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C. Une démarche de recherche empirico-déductive

3) L’anthropologie de la consommation de Dominique Desjeux ; la nécessité d’utiliser les

Dominique Desjeux dans la continuité de Michel Crozier

Dominique Desjeux se situe dans la continuité de Michel Crozier, par ses réflexions et travaux sur le cadre de l’analyse stratégique et le système d’action concret. En effet, Dominique Desjeux a réinterprété l’analyse stratégique (laquelle est à l’échelle méso-sociale), à une échelle microsociale, celle de la famille. S’il s’agit d’une rupture en sociologie de la famille et de l’innovation, cette réinterprétation se trouve être à la suite de la réflexion menée par Michel Crozier. En revanche, Dominique Desjeux a intégré le matériel et le symbolique, ce qui est plus classique en anthropologie, alors que Michel Crozier s’est focalisé sur le social. Dominique Desjeux a également intégré l’analyse stratégique, incluant le social, au modèle plus large des interactions. Or, les approches dites interactionnistes se limitent classiquement aux interactions symboliques liées au sens. Il montre, quant à lui, que les relations de pouvoir sont bien des interactions sociales. Dès lors, Michel Crozier serait également « interactionniste », mais il s’agirait d’une interaction liée à l’intérêt et aux enjeux stratégiques. Enfin, Dominique Desjeux insiste davantage sur les contraintes, les marges de manœuvre, et sur ce qui organise les comportements de l’extérieur, plutôt que sur la liberté de l’individu. L’auteur a donc tiré une analyse de Michel Crozier qui insiste moins sur la liberté et davantage sur les contraintes.

La théorie des échelles d’observation

Dans la lignée de Dominique Desjeux, nous cherchons à créer des cadres d’observation pour comprendre les pratiques de consommation et de gestion des déchets, afin de mieux

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FRIEDBERG E., 1972 (rééd. 1988), « L’analyse sociologique des organisations », Pour, n°28, Editions L’Harmattan, Paris, cité par Gaëtan Brisepierre

45 saisir les risques, mais également les contraintes et les opportunités d’un passage à l’action. De plus, nous cherchons à éviter toute approche idéologique, qui ne prendrait en considération qu’un seul point de vue. L’objectif est ainsi d’inscrire la diversité des phénomènes en fonction des échelles d’observation : « Pour ce faire je cherche à partir de la réalité et de

l’observation, à repérer l’ambivalence des phénomènes, positifs et négatifs, à décrire leur diversité en fonction des échelles d’observation, et à éviter d’attribuer à une cause première ou unique la source des problèmes ou des solutions. Je cherche plutôt à repérer des acteurs concrets et des effets de systèmes entre actions et décisions. C’est ce que l’on appelle souvent une approche inductive qui cherche à explorer et à être pragmatique »84.

En effet, pour notre enquête, nous avons suivi la méthode proposée par D. Desjeux85, consistant à découper la réalité en quatre échelles d’observation : une échelle micro- individuelle (celle des arbitrages individuels conscients ou inconscients), une échelle microsociale (liens entre acteurs en interaction dans l’espace domestique, le lieu d’acquisition et les usages des biens et des services), une échelle mésosociale (celle des jeux d’acteurs collectifs, des institutions, des acteurs politiques et des groupes de pression de la consommation) et une échelle macrosociale (celle des classes, des modes de vie et des styles de vie, c’est-à-dire des effets d’appartenance qui conditionnent les comportements des acteurs). Ce découpage a pour but de « mobiliser les connaissances en fonction de l’action, en

fonction des étapes de sa réalisation et du sens que cette action prend pour les acteurs concernés »86. Ainsi, quand on change d’échelle, on change la focale d’observation. Nous

partons donc du postulat selon lequel il y aurait des thèmes se trouvant à chaque échelle, et, qu’en fonction des échelles, les enjeux et les relations évolueraient.

A cette fin, à titre d’exemple, pour reprendre l’analyse faite par Magali Pierre (2002)87

, dans notre recherche, il nous faut comprendre comment, à l’échelle micro-individuelle, le déchet peut agir sur les comportements des individus, sur leurs interactions, et dans quelle mesure il pourrait engager une « gestuelle » destinée à le faire disparaître dans « l’oubli » (le tri sélectif, d’une part, mais aussi tous les modes de classifications et de différenciations, dans les placards ou autres, au sein même de l’espace domestique ou dans l’espace public). Il nous

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DESJEUX D., 2009 - « Un regard anthropologique sur la crise actuelle…caméra au poing et changement de focal », Ressources en ligne, Argonautes : http://www.argonautes.fr/sections.php?op=viewarticle&artid=686

85

ALAMI S., DESJEUX D. et GARABUAU-MOUSSAOUI I., 2009 - Les méthodes qualitatives, Que sais-je ?, PUF, 128 p

86

DESJEUX D., 2006 – La consommation, Que sais-je ?, PUF, p. 47

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PIERRE M., 2002 - « Déchets et identités » in Les déchets ménagers, entre privé et public. Approches sociologiques, Dossiers, Sciences Humaines et Sociales, L’Harmattan, pp. 12-18

46 faut également nous intéresser à l’échelle microsociale, pour comprendre comment l’individu conçoit le déchet dans la relation des individus entre eux, mais aussi aux échelles meso et macro sociales, pour voir quelle influence pourraient avoir les différents acteurs et les normes de la société, sur l’individu face à ses déchets, notamment.

Par ailleurs, véritables batailles de modèles explicatifs, les différentes théories de la conception dans la consommation nous invitent également à analyser les différents changements de focales. Ainsi, la consommation est dorénavant analysée aux échelles micro- individuelle et micro-sociale, ce qui n’était pas le cas, à titre d’exemple, dans les années 1950, où elle était considérée à une échelle beaucoup plus macro. Ce que nous pouvons percevoir comme un changement de comportement par une individualisation du consommateur, doit être analysée en fonction d’une littérature plus ancienne, qui n’était pas centrée sur les mêmes échelles. Il parait donc difficile d’affirmer une autonomisation-individualisation du consommateur sur une période récente, par rapport à une période plus ancienne, sans prendre en compte ces différentes nuances de focales. De même, il parait difficile d’évoquer un consommateur plus « responsable » ou plus « économe », sans en prendre compte.

Le consommateur face à des contraintes sociales, temporelles, matérielles et symboliques

Dans notre enquête, nous nous intéressons aux trois principales instances qui structurent la vie sociale et modèlent les pratiques, que sont l’instance matérielle (la place des objets, des espaces et du temps), l’instance des relations sociales (notamment sur les rapports de pouvoir) et l’instance imaginaire (étude des symboliques et représentations qui donnent sens aux pratiques quotidiennes)88. Cette démarche a pour objectif de distinguer les pratiques des représentations. En effet, dans notre enquête, il nous semble nécessaire de différencier les pratiques effectives (ce que font les individus), de leurs représentations (jugements de valeur et opinions), mais aussi de leurs imaginaires (le sens qu’ils leur donnaient).

Ainsi, concernant les différentes théories expliquant les choix du consommateur, comme le mettent en exergue Dominique Desjeux et Fabrice Clochard (2012)89, le choix rationnel ne représenterait qu’une des figures possibles de la consommation. En effet, ces figures relèveraient de trois grands modèles stratégiques : celui de l’arbitrage qui relèverait du calcul

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ALAMI S., DESJEUX D. et GARABUAU-MOUSSAOUI I., 2009 - Les méthodes qualitatives, Que sais-je ?, PUF, 128 p

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CLOCHARD F. et DESJEUX D., 2012 (A) - « Introduction aux stratégies malines », Le consommateur malin, en cours de parution

47 rationnel économique ou qualitatif, et qui serait proche du « qualcul »90, celui du choix sous contrainte de pouvoir d’achat et celui du choix en valeur qui serait souvent un « choix de

militant opposé à la société de consommation ou bien de « early adopter » en faveur de la consommation économe ou encore de militants traditionalistes religieux ». Aucun de ces trois

choix stratégiques ne serait « exclusif » les uns des autres. Mais ces trois choix permettraient de faire apparaitre « les logiques sociales et cognitives de ce qui parait irrationnel d’un point

de vue économique, technique ou des sciences expérimentales ».

L’hypothèse faite par D. Desjeux et F. Clochard, et que nous reprenons ici, est l’idée selon laquelle tous les consommateurs seraient malins, mais que ce ne serait pas le cas à chaque moment, et que cela varierait en fonction des pratiques d’achats et des usages, mais également dans le jeu social où les consommateurs se trouveraient insérés, mais aussi en fonction des effets d’appartenance sociale.

De plus, il convient de souligner que toutes les nouvelles pratiques qui se rapprochent d’une écologie de la consommation, concernent avant tout des « militants ». Le « militant », c’est le consommateur « pionnier » qui va être le précurseur de l’adoption de certains comportements. Pour cet acteur, les valeurs sont très importantes. Toutefois, il ne fait partie que d’une minorité des consommateurs. C’est lui qui doit savoir « manier la ruse » et « résister au désir d’acheter un produit de marque », qui coûte plus cher. Or, se distinguer renverrait à une tentative d’échappatoire aux dispositifs du consommateur que l’on pourrait qualifier de « standard ». La résistance des consommateurs serait l’indicateur d’un changement qui pourrait être un « changement de fond » dans la relation entre consommateurs et entreprises91.

Ainsi, on constate qu’il y aurait un véritable jeu d’acteurs sur les pratiques de la vie quotidienne liées à la consommation et aux déchets : « Tout se passe comme si une partie de

ce qui organise le processus de décision vers le lieu d’acquisition puis tout ce qui se joue après l’achat, comme l’usage, le rangement, le fait de jeter, de trier ou de recycler les biens ou les services acquis, relevait plus d’un jeu d’acteurs que d’un jeu de formatage, et ceci tout particulièrement au sein de la famille »92. D’une façon plus globale, la question des

« nouveaux consommateurs », ceux que l’on pourrait qualifier de malins, de résistants, ou

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COCHOY F., 2002 – Sociologie du packaging ou l’âne de Buridan face au marché, Sciences sociales, Paris, PUF, p. 206, cité par Clochard F. et Desjeux D.

91

CLOCHARD F. et DESJEUX D., 2012 (A) – Ibid.

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CLOCHARD F. et DESJEUX D., 2012 (B) – « Introduction : Le cadrage du client et les marges de manœuvre du consommateur », Le consommateur malin, en cours de parution

48 d’économes, renverrait à celle de l’acteur en société, à et celle des conditions de l’action collective. Le consommateur ne serait pas seul face à lui-même, mais devrait faire face à des marges de manœuvre dans un « jeu collectif familial ou sociétal ».

Dès lors, la question de la place du sens dans le choix des objectifs serait nécessaire à interroger. Si le sens peut se situer avant le passage à l’acte d’achat, comme « moyen

d’orienter l’action de consommer moins cher ou de limiter la surconsommation », il y aurait

toutefois des contraintes et des résistances, qui pourraient empêcher ce passage à l’acte. Ce serait ces contraintes qui expliqueraient l’écart entre l’intention et la pratique. De plus, la norme du groupe et les règles pourraient jouer un rôle majeur dans les comportements et jouer sur la force de décision : « Cela pose aussi la question de l’effet de la norme de groupe, de la

règle, du cadrage, des répertoires d’action ou de l’habitus, c'est-à-dire de tout ce qui conditionne, tout ce qui équipe, avec plus ou moins de force les comportements et donc de tout ce qui pèse sur le processus de décision »93. Le consommateur ne serait donc pas seul face à lui-même dans ces choix d’achat.

Enfin, il convient d’insérer le consommateur dans les dynamiques internationales, pour comprendre tous les enjeux que peut revêtir sa consommation. En effet, dans les pays développés la crise aurait révélé l’importance des classes moyennes en descente sociale94

. Or, dans un contexte de crise économique et de « défi » de consommation durable, la capacité à « moduler » sa consommation pourrait devenir une véritable « compétence », d’autant plus stratégique pour les consommateurs qui adopteraient des comportements plus éco- responsables. Et cette compétence serait d’autant plus importante que les contraintes de pouvoir d’achat des classes moyennes des pays occidentaux rentreraient en tension avec les demandes de consommation des classes moyennes des pays émergeants. Ainsi, la montée de la classe moyenne mondiale conduirait à une véritable « pression internationale » autour de l’accès à l’énergie. Comme le souligne D. Desjeux, cette compétition conduirait à une augmentation des prix des matières premières nécessaires à la production des biens et services de consommation, qui seraient demandés par cette nouvelle classe moyenne de consommateurs.

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CLOCHARD F. et DESJEUX D., 2012 (B) – Ibid.

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DESJEUX D., 2012 – « Conclusion : La montée du poids des contraintes macro-sociales qui pèsent sur le consommateur malin, ou non : le chassée croisée des classes moyennes mondiales », Le consommateur malin, parution en cours

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