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3.2 Choisir des scientifiques

3.2.1 Créer une scène scientifique internationale : des choix géographiques

L’ensemble des conférences de l’IHP constitue un objet d’étude bien délimité. Il s’agit de prises de parole organisées dans le cadre du fonctionnement de l’institut qui dispose d’un budget permettant de financer un dédommagement pour les conférenciers. Ajoutons que ces conférences se déroulent généralement dans l’un des amphithéâtres de l’IHP sur une ou plusieurs séances (généralement 3 ou 4). Les archives permettent d’affirmer que ces conférences durent entre une heure et une heure et demi659. Le profil des conférenciers est a priori très ouvert, les statuts laissent penser que tous les savants français ou étrangers sont susceptibles d’être invités. Même si la description du domaine scientifique vers lequel s’oriente l’IHP se stabilise autour de la formulation « physique mathématique et théo- rique », il convient de rappeler que le calcul des probabilités est explicitement mentionné comme sujet connexe dans les statuts, sans pour autant donner une liste exhaustive des sujets connexes envisagés.

Le financement des conférences constitue une contrainte particulièrement pesante à partir de 1933. En effet, nous l’avons déjà vu, le financement du fonctionnement de l’IHP repose sur la rente d’un capital en dollars donné par l’IEB et une subvention supplé- mentaire est accordée par la Fondation Rockefeller. Or, en 1933, le capital est versé à l’université de Paris qui, sur la demande de Maurain, le verse sur une rente à 6 % et la subvention de la philanthropie, prévue pour 5 ans, n’est plus versée par l’IEB. Maurain propose donc de diminuer le budget alloué aux conférences et de réduire le dédomma- gement des conférenciers français. Ces circonstances ont un impact direct sur le nombre d’invitations à partir de 1933 et par conséquent sur le nombre de conférences. Ainsi le nombre d’invitations tend à diminuer, tendance qui se répercute immédiatement sur les conférences.

659. En 1933, chacune de ces séances « dure au minimum une heure, mais peut se prolonger 15 à 20 minutes environ si le conférencier le désire, et si cela est nécessaire à son exposition » (Lettre de Mme Fournier à Bloch, 20 mai 1933, Archives de l’IHP, Dossier Félix Bloch). En 1938, la durée est comprise entre « une heure à une heure et demie, au gré du conférencier » (Lettre de Mme Fournier à Bloch, 19 janvier 1938, Archives de l’IHP, Dossier Félix Bloch).

3.2. Choisir des scientifiques

1928 1929 1930 1931 1932 1933 1934 1935 1936 1937 1938

Invitations 11 16 13 16 9 12 6 14 7 10 10

Conférenciers 10 15 13 14 9 9 7 11 6 8 6

Table 3.1 – Nombre d’invitations et de conférenciers chaque année universitaire. (L’an- née universitaire 1928-1929 est désignée par 1928).

Le monde selon l’I.H.P.

Comme nous l’avons vu la construction de l’IHP est indissociable du projet d’organiser des conférences internationales dans une perspective élitiste portée par l’IEB. Les discours d’inauguration ajoutent une dimension de coopération internationale large à la fois dans une perspective humaniste sans pour autant négliger le rayonnement des mathématiques de « l’école française ».

L’espace scientifique dessiné par l’IHP (identifié à ses dirigeants) se déploie principale- ment en Europe ; à elle seule cette partie concentre 112 des 123 invitations. Les 11 invi- tations en dehors de cette zone sont assez lointaines en terme de distance géographique. Chandrasekha Venkata Raman, professeur à l’université de Calcutta en Inde, reçoit une invitation en 1929660. Les dix invitations restantes sont envoyées à des personnes en poste aux États-unis. Au final 8,9 % des invitations sont envoyées hors d’Europe et 91,1 % en Europe.

Cette répartition des invitations à longue distance est en partie justifiée par Borel en 1937. Dans une lettre qu’il adresse à Birkhoff, il affirme que les « Professeurs américains [...] sont à peu près les seuls qu’il soit intéressant de songer à faire venir d’outre-mers. Cependant il pourrait peut-être y avoir parfois intérêt à faire venir un Professeur anglais d’un des Dominions de l’Empire britannique ou des Indes, ou un Professeur des autres régions de l’Amérique. Cette question pourrait être examinée, lorsqu’aurait été résolue celle des Professeurs américains. »661 Il y a peut-être une part de flatterie dans cette phrase ; en écrivant à l’un des acteurs essentiels dans l’élaboration de l’IHP, par ailleurs connu pour ses efforts de promotion des mathématiques étasuniennes, Borel cherche assu- rément le renouvellement du soutien de Birkhoff pour obtenir de nouveaux financements pour les conférences. La pratique des invitations suggère cependant un intérêt tangible 660. Il faut toutefois rappeler que l’Inde est encore à cette date une colonie britannique. Nous avons néanmoins décidé de le comptabiliser comme non-européen, compte tenu de son parcours (voir en annexe p. 448).

des dirigeants pour les scientifiques étasuniens.

L’espace géographique européen n’est pas uniformément représenté par les invitations. Outre l’absence de certains pays européens662, le nombre d’invitations est inégal en fonc- tion des pays. Tout d’abord 11 invitations, soit 9,8 % des invitations européennes et 8,9 % des invitations totales, sont envoyées dans la partie septentrionale comprenant le Dane- mark (3 invitations), la Norvège (4) et la Suède (4). Ensuite 17 invitations, soit 15,2 % des invitations européennes et 13,8 % des invitations totales, sont envoyées dans la partie orientale comprenant la Pologne (1), la Bulgarie (1), la Roumanie (2), l’URSS (10), la Tchécoslovaquie (2) et enfin la Turquie (1). Dans son ensemble donc les parties orientale et septentrionale contribuent pour 28 invitations, soit 25 % des invitations européennes et 22,8 % des invitations totales. Le comité de direction envoie le reste des invitations dans une zone, que nous appelons Europe occidentale, comprenant la France (31), le Royaume- Uni (13), l’Italie (13), l’Allemagne (11), la Belgique (8), les Pays-Bas (4), la Suisse (3) et l’Espagne (1), et totalisant 84 invitations, soit 75 % des invitations européennes et 68,3 % des invitations totales.

Europe Hors Europe

Occidentale Septentrionale Orientale États-unis Inde Effectif 84 ( 75 %) 11 ( 9,8 %) 17 ( 15,2 %) 10 ( 91 %) 1 ( 9 %)

% invitations 68,3 % 8,9 % 13,8 % 8,1 % 0,8 %

Total 113 ( 91,1 %) 11 ( 8,9 %)

Table 3.2 – Répartition géographique des invitations faites par les dirigeants de l’IHP entre 1928 et 1940.

Ainsi les invitations suivent grossièrement une loi inversement proportionnelle à la distance parcourue : plus un scientifique est en poste dans un pays proche de Paris, plus il a de chance d’être invité. On peut envisager plusieurs explications complémentaires. Tout d’abord, cette répartition objectivise la représentation des dirigeants de l’IHP des avan- cements scientifiques internationaux ; la lettre de Borel mentionnée précédemment tend à confirmer cette explication. Ensuite, la contrainte budgétaire affectant le nombre total des invitations impacte la répartition géographique ; le coût du voyage étant en lien direct avec la distance parcourue. Enfin des considérations politiques sont susceptibles d’inter- venir dans les choix des invités, en particulier suite à l’arrivée d’Hitler et au durcissement 662. Aucun scientifique venant d’Autriche, de Hongrie, de Yougoslavie, d’Albanie, de Grèce, des Pays Baltes, d’Irlande ou du Portugal n’est sollicité.

3.2. Choisir des scientifiques

du régime fasciste.

Toutes les invitations ne sont pas suivies d’une conférence ; 15 d’entre elles ne donnent pas lieu à une conférence. Tout d’abord l’Europe orientale présente un nombre plus faible de conférenciers que d’invités. En particulier l’URSS (4 conférences) et la Pologne (0) ne sont pas aussi bien représentées dans les conférences que dans les invitations. Parmi celles envoyées dans les pays d’Europe occidentale 7 invitations (dont 1 en Allemagne, 3 en Belgique et 3 au Royaume-Uni) ne se concrétisent pas par une conférence. Enfin une invitation étasunienne ne donne lieu à aucune conférence.

Les invitations envoyées dans les autres pays donnent toujours lieu à des conférences. La proximité géographique contribue favorablement à la réalisation de conférences ; les invitations faites en France, en Suisse ou en Italie sont toujours concrétisées par une in- tervention à l’Institut. Un second élément peut expliquer la réussite de ces invitations. Dans le cas de certains pays, comme la Tchécoslovaquie, ces invitations peuvent être per- çues comme un moyen d’acquérir de la reconnaissance scientifique locale et internationale. Le crédit scientifique international de Borel, de Perrin, de Langevin ou encore de Fréchet contribuent certainement à faire de l’IHP un lieu attractif pour ces invités.

Les dossiers d’invitations mentionnent trois types de blocage. Des raisons personnelles sont parfois avancées663. L’utilisation du français pour faire les conférences constitue éga- lement une barrière664. Enfin, un dernier blocage concerne celui du passage de certaines frontières, obstacle particulièrement concret pour les scientifiques soviétiques665.

Les dirigeants de l’IHP ont toute liberté de choisir leurs invités. La géographie des invitations qu’ils élaborent rend compte de leur représentation géographique des déve- loppements scientifiques les plus importants du point de vue du contexte parisien. Cette géographie met clairement en avant l’avantage accordée à l’Europe occidentale. Au-delà de l’espace européen, l’attention des dirigeants se porte presque exclusivement vers les États-Unis. La réaction des scientifiques invités témoignent d’intérêts personnels et du contexte local de ces savants. Ainsi la confrontation de la géographie, entendue comme ré- partition spatiale, des destinations des invitations et des provenance des conférenciers met en évidence l’importance des contextes locaux ; pour les invitations, l’importance de la

663. Par exemple dans le cas d’E. Whittaker, voir en annexe p. 455.

664. Voir en annexe, par exemple, les invitations de Compton (p. 426) et de Tornier (p. 451). 665. Voir en annexe, par exemple, les cas de Bernstein (p. 417) et de Frenkel (p. 430).

perception des dirigeants de l’IHP et pour les conférenciers, l’importance de la perception de leur contexte local et du contexte parisien. À ces perceptions individuelles, s’ajoutent la solidification de certaines frontières. Ce processus entrave les mobilités individuelles et soulève le problème de l’influence de certains états sur les deux géographies. L’étude de la géographie superpose finalement des trajectoires individuelles à des contextes locaux et nationaux.

La France au sein des invités et des conférenciers de l’I.H.P.

L’analyse des invitations faites en France permet de mieux cerner la représentation que les dirigeants de l’IHP se font de l’espace scientifique français. Chacune des 31 invitations donnant lieu à une conférence, cette étude permet réciproquement de saisir la perception et les intérêts pour cet institut.

La première destination qui avait été envisagée pour les conférences, et donc par les invitations, est la province française qu’il s’agit, selon G. Birkhoff, de dynamiser. Une échelle plus fine des invitations montre toutefois qu’il n’y a pas grand chose de provincial dans les invitations envoyées en France. Seules 6 invitations sont envoyées en province : Marseille666 (1), Clermont-Ferrand (1), Lyon (1) et Nancy (3).

Les trois invitations envoyées à Nancy sont destinées à Georges Darmois667. La pré- sence de Darmois parmi les institutions universitaires parisiennes depuis 1925, relativise le caractère provincial des deux invitations de 1929 et 1932. L’invitation envoyée à Lyon est adressée à Emil Gumbel, émigré d’Allemagne depuis 1933 et réfugié à Paris puis à Lyon668. L’invitation à Marseille est destinée à Victor Henri dont la carrière est marquée par une grande mobilité internationale et des liens forts avec la communauté scienti- fique universitaire parisienne669. Celle envoyée à Szolem Mandelbrojt, alors en poste à Clermont-Ferrand, s’adresse à un jeune mathématicien qui s’est formé à Paris qui est resté toujours proche des réseaux mathématiques parisiens670.

Les invitations faites en province couvrent le cinquième des invitations envoyées en 666. Plus précisément à Berre L’étang.

667. Nous rappelons (voir chapitre 1, p. 37-39) quelques éléments biographiques au sujet de Georges Darmois. À partir de 1925, il enseigne à l’Institut de statistique de l’université de Paris (ISUP). Par ailleurs, ce mathématicien termine sa carrière à Paris où il obtient son premier poste permanent en 1933, comme chargé de l’enseignement de mathématiques générales à la Sorbonne.

668. Voir en annexe p. 435. 669. Voir en annexe p. 436. 670. Voir en annexe p. 440.

3.2. Choisir des scientifiques

France et ne concernent que 4 personnes. Dans ces circonstances la province semble rela- tivement marginale dans les invitations envoyées en France. Ce constat est renforcé par l’étude des trajectoires des personnes invitées. Exception faite de Victor Henri, dont la carrière est remarquablement internationalisée, les trajectoires des provinciaux montrent une forte attraction pour la capitale française.

L’espace scientifique français décrit par les invitations de l’IHP se réduit à la ville de Paris, destination de 25 des 31 invitations envoyées en France. Ces invitations témoignent de l’effort d’intégration de l’IHP au tissu des établissements d’enseignement supérieur et de recherche parisiens. Ainsi l’université de Paris (La Sorbonne et l’École normale supérieure) est représentée par 9 invitations, l’École polytechnique par 2 invitations et le Collège de France par 6 invitations. Une invitation est envoyée à l’Institut Curie et deux sont envoyées à des chargés de recherche du tout récent CNRS671. Les réponses positives à ces invitations montrent en retour la reconnaissance scientifique dont bénéficie l’IHP à Paris comme un lieu important de la recherche et de l’enseignement supérieur.

Les invitations envoyées à Paris révèlent également une dimension politique de l’IHP. En effet trois des invitations envoyées à Paris visent des scientifiques ayant fuit l’Allemagne en 1933 : Emil Gumbel, Walter Elsasser et Felix Pollaczek672.

La dynamique des invitations envoyées en France montre une nette rupture en 1933. Environ les deux tiers des invitations envoyées en France le sont entre les années univer- sitaires 1928 et 1933 (21 soit 67,8 % des invitations avec un nombre médian d’invitations égal à 4). Les cinq années universitaires suivantes, représentent un peu moins du tiers des invitations françaises avec 10 invitations (32,3 % des invitations et un nombre médian de 2 invitations par an). Ce constat est en outre plus sévère si l’on retire les invitations faites aux réfugiés allemands.

1928 1929 1930 1931 1932 1933 1934 1935 1936 1937 1938

4 5 2 4 2 4 (2) 2 (2) 2 2 1 3 (1)

Table 3.3 – Répartition par année universitaire du nombre d’invitations envoyées en France. Le nombre entre parenthèses indique le nombre d’invitations faites à des réfugiés allemands.

La décision de diminuer le nombre de conférences à partir de 1933 semble particuliè- rement toucher les candidats en poste en France. Le choix de faire porter cette restriction

671. Centre Nationale de la Recherche Scientifique. 672. Voir en annexe, respectivement p. 435, p. 428, p. 447.

des invitations aux savants français plutôt qu’étrangers est justifié par le fait que pour ces derniers « leurs déplacements imposent des dépenses assez élevées »673, sous-entendant que la priorité est de faire venir des scientifiques étrangers. L’IEB a clairement joué un rôle dans cette hiérarchisation des priorités, mais la décision de faire faire aux conféren- ciers étrangers des séjours de plusieurs jours à plusieurs semaines relève certainement d’un choix des dirigeants de l’IHP. Or faire de ces conférences l’occasion d’un séjour, permettant donc de développer des sociabilités scientifiques internationales, nécessite un investissement financier plus important que pour des scientifiques parisiens.

3.2.2 Un monde à l’épreuve de la géopolitique européenne de l’entre-deux-guerres