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C. Une démarche de recherche empirico-déductive

1) Atteindre la production d’une théorie ancrée

Nous souhaitons désormais expliciter le cadre méthodologique qui a guidé notre travail de thèse. Nous inscrivons notre démarche de recherche dans une posture compréhensive. Notre objectif est de mettre à jour la diversité des pratiques en matière de consommation et de gestion des déchets, en identifiant leurs mécanismes sous-jacents. La démarche compréhensive s’intéresse au sens que les individus donnent à leurs pratiques, mais également à la façon dont ils se saisissent de leurs intérêts et des contraintes de leurs situations (Gaëtan Brisepierre, 2011)57.

Nous ne cherchons pas, selon une posture critique, à dénoncer des formes d’injustices ou de domination. La sociologie qualitative dans laquelle nous inscrivons notre recherche s’inscrit dans un modèle épistémologique de type empirico-inductif, à différencier d’un modèle hypothético-déductif, qui caractérise les enquêtes quantitatives. La démarche qualitative met l’accent sur les effets de situation, les interactions sociales sous contraintes, la place de l’imaginaire ou le jeu des acteurs avec les normes sociales. De fait, les effets d’appartenance y sont moins « visibles », et tout ce qui relève de la corrélation statistique y est absent, même si les effets de structure demeurent présents (Sophie Alami, Dominique Desjeux et Isabelle Garabuau-Moussaoui, 2009)58. Dans le cadre de l’approche qualitative, la causalité ne disparait pas, même si elle diffère de la causalité statistique. Elle renvoie à une identification des « contraintes » et des « potentialités » qui s’inscrivent dans le « système

d’action » dans lequel l’ensemble des acteurs sont pris aux échelles micro et méso-sociales.

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BRISEPIERRE G., 2011 – Les conditions sociales et organisationnelles du changement des pratiques de

consommation d’énergie dans l’habitat collectif, thèse de doctorat Université Paris Descartes, 847 p.

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ALAMI S., DESJEUX D. et GARABUAU-MOUSSAOUI I., 2009 - Les méthodes qualitatives, Que sais-je ?, PUF, 128 p.

36 Si la sociologie qualitative n’est pas moins « scientifique » que la sociologie quantitative, elle correspond ainsi à des « critères de scientificité » et à des « procédures de

recherche » qui sont différents (Gaëtan Brisepierre, 2011)59. En effet, la théorie ancrée s’inscrit dans une histoire sociologique particulière, celle de l’Ecole de Chicago, qui privilégia le travail de terrain et une « approche constructiviste des phénomènes sociaux »60. Il y aurait donc eu une intégration et une expansion de la recherche de terrain, sous l’impulsion de A. W. Small [1854-1926], notamment, mais également de W. I. Thomas [1863-1947], d’E. W. Burgess [1886-1966] pour l’aspect empirique de la recherche, et de R. Park [1864-1944], qui développa les techniques de journalisme d’enquête en sociologie. B. G. Glaser et A. A. Strauss [1916-1996] développent, quant à eux, une nouvelle approche du terrain, en mettant en exergue la question de la construction des interprétations et des théories: quelles analyses des données de terrain ?

Il y a donc bien un contexte particulier, un terreau significatif au développement de la théorie ancrée. Celle-ci s’appuie, de plus, sur deux notions fondamentales, que sont l’interactionnisme, qualifié par Pierre Paillé (2010)61

comme « l’importance de l’autre dans la

conduite et l’identité même de l’individu » et le pragmatisme, puisque l’on « retrouve bien chez Glaser et Strauss « cette interprétation concrète et empirique des termes, qui constitue la méthode pragmatique » »62. L’interactionnisme, d’une part, qui repose sur le constat que

« l’homme vit dans un environnement symbolique tout autant que dans un environnement

physique »63. Ces symboles seraient construits socialement via des interactions avec les objets et les personnes. Pour l’interactionnisme, selon Pierre Paillé, l’homme n’a pas une fonction dans la société, mais il « est, en quelque sorte, la « société-en-construction » » 64. Ainsi, l’explication des comportements ne pourrait donc pas être donnée d’avance et devrait se construire au fur et à mesure des observations. Or, à travers la présentation de la théorie ancrée, il y a le développement de l’idée que la théorie peut être générée par le travail de terrain, notamment via une prise en compte des structures sociales, et de l’observation de

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BRISEPIERRE G., 2011 – Op. cit., p. 45

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CHAPOULIE, J.-M., 2001 - La Tradition sociologique de Chicago, 1892-1961, p. 165, cité par PAILLE P. in « Une enquête de théorisation ancrée : les racines et les innovations de l’approche méthodologique de Glaser et Strauss », La découverte de la théorie ancrée, p.38

61

PAILLE P., 2010 - « Une enquête de théorisation ancrée : les racines et les innovations de l’approche méthodologique de Glaser et Strauss », La découverte de la théorie ancrée, p. 29

62 PAILLE P., 2010 – Ibidem, p. 35, citant JAMES W., 1909 – La Signification de la vérité, Lausanne,

Antipodes.

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ROSE A., 1962 – « A systematic summary of symbolic interaction theory », in ROSA E. (dir.), Human Behavior and Social Processes. An Interactionnist Approach, Boston, Houghton Mifflin, pp. 3-19, cite par Pierre Paillé.

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37 données d’interaction. Le pragmatisme, d’autre part, qui consiste à étudier les faits et à identifier l’ensemble de leurs implications pratiques, afin d’établir une théorie explicative. Ces deux notions constituent une assise importante à la théorie ancrée, et ce, même si cette dernière ne peut y être réduite.

Cette première définition de la théorie ancrée étant posée, une première constatation est établie : il y a opposition entre ce qui est appelé la théorie ancrée et les théories qui sont produites par déduction logique d’hypothèses définies a priori. Or, la théorie en sociologie est définie comme une « stratégie pour traiter les données de recherche, et pour fournir des

modes de conceptualisation en vue de décrire et d’expliquer. La théorie devrait fournir des catégories et des hypothèses suffisamment claires pour que les plus importantes puissent être vérifiées lors de recherches particulières (…) »65. Une théorie doit donc être accessible et compréhensive à tous (puisque les catégories sur lesquelles elle s’appuie sont mises en avant par l’examen des données), doit concorder avec la situation étudiée, et doit fonctionner lorsqu’elle est appliquée. En ce sens, les théories doivent être « pertinentes et significatives ». Si les théories peuvent durer, malgré leurs modifications voire reformulations, c’est parce qu’elles sont fondées sur des données. Ainsi, certaines théories, telles celles de la bureaucratie de Max Weber [1864-1920] et du suicide de Emile Durkheim [1858-1917], perdurent dans le temps, à l’inverse des théories logico-déductives qui sont basées sur des spéculations voire des suppositions. En ce sens, la théorie ancrée peut empêcher une utilisation dite « opportuniste » des théories dépourvues de capacité explicative fiable, mais aussi s’opposer à l’ « exemplification », qui consisterait à trouver des exemples pour étayer une théorie imaginée, spéculative ou logico-déductive. Or, et cela est un point central dans le développement fait par Glaser et Strauss, la production d’une théorie implique un « processus

de recherche »66. En effet, produire une théorie à partir des données signifierait, selon les deux auteurs, que « la plupart des hypothèses et des concepts non seulement proviennent des

données mais qu’ils sont systématiquement élaborés en rapport avec les données au cours de la recherche »67.

Ce processus de recherche est mis en avant dans le but d’inciter d’autres théoriciens à codifier et à publier leurs propres méthodes pour produire de la théorie. Car il s’agit bien de

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GLASER B. G. et STRAUSS A.A., 1967 (rééd. Fr. 2010) - La découverte de la théorie ancrée, Individu et société, Armand Colin, p.85.

66 GLASER B. G. et STRAUSS A.A., 1967 (rééd. Fr. 2010) - Ibidem., p. 89 67

38 produire de la théorie, notamment via l’usage de l’analyse comparative. En effet, l’usage de l’analyse comparative est vu comme support pour la production de la théorie. En produisant de la théorie, il y a élaboration des catégories conceptuelles, et les preuves qui permettent de telles élaborations sont alors utilisées pour illustrer le concept. Si le concept ne change pas (c’est une abstraction théorique), les faits les plus exacts, quant à eux, peuvent changer. Or, pour certains chercheurs qui axent leur démarche sur le processus de vérification (de la théorie), s’il y a bien production de théorie, l’émergence de celle-ci est considérée comme naturelle, voire allant de soi. Il n’y a pas préoccupation de la façon dont la théorie, cette théorie a émergé. L’accent mis sur la vérification peut « ainsi facilement entraver

l’élaboration d’une théorie plus complète et plus dense »68

.

La théorie ancrée est donc bien une méthode de recherche inductive, au sens où elle a pour objectif de générer une théorie, qui se ferait à partir des données recueillies sur le terrain, et non pas l’inverse, à savoir partir, d’une théorie, et appliquer une analyse des données obtenues, en fonction de cette théorie existante. Les données viennent en premier, et s’en suit la théorie. On ne peut pas plaquer une théorie préconçue sur les données. Comme le déclare Marc-Henry Soulet dans son Avant-Propos69 : « l’ouvrage proposait un autre regard sur le

monde social et sur le statut du travail du scientifique par l’entremise d’un raisonnement particulier permettant l’élaboration de catégories conceptuelles et la formulation de relation entre elles en partant des données du terrain, un terrain posé comme contrainte a priori et non comme cadre a posteriori de test de vérification. » Ainsi, la théorie ancrée permet de

préciser les conditions et les modalités du travail d’analyse de la théorie dans l’enquête de terrain, et ce, pour la production d’une « théorie utile ».

Ainsi, notre démarche inductive cherche à « explorer le réel sans hypothèses de départ

fortes, sans présupposés sur les résultats »70. Nous suivons la théorie selon laquelle les faits ne parlent pas d’eux-mêmes a priori. Elle ne cherche pas à appréhender toute la réalité sociale, mais à donner un « angle de vue », qui peut être fluctuant, en fonction des échelles d’observation retenues. Ainsi, selon Olivier Martin : « L’induction correspond à un processus

qui permet de passer du particulier (faits observés, cas singuliers, données expérimentales, situations) au général (une loi, une théorie, une connaissance générale) (…). La posture

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GLASER B. G. et STRAUSS A.A., 1967 (rééd. Fr. 2010) – Op. cit., p. 117

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SOULET M.-H., 2010 - « Pourquoi traduire The Discovery of Grounded Theory »,in GLASER B. G. et STRAUSS A.A., 1967 (rééd. Fr. 2010) - La découverte de la théorie ancrée, Individu et société, Armand Colin, La découverte de la théorie ancrée, p. 12

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inductive accorde la primauté à l’enquête, à l’observation, voire à l’expérience et essaie d’en tirer des leçons plus générales, des constats universaux : le sociologue cherche à établir quelques énoncés dont la validité dépasse le cadre de ses seules observations. »71. Notre démarche est également inscrite dans une visée empirique, centrée sur l’importance que nous accordons à la description. Nous avons voulu partir du réel observé, d’où notre volonté de décrire et analyser en première partie notre terrain d’étude, l’Atelier Climat, et de le confronter ensuite aux théories et concepts des sciences humaines et sociales. En outre, cette démarche empirico-inductive est celle des auteurs qui ont inspiré notre travail.

En effet, Michel Crozier [1922-2013] déclare ainsi : «La méthode d'analyse des

organisations que je préconise est très empirique tout en comportant, finalement, sa part de théorie. Inductive, elle aborde le social par le seul aspect que l'on puisse considérer comme une évidence, soit la façon dont les gens vivent leur situation »72. De même, Dominique Desjeux s’appuie sur ses nombreuses enquêtes empiriques comme bases et fondements de ses recherches. De plus, il y a un lien direct entre les deux auteurs, puisque Dominique Desjeux a transposé l’approche de Michel Crozier en termes de système d’action à l’espace domestique.