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C. Une démarche de recherche empirico-déductive

2) L’analyse stratégique des organisations de Michel Crozier

Les approches actuelles de la consommation et de la gestion des déchets ont tendance à délaisser la dimension organisationnelle du phénomène. En effet, elles s’intéressent soit sur l’individu, pris comme acteur « rationnel » qui serait sans contraintes, soit sur le « système » qui serait un facteur déterminant des pratiques (G. Brisepierre, 2011)73. Or, dans la lignée de Michel Crozier [1922-2013] (1964, rééd. 1971)74, nous mettons en exergue que penser la société comme un « tout » qui serait « cohérent » est problématique et n’a pas de sens75. Il est nécessaire de s’intéresser aux différentes organisations qui la structurent. En effet, les pratiques et comportements des individus-habitants s’inscrivent dans une structure familiale, elle-même inscrite dans des relations et une organisation composée du logement, du quartier

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MARTIN O., 2010 - « Induction-déduction », in Paugam Serge (dir.), Les 100 mots de la sociologie, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que Sais-Je ? », pp. 13-14

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DION S., 1987 - « Michel Crozier et l’étude des organisations », Politique, n° 12, p. 111

73 BRISEPIERRE G., 2011 – Op. cit., p. 35 74

CROZIER M., 1964 (rééd. 1971) – Le phénomène bureaucratique, Essais, Points, 382 p.

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40 et de la ville. Il y a bien toute une structure sociale qui influe sur les comportements. Dans le cas du tri sélectif, à titre d’exemple, il ne s’agit pas seulement de l’individu, seul, face à ses poubelles, mais de la gestion de l’ensemble des déchets par les différentes strates d’acteurs mobilisés. A cette fin, Michel Crozier propose une conception de l’organisation comme « système d’action concret », c'est-à-dire comme un « ensemble d’acteurs

interdépendants en interaction stratégique et orientés vers un enjeu commun »76.

En effet, l’auteur a pour objectif de proposer une interprétation théorique qui puisse nous permettre de rendre compte et de généraliser les « structures paralysantes et les

mécanismes quasi-inéluctables de routine », qui sembleraient « étroitement associés aux craintes, aux attentes et aux comportements de tous les participants en matière de pouvoir et de rapports de dépendance »77. La théorie rationaliste dite « classique » de l’organisation scientifique reposerait sur un modèle mécanique du comportement humain, qui exclurait les « relations complexes et ambiguës qui se développent autour des relations de pouvoir ». Selon Crozier, l’un des objectifs les plus « profonds » était « d’éliminer définitivement les

restes d’un passé aristocratique » qui serait basé sur les méthodes de gouvernement et de

contrôle des subordonnés. Il s’agissait alors de remplacer les effets de dépendance par des règles et des mesures scientifiques, qui leur auraient interdit de comprendre « la vraie » nature de leur action. En prenant l’exemple des marxistes et des soviétiques, qui pensaient que l’administration des choses pouvait « résoudre tous les problèmes », M. Crozier souligne que leur désir profond était d’échapper aux problèmes de pouvoir, posés par les organisations dites modernes, via et par la science. Toutefois, la Grande crise et les bouleversements sociaux des années 1930, la conception utilitaire du progrès et le schéma mécaniste du comportement humain ne firent plus « recette ». Cependant, s’il y eut un retournement anti- taylorien, et remise en perspective de la conception utilitaire du progrès, il n’y eut pas, pour autant, de « meilleure compréhension » des problèmes du pouvoir.

Le courant « interactionniste », tel qu’il est décrit par Michel Crozier, est notamment basé sur les expériences de Fritz Jules Roethlisberger [1898-1974] et Georges Elton Mayo [1880-1949] (1945)78 à Hawthorne, en faveur d’une « société mieux intégrée ». Il aurait eu un apport très important, et aurait été responsable de la « profonde révolution de la sensibilité

76

Cité par BRISEPIERRE G., 2011 – Op. cit., p. 36

77

MICHEL CROZIER 1964 (rééd. 1971) – « PARTIE 3 : Le phénomène bureaucratique du point de vue de la théorie des organisations - Chapitre 6 : Relations de pouvoir et situations d’incertitude », Le phénomène

bureaucratique, Essais, Points, p. 176

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MAYO G. E., 1945 – The Social Problems of an Industrial Civilization, Boston, Harvard Business School, cité par Michel Crozier

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que constitue la découverte du facteur humain », ce qui leur permit de décrire « de façon excellente » le développement des phénomènes spontanés de leadership au sein des groupes

informels, et « d’éclairer l’influence du contexte culturel et technologique sur les

comportements des membres d’une organisation »79. Toutefois, s’il y a bien eu découverte du

facteur humain, au sens où le comportement humain ne peut être déterminé uniquement par des « stimulants pécuniaires », le courant interactionniste n’a pas reconnu que « la

distribution du pouvoir et le système de relations de pouvoir au sein d’une organisation ont une influence décisive sur les possibilités et les modes d’adaptation de chacun de ses membres et sur l’efficacité de l’ensemble de l’organisation ».

La principale critique faite par M. Crozier, consiste dans le fait que le courant interactionniste n’a pas prêté attention au système hiérarchique formel et au mode de gouvernement et de contrôle social, ce qui les a conduits à « échapper aux problèmes de pouvoir tout aussi bien

que les classiques de l’organisation ». Si bien que les interactionnistes auraient été figés dans

une « attitude négative à l’égard de la rationalité technique », mais aussi, ils auraient attribué au patron/ manager un rôle qui serait disproportionné par rapport à la réalité. Or, toujours selon M. Crozier, les interactionnistes, en mettant en avant les valeurs d’intégration et d’harmonie, tendraient à oublier que le « mécontentement, les divisions et les conflits sont le

prix qu’une « société ouverte » doit payer pour le progrès ».

Le courant lewinien se place, quant à lui, plus du côté de la psychologie et du positivisme ; mais, selon l’auteur, il aurait été victime d’une « sorte de blocage », devant les problèmes de pouvoir. Le commandement était vu comme un rapport personnel, en ignorant les aspects sociologiques et organisationnels, ce qui serait dû à une « certaine passion

normative » et à une « exigence morale ». Ils cherchaient ainsi à démontrer « la supériorité d’un style de commandement « permissif » », tout en cherchant un moyen de « convertir » les

membres des organisations à cette forme de rapports humains. Ils voulaient « démontrer (…)

qu’il existait une relation constante et univoque entre la satisfaction individuelle, la productivité et un style de leadership permissif ». Ainsi, comme le souligne M. Crozier, les

contremaitres les plus « populaires » auprès de leurs « subordonnés », n’étaient pas ceux qui avaient l’attitude la plus « bienveillante », mais ceux qui avaient « le plus d’influence au sein

de l’organisation ». Ce qui amène M. Crozier à la conclusion suivante : « il n’est pas possible

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de changer les attitudes et les comportements au travail des individus par un simple endoctrinement diffusé de l’extérieur sans se préoccuper de leurs situations de travail » 80.

Certains sociologues, tels que Floyd C. Mann [1917-2009] (1957)81, se sont intéressés aux méthodes d’intervention qui tiennent compte des structures d’organisation. Toutefois, selon M. Crozier, ces techniques seraient incomplètes, dans la mesure où elles négligeraient toutes les relations de pouvoir qui se noueraient autour de la « pyramide hiérarchique » « et

sans lesquelles celle-ci n’apparaît plus comme un cadre purement formel ». Il faudrait

renoncer à étudier d’une façon distincte les deux types de rationalité, en partant de la double équation selon laquelle il y aurait calcul rationnel à tous les niveaux des sentiments humains, et il y aurait limitation et contrainte d’ordre affectif dans toutes les décisions, mêmes celles qui seraient les plus techniques. La principale erreur soulignée par M. Crozier, faite par les théoriciens des relations humaines, ainsi que par les théoriciens de l’organisation scientifique du travail, était qu’un être humain ne disposait pas seulement d’ « une main et d’un cœur », mais était aussi « une tête, un projet, une liberté ».

A travers son étude de cas du monopole industriel et de sa signification, et via l’analyse des rapports de pouvoir et des interactions entre les ouvriers de production, les ouvriers d’entretien, les chefs d’atelier et le personnel de direction, M. Crozier souligne le

« mirage du one best way ». En effet, si à tous les échelons d’une organisation, il ne pouvait y

avoir qu’une seule meilleure solution, celle qui nomme la « one best way », le comportement de chaque membre de l’organisation serait alors prévisible. Si personne n’a intérêt et ne peut changer le comportement de personne, alors « les relations de pouvoir effectivement non plus

de sens»82. Le fonctionnement du Monopole témoigne d’un double rapport : s’il y a bien une

forte tendance à éliminer toute relation de pouvoir via la mise en place de règles très « étroites » qui « prescrivent le comportement que chacun doit adopter dans les toutes

circonstances possibles », M. Crozier remarque que tout un nouveau système de négociations

et de pression se met en place en parallèle (comme celui des ouvriers d’entretien sur les ouvriers de production). Il nomme cela « de nouvelles relations de pouvoir ».

Ainsi, et toute la portée de l’analyse stratégie est ainsi résumée : « le pouvoir ne peut

pas être supprimé ni ignoré », dans la mesure où « il reste lié à l’impossibilité d’éliminer

80

MICHEL CROZIER 1964 (rééd. 1971) – Op. cit., p. 182

81

MANN F. C., 1957 – « Studying and creating change, a means to understanding social organization », in Human Realtions in the Industrial Setting, New York, Harper, pp. 146-167, cité par Michel Crozier.

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l’incertitude dans le cadre de rationalité limitée qui est le nôtre ». Si bien qu’on assisterait à

un renversement des perspectives sur la rationalité, qui aboutirait à l’idée selon laquelle il y aurait un « éclatement complet de la notion de one best way ». Cette notion, d’ailleurs, n’aurait jamais été vraiment recherchée, mais bien utilisée comme un moyen de défense contre l’incertitude selon l’auteur.

M. Crozier modélise ensuite ses observations, en montrant qu’à partir des situations d’incertitude, exigeant l’intervention humaine, il y aurait deux types de pouvoirs qui « auront

toujours tendance à se développer ». Il s’agit du « pouvoir de l’expert », à savoir le pouvoir

dont un individu dispose du fait de sa capacité personnelle à contrôler une « certaine source

d’incertitude affectant le fonctionnement de l’organisation », et du « pouvoir hiérarchique fonctionnel », à savoir le pouvoir dont certains individus disposeraient par leur

fonction dans l’organisation, pour contrôler le pouvoir de l’expert. En outre, aucune organisation ne pourrait fonctionner sans donner à certains individus « suffisamment de liberté

d’action » qui leur permettrait de régler les conflits entre « revendications contradictoires » et

mettre en place des décisions qui favoriseraient le développement de l’ensemble de l’organisation. Par ailleurs, la prolifération de règles serait une « gêne » au manager dans la mesure où elle limiterait son pouvoir d’arbitrage, et pourrait renforcer le pouvoir des subordonnés, par les exceptions à la règle. Ce qui nous semble être particulièrement important à rappeler dans le cadre environnemental.

Ainsi, M. Crozier s’intéresse ainsi aux rapports entre les différents acteurs, afin de comprendre les mécanismes de rapport de pouvoir. Son analyse nous montre que les relations de pouvoir sont structurantes, et que le pouvoir ne peut être supprimé, ni ignoré. Les jeux d’acteurs sont donc cruciaux, ainsi que les contraintes.

Cette approche stratégique des organisations nous permet ainsi d’adopter des points de vue microsocial et méso-social sur la consommation et la gestion des déchets. Nous verrons, notamment pour le tri sélectif, que pour comprendre les décisions et les pratiques des individus concernés, nous devons analyser les interactions avec les différents acteurs qui peuvent revêtir une importance cruciale dans l’adoption des pratiques de tri. Si l’on accepte d’appréhender l’espace domestique comme une organisation, les pratiques des habitants sont également dépendantes de l’action des autres acteurs, tels les collectivités locales et politiques publiques. En outre, le changement serait une propriété de l’organisation et non une capacité de l’individu. On ne pourrait envisager des changements de comportement sans changements

44 dans l’organisation, si l’on considère que le comportement individuel est une réponse dite « rationnelle » à un système d’action défini. Le changement serait alors un « phénomène

systémique », qui devrait reposer sur un processus collectif associant tous les acteurs

concernés, pour établir ensemble les conditions de ce changement. Dès lors, il semblerait que : « Pour vaincre les résistances il n’y a guère d’autres solutions que de faire

participer [les individus] à l’élaboration du changement qui les concernent »83

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3) L’anthropologie de la consommation de Dominique Desjeux ; la nécessité