988). Selon Levitte (2011), l’attention peut être attirée par des stimuli dits saillants : certains événements captent l’attention involontairement et automatiquement (au contraire de l’attention volontaire qui guide la perception).

1.2. Définition de la notion de saillance de mortalité

Newcomb, Turner et Converse (1965) considèrent qu’une information est dite « saillante » lorsqu’elle est enregistrée, puis rappelée par certains éléments de l’environnement de l’individu et liée à d’autres informations qui sont présentées. Par exemple, chaque individu sait pertinemment qu’il va mourir. Il s’agit d’une information

cette idée. Les pensées liées à la mort émergent en général lorsque les individus sont confrontés à des situations ou des images qui leur rappellent leur propre mortalité. En ce sens, les stimuli qui utilisent des messages visuels ou textuels liés à la thématique de la mortalité peuvent amener l’individu à penser à sa propre mort ou, selon les termes employés par la Terror Management Theory (TMT), à créer une situation de saillance de mortalité dans leurs esprits.

Le concept de saillance de mortalité (death saliency ou mortality salience) est utilisée dans de nombreuses recherches américaines et est à la base de la TMT qui sera développée plus loin (Greenberg, Pysczcynski et Solomon, 1986). Ce concept demeure cependant très peu mobilisé dans la recherche en France, ce qui apparaît comme l’une des principales contributions de cette recherche doctorale. On parlera alors de situation de saillance de mortalité pour désigner une situation de rappel de la fin inéluctable de l’individu, de sa

condition d’être mortel, tant sur le plan physique (i.e. liée aux composantes de la situation présentée) que cognitif (i.e. liée aux perceptions de la situation par l’individu).

Ce rappel peut être d’intensité variable et la méthode de manipulation du concept diffère selon les études mises en œuvre.

Terminons ce premier point en précisant que les recherches liées à TMT manquent de clarté quant à la définition du concept : alors que certaines définissent la saillance de mortalité comme le rappel de la perspective de la mort en général, d’autres parlent d’un rappel de la perspective de sa propre mort. Dans cette recherche, nous avons fait le choix de définir la saillance de mortalité comme étant une situation qui confronte l’individu à l’idée de sa propre mort. De ce fait, plusieurs situations peuvent donner lieu à une saillance de mortalité, que son origine soit extérieure à l’individu (lié à un événement qui lui échappe) ou interne (lié à un événement qui l’implique directement, comme la maladie par exemple): cela peut être des émissions ou des séries télévisées illustrant des scènes morbides, des attaques terroristes ou même des catastrophes naturelles (Pyszczynski, Solomon et Greenberg, 2003) pour lesquelles l’individu peut s’identifier ou se projeter. Par exemple, au lendemain des attaques du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, les medias ont montré le désir des américains de profiter au maximum de leur journée en s’engageant dans une consommation excessive (Cosgrove, 2001). Dans cette étude, les attaques du 11 septembre 2001 sont définies comme une situation de saillance de mortalité.

1.3. La manipulation de la saillance de mortalité

Afin d’apporter des éléments d’approfondissement de la définition, nous présentons ici certaines méthodes liées à la manipulation de la saillance de mortalité. Ces éléments seront cependant approfondis et précisés dans le chapitre 5 consacré à la méthodologie.

Les théoriciens ont manipulé la situation de saillance de mortalité en proposant plusieurs conditions expérimentales. Ainsi, la manipulation qui revient le plus souvent est le fait de demander aux individus de répondre à deux questions ouvertes : décrivez brièvement les émotions que l’idée de votre propre mort éveillent en vous ; selon vous, que va-t-il vous arriver lorsque vous serez physiquement mort. Ces questions ouvertes permettent de susciter les pensées liées à sa propre mort. Une autre manière de les provoquer est de demander aux répondants de compléter une échelle de mesure de l’anxiété face à la mort. D’autres encore utilisent des outils pour susciter les pensées liées la mort : le visionnage d’un film d’un accident (Taubman Ben-Ari, 2000), la photo d’un cimetière ou d’un cercueil, ou encore le fait d’interroger le répondant devant un funérarium.

En parallèle, les recherches sur la saillance de mortalité utilisent un groupe de contrôle afin de tester l’effet potentiel de la saillance de mortalité. Les individus du groupe de contrôle doivent ainsi répondre à des questions ouvertes mais non liées directement au thème de la mort, comme par exemple le fait de regarder la télévision. Il est cependant plus pertinent d’utiliser des questions susceptibles de susciter un affect négatif afin de garder une cohérence dans la comparaison entre les différents groupes expérimentaux (Burke, Martens et Faucher, 2010). De plus, les recherches utilisent des stimuli subliminaux qui peuvent s’apparenter à une situation de saillance de mortalité faible ou dite subtile (Greenberg et al., 1994).

Notons enfin qu’un individu est dit en situation de saillance de mortalité lorsque les pensées liées à la mort sont en dehors de l’attention focale ou dans le champ du préconscient (Freud, 1923). Ainsi, les pensées liées à sa propre mort ne doivent pas être dans le champ de la conscience mais peuvent lui parvenir et lui être accessibles. Précisons ici ce point qui sera repris de nombreuses fois par la suite. Selon Freud (1923), un appareil psychique se compose de quatre systèmes, parmi lesquels on retrouve le conscient, le préconscient, la censure et le refoulement. Le conscient se situe en périphérie de l’appareil psychique et constitue ce qui reçoit directement les informations (internes et externes). Ensuite, le préconscient se situe entre le système inconscient et le conscient, et est défini comme « la

ensemble de pensées et représentations perçues, accessibles au conscient mais sans lui appartenir. Ainsi, les études antérieures démontrent que les manipulations de la saillance de mortalité n’ont d’effet qu’après un délai (ou distraction) suivant directement le stimulus (Arndt, Greenberg, Solomon, Pyszczynski et Simon, 1997), lorsque les pensées liées à la mort sont bien dans le préconscient. Les auteurs justifient ce choix par le fait que les pensées liées à la mort seraient trop fortes et trop menaçantes pour susciter des défenses psychologiques pertinentes autre que le simple évitement (Pyszczynski et al., 1999).

1.4. Un concept à distinguer d’autres notions qui lui sont associées La conscience de sa propre mort

La conscience du mourir est le propre de la nature humaine (Pascal, Les Pensées). C’est parce que l’homme a la faculté de penser qu’il prend conscience de sa propre mort et qu’il en recherche le sens. Ce besoin métaphysique propre à l’homme de recherche de sens est directement lié à l’étonnement suscité par la mort (Schopenhauer, 1818). Ainsi, la conscience de la mort existe chez tout individu parce qu’il est un être pensant. En reprenant la définition proposée précédemment sur la base de celle de Damasio (2002), elle se définit comme l’élaboration d’une connaissance relative à l’interaction entre un organisme (un individu pris comme une identité individuelle) et un objet (la mort), suscitant un changement dans l’organisme. De cette manière, nous retrouvons l’idée selon laquelle la conscience de la mort, bien que présente en permanence, est un élément (1) dont le contenu évolue avec l’âge et les expériences vécues ; (2) qui est susceptible de modifier les comportements de l’individu.

La situation de saillance de mortalité, par définition, rappelle les pensées liées à sa propre mort. En ce sens, elle réactive chez l’individu une conscience de sa propre mort déjà existante par nature, à travers sa dimension physique (selon les composantes de la situation) et cognitive (selon la perception de l’individu). La situation de saillance de mortalité génère donc dans l’esprit des individus une conscience ponctuelle et situationnelle de sa mort. Elle réactive la conscience pré-existante d’une fin de vie, liée au besoin fondamental de préservation de soi (conscience noyau) et au soi autobiographique identitaire capable d’anticiper le futur (conscience étendue ; Damasio, 2002). Notons que cette conscience met en jeu la vulnérabilité de l’être humain et en particulier, de son corps, ainsi que la

L’anxiété face à la mort

Comme nous l’avons vu précédemment dans la section 2, du fait de son imprévisibilité et de son caractère incontrôlable, la mort est un événement potentiellement source de stress et d’anxiété. Nous retenons ici la définition de Urien (2003) pour qui l’anxiété face à la mort se définit comme « un ensemble de réactions affectives négatives (terreur, menace, inquiétude, malaise, inconfort, etc.), d’intensité variable, provoqué par des idées conscientes et inconscientes relatives à la disparition de soi ». Ce concept désigne donc la dimension affective de l’attitude à l’égard de la mort.

Ainsi, la situation de saillance de mortalité est susceptible de susciter une anxiété à l’égard de la mort, elle-même déterminée par des éléments propres à l’individu (section 2). Toutefois, il est important de noter que la situation de saillance de mortalité ne préjuge pas du caractère positif, neutre ou négatif de la relation à la mort de l’individu. La littérature amène à supposer que l’anxiété est la principale réaction affective du rapport individuel à la mort, mais certains éléments présentés, liés à des conceptions particulières de l’idée de mort ou au processus de vieillissement, montrent que l’affect négatif n’est pas l’unique conséquence de l’idée de fin de vie.

L’attitude à l’égard de la mort

Sur la base des éléments cités précédemment, la façon dont l’individu réagit à une situation de saillance de mortalité va dépendre de son attitude à l’égard de la mort. Comme précisé dans la section 2, l’attitude face à la mort se définit selon ses trois composantes : cognitive (croyances et opinions), affective (sentiments, affects, états d’humeur) et conative (disposition à agir de façon favorable ou défavorable). L’anxiété face à la mort correspond ainsi à la dimension affective de l’attitude à l’égard de la mort, qui est, de ce fait, plus générale. De la même manière, le concept d’attitude à l’égard de la mort dépend de nombreuses variables individuelles, telles que l’âge chronologique, l’état de santé, la religiosité par exemple (Neimeyer, Wittkowski et Moser, 2004). Ainsi, la façon dont l’individu réagit à une situation de saillance de mortalité dépendra de l’attitude qu’il a à l’égard de l’idée de sa propre mort.

2. L’effet de la saillance de mortalité sur les comportements : les recherches