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La science et la recherche du savoir furent parmi les premiers motifs explicatifs du départ des cerveaux vers des horizons nouveaux. Un exemple a été donné par les émigrés ioniens à Athènes depuis au moins 600 ans avant Jésus Christ166.

165Jean-Baptiste MEYER et Jacques GAILLARD, « Le braindrainrevisité : De l'exode au réseau », Colloque

Les Sciences hors d'Occident au 20ème Siècle, IRD, Cahiers ORSTOM, Paris, vol.6, p.7, 1996. La notion de

« brain drain » est l’équivalent français de l’exode des cerveaux. 166 W. ADAM et H. RIEBEN, préc., note 5, p.15 et s.

Sous le règne des Ptolémées167, la soif de la connaissance prit une ampleur démesurée notamment en raison de toute une gamme de mesures incitatives. En Égypte, vers l’an 300 avant Jésus Christ et se poursuivant pendant plusieurs centaines d’années après, la ville d’Alexandrie devint le centre culturel du monde grâce aux nombreux étrangers bien formés qui vinrent s’y s’établir168. Bravant les difficultés de l’époque avant de quitter leur propre ville, les intellectuels et les savants se laissèrent attirer par les avantages offerts par la ville d’Alexandrie tels que l’or et la générosité des Ptolémées, une atmosphère agréable et stimulante, des repas et logements gratuits ainsi que des salaires généreux. Dans son étude sur la migration des savants de l’antiquité, A. Granberg169 montre qu’un nombre étonnement élevé d’hommes de science avaient émigré vers la ville d’Alexandrie comme étudiants, professeurs, savants ou chercheurs. Ils s’y dirigèrent en effet, puisque ce fut à Alexandrie qu’on trouva (sur une période d’au moins 800 ans (de l’an 300 avant Jésus Christ jusqu’à l’an 500 de l’ère chrétienne) les meilleurs travaux scientifiques et philosophiques. Les cerveaux qui prirent part à ces travaux et les savants qui dirigèrent le complexe Musée-Bibliothèque venaient tous d’ailleurs.

167 C’est le nom de quinze souverains macédoniens qui régnèrent sur l’Égypte de -323 à -30. Le Robert,

Dixel: Le Dictionnaire illustré, éd. 2011, Paris, SEJER, 2011. Il est intéressant de voir les politiques de drainage des cerveaux sous le règne de Ptolémées dans Walter ADAMS et Henri RIEBEN, L’exode des cerveaux, Lausanne, Centre de recherches européennes, 1968, p.15 et ss. Grace à la politique mise en œuvre par le premier Roi de la dynastie des Ptolémées vers l’an 300 avant Jésus-Christ, Alexandrie devint le nouveau centre mondial de la science (sachant qu’avant Athènes symbolisa le centre culturel du monde notamment avec Platon qui y avait créé son académie en l’an 388 avant J.-C. et Aristote son Lycéum en l’an 335 avant J.-C.). Ces deux institutions majeures représentèrent le centre d’attraction des hommes de sciences qui ont émigré, mais aussi des étudiants, professeurs, savants ou chercheurs. Le but des Ptolémées consista à établir une culture hellénique en Égypte et surpasser Athènes comme centre culturel de l’époque, car ils eurent conscience du rôle de la science dans le développement de l’État. Pour y arriver, les Ptolémées prirent un ensemble de mesures visant à consacrer les ressources de l’État à créer des musées, des bibliothèques, des universités, mais surtout à engager des talents importés tels : les philosophes, les mathématiciens, les physiciens, les botanistes, les zoologistes, les astronomes, les astrologues, les philologues, les historiens de la littérature, les géographes, les artistes, les poètes, les savants. En somme, plusieurs centaines de ces cerveaux étaient attirés par les mesures incitatives comprenant l’octroi d’une atmosphère agréable, des logements gratuits, des repas ainsi que des salaires généreux.

168 W. ADAM et H. RIEBEN, préc., note 5, p.14 et ss.

Cette forme d’attraction des cerveaux170 s’est poursuivie tout au long du VIIIème siècle jusqu’au IXème siècle notamment en l’an 766 de notre ère, époque au cours de laquelle le développement de la science a été pris en charge à Bagdad par les grands califes de la dynastie171 des Abbassides, Al-Mansour, Haroun Al-Rashid et El-Mamoun. Leurs politiques d’attraction comprirent de gros avantages tels que des traitements princiers à l’endroit des érudits, des artistes juifs, syriens et persans qui migrèrent vers la ville de Bagdad. Très tôt, les politiques d’attraction des cerveaux firent de cette ville le centre culturel du monde172.

Le mérite revint aux mécènes173 et aux grands califes de la dynastie des Abbassides174 pour leur remarquable contribution dans la promotion des lettres et des arts,

170 W. ADAM et H. RIEBEN, préc., note 5, p.19 et ss. Même à l’époque la plus sombre de l’Europe, qui se

situe entre le règne de l’Empereur Justinien et celui de Charlemagne il y avait des indications sur la migration des érudits et sur les tentatives du pouvoir pour l’influencer. Au nom de la politique de l’Empereur Charlemagne sur l’éducation il a pris de grandes mesures pour faire venir des savants dans ses écoles et à sa cour.

171Henri LAOUST, « L'hérésiographie musulmane sous les Abbassides », (1967) 38, Cahiers de civilisation

médiévale, 1967, pp. 157-178. Le califat qui commence en 132/750 avec la chute des Omeyades et se termine en 656/1258 avec la prise de Bagdad par les Mongols demeure l’âge d’or de la littérature islamique. Voir aussi : Abou Bakr AHMAD, L’introduction topographique à l’histoire de Baghdâd, Paris, Librairie Émile Bouillon, 1904, p.89.

172 W. ADAM et H. RIEBEN, préc., note 5.

173 Les mécènes sont ceux qui, sans but lucratif, consacrent en toute liberté de choix, leur temps, leur argent

ou les deux à la fois, à la création artistique, à son épanouissement, à sa protection. Alain GOBIN, Le mécénat : Histoire. Droit. Fiscalité, Paris, Entreprise moderne d’édition, 1987. Originairement (69-8 av. J.C) Mécène fut un ministre de l’Empereur Auguste qui protégea les arts et les lettres dans la Rome antique.

174 Il s’agit de la dynastie des califes arabes (750-1258) fondée par Abu Al-Abbas Al-Saffah, descendants

d’Abbas. Après leur victoire contre les Omeyades, ils déplacèrent le pouvoir de la Syrie vers l’Irak et établirent leur capitale à Bagdad. Le règne des Abbassides fut marqué par la réorganisation de l’administration, la prospérité de l’économie et l’apogée des arts et des sciences. Voir. Le Robert, Dixel: Le Dictionnaire illustré, éd. 2011, Paris, SEJER, p.2. La dynastie des Abbissides est celle qui a succédé la dynastie des omeyades. Cette dernière renvoie essentiellement à un certain « style de pouvoir et d’administration, opportuniste et efficace » dit-on un style « syro-grec ». La dynastie des Abbissides s’est différenciée à plus d’un point de vue. La dynastie des Abbissides avait choisi d’établir le califat à Damas et de revendiquer l’influence syrienne et Bizantine. Au style syro-grec des Omméyades se substitue le style iraqo-iranien. Dès lors une nouvelle conception se développe et en même temps un essor économique s’est fait sentir notamment par l’influence de l’Islam qui n’est plus seulement une religion, mais une administration au sein des villes qui connaissent un développement sans précédent sur le plan économique, intellectuel et artistique. Les califes, les grands personnages de l’Empire entretiennent des lettrés, des savants, des poètes, des musiciens. Dans ce contexte économique florissant la ville de Bagdad est créée en l’an 832 et devient bien vite un foyer intellectuel fort qui fournit à l’Islam une expansion notamment par la création d’un

par la mise en œuvre de mesures incitatives visant à capter les cerveaux étrangers. L’exode des cerveaux s’est donc accru vers la fin du haut Moyen-âge (période comprise entre le Ve et le Xème siècle). Cette accélération fit encore un bond durant le bas Moyen-âge (période comprise entre le XIème et le XVème siècle)175, époque au cours de laquelle les universités nouvellement créées, changeant le mode de production et de transmission de la science et du savoir, allèrent davantage augmenter le départ des cerveaux notamment avec les professeurs, les savants, les chercheurs et les étudiants.

En Europe, l’ère bénédictine176 connut un changement majeur puisque l’éducation et l’érudition ne furent plus totalement concentrées dans les monastères ou dans les écoles épiscopales. Le personnel enseignant se composa des moines, certes, mais d’autres savants et professeurs venus d’ailleurs formèrent désormais le corps professoral177, notamment avec la création en Europe de beaucoup d’universités178. Pour la première fois,

magistère de l’intelligence, théologique et scientifique. Bagdad est à la fois la capitale intellectuelle de l’Empire, mais un lieu de discussion des poètes, des savants, des écrivains souvent entretenus par des mécènes. Ces différents cerveaux viennent de partout. Aux arabes se joignent des iraniens, des indiens, des chrétiens parmi lesquels on compte des médecins, des traducteurs. Il y a aussi les juifs, des Sabéens qui contribuent au développement des sciences astronomiques. L’Islam, a pu ainsi, réussir une expansion culturelle, non pas en tant que religion, civilisation, philosophie, empire, mais en faisant appel à des éléments étrangers : juifs, hellénistiques, éthiopiens, chrétiens, byzantins. Cynthia FLEURY, « La stratégie intellectuelle d'expansion islamique du VIIIe au XIIIe siècle », (2004) 20-4, Cités, pp.129-135.

175 Derek DE SOLLA PRICE, Little science, Big science, New-York, Colombia University Press, 1963.

L’auteur raconte que vers la fin du XVème siècle il y avait en Europe plus de 80 universités. L’effectif des étudiants montait à plusieurs milliers. Au début du XIIIème siècle l’Université de Bologne payait à 23 professeurs de la faculté de droit un salaire total de 60000 livres.

176 W. ADAM et H. RIEBEN, préc., note 5, p.20. C’est la période qui s’étend du VIII au XIè siècle, au cours

de laquelle l’éducation et l’érudition en Europe (le centre mondial de la transmission et de la production du savoir passait alors des pays d’Arabes vers l’Europe à travers l’Europe du sud) se concentrèrent dans les monastères ou les écoles épiscopales dont le personnel était constitué de moines, et dont l’organisation et le financement dépendaient des Évêques, des papes, des rois ou des empereurs. Dès la fin de l’ère bénédictine la création des universités en Europe amena une dynamique de promotion et de prévention de la migration des érudits, des professeurs, des étudiants.

177 François GUEX, Histoire de l’instruction et de l’éducation, Lausanne, Payot-Éditeurs, 1906, p.50.

L’auteur expose la diversification des nouvelles branches d’études telles que la scolastique, la logique, l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie, le droit, la médecine, les arts ect. Ces nouvelles branches d’études avaient favorisé un mouvement migratoire par rapport au déplacement des étudiants, des professeurs, des savants, des chercheurs.

178 W. ADAM et H. RIEBEN, préc., note 5, p 20. Les premières universités d’Europe, celles de Salerne et de

l’enseignement supérieur connut un caractère international. Les professeurs, les savants, les étudiants se déplacèrent en nombre significatif et, de plus, les professeurs étrangers permirent la dispensation de nouveaux programmes universitaires. Le droit, la médecine, la théologie, la philosophie, les sciences naturelles, les mathématiques, les lettres rentrèrent dans le cursus universitaire, provoquant au passage des formes particulières de migration des chercheurs.

Face à l’ampleur de la migration des intellectuels, notamment propulsée par la montée des universités nouvellement créées, les pouvoirs publics prirent alors conscience que de telles migrations furent un avantage induit pour le pays receveur, et un déficit de ressources humaines pour le pays d’origine. De là, prirent naissance les intérêts divergents entre les pays d’origine et pays d’accueil par rapport à la migration des personnes instruites. Les pays d’accueil, pour la plupart, alimentèrent les crises internes de leurs pays voisins et offrirent davantage de rémunération et de privilèges pour attirer les cerveaux. Cette pratique fut mise en œuvre par les universités d’Arezzo en 1215, de Padoue en 1222, de Vercelli en 1228, de Sienne en 1246, et indirectement celles de Pise en 1343 et de Florence en 1349179. Ces universités furent toutes créées à la suite des sécessions de parties de l’Université de Bologne qui déclenchèrent une vague de migrations.

Ce fut dans ce contexte que l’Angleterre, sous l’autorité de Henry III, provoqua des conflits internes dans d’autres pays dans le but de se procurer des savants, des professeurs et des étudiants. La grande dispersion de l’Université de Paris à la suite d’une série de conflits entre bourgeois et étudiants en 1228 fut perçue par Henry III, dans une lettre qu’il a lui-même écrite180 en 1229, comme un moyen d’inviter les professeurs et savants de

Vers l’an 1250, il y avait déjà neuf universités en Italie, cinq en France, deux en Angleterre et quatre en Espagne.

179 W. ADAM et H. RIEBEN, préc., note 5, p. 25.

180 Id., p.27. « Le Roi vous salue, professeurs et savants de l’Université de Paris. Nous compatissons aux

grandes tribulations et anxiétés qui vous sont imposées par les méchants seigneurs des Parisiens et désirons remédier à votre situation en toute vénération de Dieu et de la Sainte Église et restaurer votre liberté. Nous voulons que votre université sache que si vous désirez vous transférer dans notre royaume d’Angleterre pour vous y consacrer à l’étude, nous vous assignerons n’importe quelle commune ou village de votre choix et

l’Université de Paris à se rendre en Angleterre. Alors l’Université de Cambridge et l’Université d’Oxford furent ainsi créées, entrainant systématiquement la chute de l’Université de Paris.

En réaction à ces politiques d’attraction, les pays d’origine et leurs universités prirent des mesures visant à agir fermement contre le départ des professeurs, étudiants et savants dont les travaux concouraient à favoriser le bien-être de la république. Pour dissuader les professeurs et les savants qui furent très peu satisfaits du traitement et du train de vie qu’ils avaient eu, les autorités de la Bologne d’alors promulguèrent une série de lois et d’ordonnances qui visèrent à empêcher l’exode des cerveaux résultant du vol des universités étrangères. Parmi les mesures légales prises par la Bologne il y eut l’édit181 paru en 1274 qui posa le principe d’interdiction du transfert du studium de la ville de Bologne vers d’autres lieux.

La violation des principes d’interdiction de départ visant à combattre les problèmes majeurs d’exode des cerveaux que connut la Bologne vers la fin du XIIème et au début du XIIIème siècle, poussa les autorités à renforcer les mesures légales. C’est ce qui justifia le recours à la peine de mort dès 1432 contre quiconque, citoyen ou étranger, visait à transférer leur studium à l’étranger et contre également tout savant qui tentait de quitter le pays sans autorisation de l’État182.

La Bologne ne fut pas la première à agir de la sorte car, dès 1224, le Roi Frédéric II, voulant faire de la Ville de Naples le centre du savoir, de la culture et de la science, mit en application ce genre de mesures183. Pour lui, le départ des cerveaux allait à l’encontre du bien-être de la République, et il fallait non seulement décourager les migrants formés

pourvoirons à votre liberté et à votre tranquillité, de n’importe quelle manière qui soit au gré de Dieu et au vôtre ».

181 Id. 182 Id.

de s’éloigner, mais aussi encourager le retour des sujets qui fréquentaient les écoles à l’étranger sous peine de sanctions frappant la personne et son patrimoine. La seule pause qui avait été observée dans l’accélération du phénomène de l’exode des cerveaux eut lieu avec la création des États nationaux aux XIVème et XVème siècles184. Dès la création des États modernes, la compétition et le sentiment national amenèrent, même au sein des universités, une réduction de la participation étrangère dans leur rang. À partir du XVème siècle, les universités européennes ont progressivement été investies d’un rôle dans la constitution d’un esprit national185. C’est dans ce contexte que le Roi Edouard III, en 1369, en Angleterre, ordonna l’expulsion des savants français, et que l’Université de Prague en fit autant quelques dizaines d’années plus tard.186 Pourtant, le recul du mouvement migratoire ne dura pas longtemps puisque d’autres facteurs moins politiques que religieux visèrent, eux aussi, à accélérer l’exode des cerveaux.

Paragraphe II : L’évolution de l’exode des cerveaux à travers les

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