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3.1 Construction et fonctionnement de l’Institut Henri Poincaré

3.1.1 L’action de la Fondation Rockefeller à l’échelle locale

Pour mieux comprendre l’intervention de la Fondation Rockefeller dans la création de l’IHP, nous revenons sur cette fondation. Nous reprenons les lignes des argumentations de Ludovic Tournès et de Reinhard Siegmund-Schultze. Les analyses menées par Tournès ne portent pas spécifiquement sur la fondation Rockefeller, mais plutôt sur le phénomène philanthropique initié par les fondations Carnegie, Rockefeller et prolongé par la fondation Ford. En prenant cette distance, l’auteur met en évidence des similarités et des spécificités que nous rappelons dans la suite. Pour sa part Reinhard Siegmund-Schultze s’est intéressé au rôle de l’International Education Board (IEB) dans le domaine des mathématiques. Ce travail permet de mettre en évidence comment la construction de l’IHP s’insère dans l’agenda534 de l’IEB.

Grâce à une analyse globale des fondations philanthropiques étasuniennes, Ludovic Tournès montre que les politiques menées par ces organisations présentent trois points communs535. Elles assurent la promotion d’un modèle de société associant la libre en- treprise, la paix et la démocratie. Elles s’organisent en réseaux et opèrent suivant des stratégies exploitant cette organisation. Aux États-Unis, elles déploient des réseaux mê- lant milieux universitaires et administration fédérale. Ce modèle de réseaux d’institutions, déployés dans plusieurs pays et notamment la France, permet la production, la circulation et le traitement de l’information. Enfin elles agissent à l’échelle mondiale s’inscrivant en complémentarité de la diplomatie des États-Unis d’Amérique. En particulier, ces entre- prises philanthropiques s’insèrent au sein d’organisations internationales et en particulier au sein de la Société des nations, leur permettant une action transnationale.

Selon Tournès, les fondations philanthopriques agissent en vue de « contribuer à bâtir 534. Au sens anglais du terme : programme, ensemble de priorités.

une société rationnelle, productive et en route vers le progrès grâce à la connaissance scientifique sous toutes ses formes »536. Ces organisations participent ainsi au développe- ment des savoirs scientifiques en intervenant sur l’organisation des moyens de production de ces savoirs. Le mode opératoire adopté consiste à s’appuyer sur des réseaux locaux d’acteurs et d’institutions. Tournès souligne le fait que, en particulier dans l’entre-deux- guerres, l’intervention des fondations prend la forme d’une « coproduction in situ »537. Loin d’une importation d’un modèle pré-établi, il montre que les fondations interviennent sur des projets existants « pour résoudre problèmes, blocages et archaïsmes »538. Les fondations interviennent donc avec « leur arsenal technique, financier et rationalisateur » en s’intégrant « systématiquement dans des processus déjà enclenchés avant leur arrivée, en s’appuyant sur les fractions réformatrices, ou qu’elles supposent telles, qu’elles se sont attachées à identifier préalablement, et dont elles appuient l’action. »539

En outre, Tournès montre que les fondations contribuent activement aux contenus scientifiques. En effet « celles-ci n’entendent pas seulement être des intermédiaires entre la production et l’application du savoir, mais ambitionnent de participer à la production du savoir et à la redéfinition des champs disciplinaires ainsi qu’au déplacement de la frontière entre sciences de la nature et sciences sociales. »540 Les fondations soutiennent ainsi une vision transversale des sciences et orientent leurs actions vers le développement au sein des disciplines scientifiques et dans les applications. Par ailleurs, l’action des fondations s’inscrit sur la longue durée. L’auteur note en effet que « les fondations nouent des liens avec de nombreux interlocuteurs pendant 10, 20 voire 30 ans »541 et que les « projets des fondations [...] se déploient aussi parfois sur des périodes longues »542.

Selon Tournès, « les grandes fondations américaines ont été pleinement impliquées tout au long du siècle dans la restructuration des champs scientifiques européens, en ce qui concerne à la fois la circulation des savoirs, mais aussi la construction d’institutions. »543 Ces fondations se contentent « le plus souvent [de] surfer sur une vague ascendante et [de] donner une impulsion à des projets déjà engagés, impulsion il est vrai souvent déci-

536. [Tournès, 2013, p. 17] 537. [Tournès, 2013, p. 13] 538. [Tournès, 2013, p. 13] 539. [Tournès, 2013, p. 13] 540. [Tournès, 2013, p. 18] 541. [Tournès, 2013, p. 362] 542. [Tournès, 2013, p. 362] 543. [Tournès, 2010, 185]

3.1. Construction et fonctionnement de l’IHP

sive. »544. Ce faisant « l’action des fondations sur le long terme accompagne et favorise des évolutions fortes »545 comme « l’affirmation intellectuelle de nouvelles disciplines »546.

Par ailleurs, Tournès note que la France et la Fondation Rockefeller constituent deux cas particulièrement intéressants dans l’étude de l’action de ces fondations. En effet, « la France est l’un des pays où les plus grandes d’entre elles (Carnegie, Rockefeller, Ford) ont été présentes presque sans discontinuer depuis la première décennie du xxesiècle jus- qu’au début des années 1970. »547 De plus « l’analyse globale de l’action des fondations montre [..] que la plupart des grandes institutions françaises d’enseignement supérieur et de recherche ont bénéficié, à des moments différents et à des degrés divers, du finan- cement philanthropique, depuis les universités jusqu’au Centre national de la recherche scientifique en passant par le Collège de France, l’Institut Pasteur, la Maison des sciences de l’Homme ou encore la Fondation nationale des sciences politiques. »548 De plus ayant montré qu’« il existe bel et bien une philanthropic touch »549, Tournès soulique que « la fondation Rockefeller est sans doute la meilleure représentante avec ses enquêtes préli- minaires systématiques, son diagnostic des problèmes à traiter, son choix minutieux des interlocuteurs et sa volonté de les associer systématiquement aux actions entreprises en entretenant avec eux un contact permanent. »550 C’est précisémment cette méthodologie, dans le domaine des mathématiques, que Reinhard Siegmund-Schultze met en lumière.

Dans son livre551 publié en 2001, Reinhard Siegmund-Schultze présente ses recherches sur le rôle joué par la Fondation Rockefeller dans les moyens de « communications in- ternationales mathématiques »552, entendant par là les circulations internationales de mathématiciens ou de publications mathématiques (périodiques ou livres), « la communi- cation des mathématiques avec les disciplines voisines »553 ou encore la « combinaison de l’enseignement et de la recherche »554. L’ensemble de son travail aborde ce problème en croisant les intérêts des différentes parties qu’il identifie comme étant les bureaucrates de

544. [Tournès, 2010, 186] 545. [Tournès, 2013, p. 363] 546. [Tournès, 2013, p. 363] 547. [Tournès, 2013, p. 8] 548. [Tournès, 2013, p. 9] 549. [Tournès, 2013, p. 360] 550. [Tournès, 2013, p. 360] 551. [Siegmund-Schultze, 2001].

552. « international communication in mathematics »[Siegmund-Schultze, 2001, p. 23]

553. « the communication of mathematics with neighbouring disciplines »[Siegmund-Schultze, 2001, p. 23]

la Fondation Rockefeller, les intermédiaires scientifiques états-uniens et les scientifiques en place dans les différents pays où agit cette fondation.

Reinhard Siegmund-Schultze montre que les bureaucrates de la Fondation Rockefeller sont porteurs de valeurs étasuniennes : patriotisme étasunien, méfiance de l’état cen- tralisé et des nationalismes étroits, certitude en la supériorité de la culture de marché étasunienne, rejet des dictatures, promotion de l’interdisciplinarité et de l’autonomie du développement scientifique555. En particulier, il remarque que l’internationalisme défendu s’inscrit dans des stratégies pour atteindre des buts proprement étasuniens556. À titre d’exemple, il mentionne le choix de Paris pour y installer un bureau de l’International Education Board, comme relevant spécifiquement de cette stratégie internationaliste. En outre il signale le caractère élististe de ces fondations, dont une expression les plus efficaces est la formule de Wickliffe Rose (1862-1931) sur lequel nous reviendrons : « making the peak higher »557. Ainsi le choix de Paris rend compte du fait que cette ville apparaît pour les bureaucrates de la Fondation comme un centre mathématique de première importance au niveau international, image entre autre forgée par les scientifiques étasuniens auprès desquels les bureaucrates se renseignent.

Siegmund-Schultze montre que les Européens se sont révélés particulièrement efficaces pour élaborer des projets, suivants leurs buts spécifiques, en tenant compte des intérêts de la Fondation Rockefeller, ce que confirme à une échelle plus large les analyses de Tournès. Il note cependant la spécificité et la diversité des intérêts scientifiques européens. Tout d’abord, il rappelle le privilège aux yeux de ces scientifiques du financement étatique de l’enseignement supérieur et de la recherche. Ensuite il signale des intérêts scientifiques plus localisés, comme par exemple, les interactions entre mathématiques et physique à Göttingen, Munich ou Copenhague, ou l’intérêt pour les mathématiques de l’aléatoire à Paris. Ainsi l’auteur signale que les sources mettent clairement en évidence le travail de conception des projets pour tenir des deux mains des intérêts locaux et les valeurs et objectifs portés par la Fondation Rockefeller.

Enfin, Siegmund-Schultze analyse l’action de la Fondation Rockefeller dans le domaine des mathématiques par le biais de l’International Education Board (IEB). Cette branche

555. Le terme n’est pas employé par Reinhard Siegmund-Schultze.

556. « "Internationalism" as an ideology was advocated by philanthropists such as Abraham Flexner (1866-1959) and Wickliffe Rose, the founder and president of the INTERNATIONAL EDUCATION BOARD, or by the "ardent internationalist" and "confirmed Europhile" Augustus Trowbridge as a stra- tegy to pursue genuinely American goals.[Siegmund-Schultze, 2001, p. 18]

3.1. Construction et fonctionnement de l’IHP

de la Fondation Rockefeller est créée en 1923 sur la demande de Wickliffe Rose558. Cet ancien professeur de philosophie et d’histoire au Peabody College (Tenessee, Texas) entre à la Fondation Rockefeller où il dirige le Rockefeller Sanitary Commission de 1910 à 1913 puis en 1914 la War Relief Commission. En 1923, il accepte de diriger le General Education Board dont l’action se limite aux États-unis, à la condition de créer en même temps un International Education Board (IEB). Sa première priorité consiste à mettre en place des « fellowship », c’est-à-dire des bourses d’études à l’étranger, donnant ainsi une dimension internationale à une pratique déjà financée par la Fondation Rockefeller, les « fellowship » de la National Research Council (NRC). En 1925, un bureau de l’IEB est ouvert à Paris qui sera le siège de son activité européenne. Augustus Trowbridge (1870-1934), physicien de la Princeton University, dirige le bureau parisien de 1925 à 1928. Siegmund-Schultze le décrit comme un scientifique accompli, polyglote (français, allemand, italien) et euro- phile559. Il signale également que Trowbridge prend le temps d’analyser la situation des sciences mathématiques européennes, notamment en rencontrant des scientifiques comme Wickliffe Rose l’avait déjà fait en 1923. À partir de 1925, l’IEB assure donc des bourses d’études, mais le bureau parisien intervient également pour soutenir des publications560 ou participer à la construction d’institutions en Europe561.