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2.2 Une autre vision des probabilités : Hadamard et Lévy

2.2.1 Hadamard, probabiliste le temps d’un printemps

En 1919, Hadamard tient une position remarquable dans le champ mathématique parisien430 dans la mesure où il occupe exclusivement des postes en dehors de la faculté des sciences de Paris. Suite à la soutenance de sa thèse en 1892 sur les fonctions analytiques d’une variable complexe, préparée tandis qu’il enseigne au lycée Buffon à Paris entre 1888 et 1893 où il eut notamment Fréchet comme élève, Hadamard part enseigner à l’université de Bordeaux. D’abord chargé de cours, entre 1893 et 1896, puis professeur d’astronomie et de mécanique rationnelle, Hadamard côtoie à Bordeaux le physicien et philosophe des sciences Pierre Duhem (1861-1916) dont les idées alimentent durablement les recherches de Hadamard, en particulier dans le domaine des équations aux dérives partielles431. Hadamard revient enseigner à Paris en 1897, d’abord comme maître de conférences puis comme professeur adjoint à partir de 1900, mais également comme suppléant de Maurice Lévy (1838-1910) à la chaire de mécanique analytique et mécanique céleste. Il devient le professeur attitré de cette chaire en 1909 et abandonne définitivement ses fonctions à la faculté des sciences de Paris, déployant sa surface institutionnelle en dehors de l’université. En 1912, il succède à Poincaré à la section géométrie à l’Académie des sciences de Paris et devient professeur à la chaire d’analyse à l’École polytechnique. Enfin il devient professeur d’analyse à l’École centrale en 1920. Hadamard utilise sa position au Collège de France 429. Les leçons de calcul des probabilités à l’École polytechnique existent depuis le xviiie siècle et ont

été insérées dans le cours d’astronomie et de géodésie au nom de la théorie des erreurs avant de l’être dans le cours d’analyse. Voir [Crépel, 1994].

430. Voir la biographie de Hadamard pour une vue d’ensemble de sa carrière [Maz’ya et Shaposhnikova, 1998].

pour organiser la vie mathématique parisienne et former de jeunes étudiants. Après une première expérience en 1913, son cours est définitivement transformé en séminaire à partir de 1919. Au cours de ces séances, il demande à des étudiants et des mathématiciens de passage de faire des exposés sur des travaux contemporains. Ce séminaire, où l’on aborde une grande diversité de sujets, devient un lieu incontournable de l’activité mathématique dans les années 1920 et 1930432.

Par ailleurs, Hadamard depuis 1900 mène et anime des recherches sur le calcul fonc- tionnel et ses applications aux équations aux dérivées partielles. Percevant la force des idées de Volterra, Hadamard les intègre progressivement dans ses écrits, à partir de 1902, et dans son cours au Collège de France. Hadamard conseille à Fréchet de se pencher sur les travaux de Volterra et de prendre contact avec lui433. Fréchet y trouve des éléments qui le conduisent à développer une étude des espaces abstraits dans sa thèse de 1906434. En 1909, Hadamard inaugure un cours sur le calcul fonctionnel au Collège de France. Lors de ce cours, Lévy trouve son sujet de thèse435. Hadamard et Borel conseillent à deux anciens normaliens de profiter des bourses de voyages David-Weill pour se rendre à Rome étudier un an auprès de Volterra. Joseph Pérès (1890-1962) passe dans la capitale italienne l’année académique 1912-1913 et René Gateaux (1889-1914) lui succède pendant l’année 1913-1914436 Ce dernier, ancien normalien, est envoyé à Rome par Hadamard pour travailler sur sa thèse d’analyse fonctionnelle auprès de Volterra437. Gateaux meurt lors des premiers mois de la Première Guerre mondiale, laissant derrière lui des notes ma- nuscrites mises en sécurité par Hadamard en 1915. Ce dernier charge Lévy en 1919 d’en assurer l’édition posthume438. Enfin, à partir de 1919, Hadamard utilise son séminaire pour animer l’activité de recherche sur l’analyse fonctionnelle à Paris.

L’intervention de Hadamard dans le domaine des probabilités est donc relativement marginale dans son œuvre et suit trois lignes principales. L’enseignement d’analyse à l’École polytechnique prévoit des leçons sur le calcul des probabilités. En 1922, il publie un aperçu de son enseignement sur les principes du calcul des probabilités dans un article

432. Voir [Audin, 2014]. 433. [Mazliak, 2015b, 10-11]. 434. [Fréchet, 1906].

435. Voir [Lévy, 1970, 42], [Barbut et al., 2014],[Mazliak, 2015b].

436. Sur les bourses de voyage voir [Durand, 2016]. Sur Pérès et Gateaux à Rome voir [Mazliak, 2015c, Mazliak, 2015a].

437. Voir [Mazliak, 2015a].

2.2. Une autre vision des probabilités : Hadamard et Lévy

de la Revue de métaphysique et de morale439. Son analyse de ces fondements, est prin- cipalement alimentée par ses lectures de Poincaré, seules références qu’il donne dans son texte. Il propose de construire la notion de probabilité comme limite de fréquence en se basant sur deux notions premières : les événements très peu probables et les événements parfaitement équivalents. Deux événements parfaitement équivalents sont pour l’auteur deux événements pour lesquels les mêmes raisons conduisent à leur réalisation, « de telle manière que s’il y a une raison pour que l’un d’eux intervienne, la même raison milite au même degré pour l’intervention de l’autre. »440 Les deux notions sont liées par le fait que si une expérience présente un très grand nombre d’événements équivalents, chacun d’eux doit être très peu probable. Par exemple si on considère l’événement « tirer un grain de sable particulier dans un tas de sable », chaque grain étant indiscernable, les événements sont équivalents, et compte tenu du grand nombre de grains, l’événement est très peu probable. Pour s’affranchir de la notion d’équivalence, Hadamard propose finalement de définir la probabilité d’un événement comme la limite de la fréquence de cet événement dans une série d’expériences441.

Cet enseignement à l’École polytechnique le conduit également à revenir sur l’hypo- thèse ergodique en physique statistique, un sujet qui s’inscrit très clairement dans le pro- longement des travaux de Poincaré. Hadamard publie quatre notes dans les CRAS entre le 4 juillet 1927 et le 30 janvier 1928442. Hadamard avait proposé en 1906, dans sa recen- sion d’un livre de statistique mécanique de Josiah W. Gibbs (1839-1903), la métaphore du battage d’un paquet de cartes pour décrire la diffusion d’un liquide dans un autre443. L’année suivante, Poincaré propose une première étude du battage des cartes, dans le cas de deux cartes, qu’il complète en 1912, au cas d’un nombre quelconque de cartes en mobilisant la théorie des groupes.444. Suite à la lecture de ces pages, pour aborder le cas d’un nombre quelconque de cartes, Borel revient à un raisonnement probabiliste en étudiant l’évolution moyenne dans le temps en généralisant le raisonnement initialement proposé par Poincaré dans le cas de deux cartes445. Au milieu des années 1920, travaillant

439. [Hadamard, 1922]. 440. [Hadamard, 1922, 289].

441. Hadamard ne donne pas de référence en ce qui concerne la définition fréquentiste ; il ne fait ni mention de Montessus de Ballore (voir chapitre 4, 225-226) ni mention de Richard von Mises (voir chapitre 4, 234-238).

442. [Hadamard, 1927, Hadamard, 1928a, Hadamard, 1928c, Hadamard, 1928b]. 443. Voir [Mazliak, 2015b] et [Bru, 2003, 141-160].

444. [Poincaré, 1912, 301-313]. Voir [Cartier, 2010]. 445. [Borel, 1912b]. Voir également [Bru, 2003, 172].

à la rédaction de ses leçons d’analyse à l’École polytechnique, Hadamard revient sur ce problème et présente une note sur le sujet à l’Académie. Hostinský, occupé à travailler sur l’hypothèse ergodique, profite de cet intérêt d’Hadamard pour lui envoyer trois notes dans lesquelles il introduit pour la première fois un modèle d’évolution markovienne en temps continu446. Une discussion active s’engage ainsi entre les deux mathématiciens autour de la « démonstration du théorème ergodique »447 recherchée par Hadamard448 et les deux hommes se rencontrent, à Paris en mai 1928 et à Brno (Tchécoslovaquie) en juin 1928.

Enfin, comme académicien, Hadamard présente principalement des notes d’« analyse » mais à partir de 1922, il présente des notes du corpus probabiliste. Il est, derrière Borel, l’académicien le plus sollicité pour présenter des notes probabilistes. Outre les deux notes de Hostinský en 1928, il présente 2 notes du mathématicien-économiste norvégien Ragnar Frisch et trois notes du mathématicien Dmitri Mirimanoff (1861-1945) en poste à Genève depuis 1901. Il présente également une note de Kolmogorov et une de Khintchine en 1928 sur la loi des grands nombres, deux auteurs qui se tournent également vers Borel pour présenter leurs travaux probabilistes à l’Académie449. Ainsi, entre 1922 et 1927, Hadamard présente une note probabiliste chaque année et en 1928, il en présente 6 (soit la moitié des notes probabilistes présentées par Hadamard depuis son élection à l’Académie des sciences). Lévy est le seul auteur français à solliciter Hadamard pour présenter des notes probabilistes. Ce dernier présente en fait l’intégralité des 17 notes de Lévy, dont deux dans la catégorie « calcul des probabilités », les 15 autres étant systématiquement classées dans la catégorie « analyse mathématique ». Cette relation privilégiée entre Hadamard et Lévy prolonge une relation de maître à élève entre les deux hommes, initiée comme nous l’avons mentionné en 1909.