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L’élaboration d’un concept spécifique de simplicité simplicité

antiques et patristiques

II. L’élaboration d’un concept spécifique de simplicité simplicité

Le concept de simplicité est élaboré par distinction avec celui d’unité.

Aristote formule nettement cette distinction : « L’un et le simple ne sont d’ailleurs pas identiques : l’un signifie une mesure de quelque chose, le simple signifie un certain état [ou : la manière d’être185] de la chose elle-même. »186 Cet état est la non-composition. Dans le corpus aristotélicien, le simple (haplous) s’oppose principalement au composé (syntheton) et est l’incomposé187 (asyntheton) : en logique, sont distingués noms simples et composés188, propositions

Dieu. Mais cette attribution ne demeure valable que si, en même temps, nous comprenons que toutes les perfections en question existent en Dieu selon un mode différent, transcendant tout mode créé. [...] Dans un langage simple et très concret, Irénée esquisse ici ce qu’une systématisation ultérieure connaîtra sous le nom de « doctrine de l’analogie ». »

185 Selon la traduction de M.-P. Duminil et A. Jaulin, Paris, GF, 2008.

186 Métaphysique, Λ 7, 1072 a 33. Concernant l’unité comme mesure, voir Métaphysique, I, 1, 1053 b 4-6 : « Il est donc clair que l’unité au sens strict, en donnant à ce mot sa signification littérale, est une mesure, qu’elle est par-dessus tout la mesure de la quantité, et ensuite celle de la qualité. »

187 Métaphysique., Θ 10, 1051 b 17, 1052 a 1. Remarquons que déjà chez Aristote, la simplicité a pour opposé la composition et non la complexité. Quand il sera question de la simplicité divine chez Bonaventure et Thomas d'Aquin, nous constaterons le même phénomène ; la simplicitas est la négation de la compositio. La notion de complexité apparaît très rarement chez nos deux scolastiques, et dans des contextes précis. Plusieurs points sont à noter : 1/ ils désignent la complexité par le terme complexio, et non pas par complexitas, que nous n'avons pas trouvé dans leurs œuvres ; 2/ la complexio désigne aussi, et souvent, la complexion, qui est un type particulier de composition appliqué au corps animal ; 3/ la complexio au sens de complexité est associée à la composition, elle n'est pas pensée, ainsi que le proposent des philosophes contemporains critiques de l'idée de simplicité divine (R. M. Burns, « The divine simplicity in St Thomas », p. 273 et p. 291-292 ; Yann Schmitt, L'ontologie réaliste du théisme, p. 486 sq., « The deadlock of Absolute Divine Simplicity », dernière section “Divine indivisibility”), comme une troisième voie entre la simplicité et la composition : Bonaventure, CS, I, d. 8, p. I, a. 1, q. 1, obj. 1 : « Si veritas est Dei proprietas, aut ergo veritas complexa, aut incomplexa. Non complexa ; quia talis est cum compositione, in Deo autem non est compositio aliqua » ; d. 34, a. un., q. 2, obj. 3 : « ubicumque est praedicatio, ibi est complexio et compositio ; sed in Deo nulla est complexio, ergo et nulla compositio » ; d. 41, a. 2, q. 1, resp. : « res existere vel se habere per modum complexionis sive compositionis » ; Thomas d'Aquin, Commentaire du De Anima, livre 3, leçon 5, n. 15 (éd. Marietti) : « neque est complexio opinionis et sensus, ita quod essentialiter componatur ex utroque » ; 4/ la complexio qualifie en premier lieu le discours, dans une moindre mesure le mode de connaissance, et encore plus rarement le mode d'être, tandis que la compositio qualifie en premier lieu le mode d'être, et dans une moindre mesure le mode de

simples et discours composé189, catégories simples et composées190 ; en physique, Aristote démontre qu’un corps infini ne peut exister « ni en composition ni à l’état simple »191 et donc qu’il n’en existe pas. Le simple est associé au pur et sans mélange192 et opposé au mélange193. La simplicité s’oppose également à la dualité194 et à la combinaison195.

Ainsi la simplicité est un état intrinsèque de la chose, qui concerne sa constitution intime, tandis que l’unité-mesure est une caractérisation de la chose prise non en elle-même, mais relativement à une pluralité. La différence d’approche, intrinsèque ou extrinsèque, entre simplicité et unité est sensible dans ce passage du Parménide, où Socrate distingue ces deux idées, même s’il parle à chaque fois d’unité : « si c’est moi qu’on montre comme étant un et multiple, qu’y a-t-il là d’étonnant ? On peut alléguer, quand on veut montrer que je suis multiple, que mon côté droit diffère de mon côté gauche, ma face de mon dos, et de même pour le haut et le bas de ma personne ; car je participe, j’imagine, de la pluralité. Veut-on, au contraire, montrer que je suis un,

connaissance : Bonaventure, CS, d. 34, a. un., q. 2, resp., ad 3 et ad 5 ; d. 41, a. 2, q. 1 ; d. 46, a. un., q. 4, obj. 3 ; Thomas d'Aquin, DP, q. 7, a. 5, ad 12 : « complexio huius termini, cum dicitur Deus bonus, non refertur ad aliquam compositionem quae sit in Deo, sed ad compositionem quae est in intellectu nostro. » Pour finir, revenons sur l'assimilation, quand il s'agit du mode d'être, entre composition et complexité, par contraste avec la simplicité. Cela nous montre combien le terme de composition doit être compris largement. La composition n'implique pas chez nos auteurs, que les composants puissent exister indépendamment les uns des autres (voir par exemple Thomas,

Quodlibet, II, q. 2, a. 1, ad 1 : « aliquando ex his quae simul iunguntur, relinquitur aliqua res tertia, sicuti ex anima et

corpore constituitur humanitas, quae est homo, unde homo componitur ex anima et corpore. Aliquando autem ex his quae simul iunguntur, non resultat res tertia, sed resultat quaedam ratio composita, sicut ratio hominis albi resolvitur in rationem hominis et in rationem albi ; et in talibus aliquid componitur ex seipso et alio, sicut album componitur ex eo quod est album et ex albedine. » Passage commenté par Klaus Kremer, Die neuplatonische

Seinsphilosophie und ihre Wirkung auf Thomas von Aquin, Leiden, Brill, 1966, p. 424-426 : « Thomas dit que l'homme

blanc est composé de l'homme et du blanc. Cela signifie-t-il que le blanc comme tel est un ingrédient de l'homme blanc ? En aucun cas ! Car les choses concrètes participent toujours seulement aux formes universelles, que leur nature soit substantielle ou accidentelle. […] Aussi la substance reçoit ou a le blanc seulement au sens où elle y participe. Ce n'était pas le cas de la première sorte de composition, dans lequel le corps a tout à fait l'âme et non seulement y participe. » (nous traduisons) Sur le lien entre composition et participation chez Thomas, voir John F. Wippel, “Thomas Aquinas and Participation”, in Studies in Medieval Philosophy, Washington D. C., The Catholic University of America Press, 1987, p. 117-158, notamment p. 152 sq.). La composition inclut toutes les formes de complexité métaphysique ; aussi la distinction qu'essaie d'élaborer F. Nef (« La simplicité divine comme propriété positive », contribution présentée au séminaire de philosophie contemporaine de la religion à l'ENS Ulm, le 12 novembre 2012) entre composition et complexité ne rend pas compte de la notion médiévale de compositio, et surtout, nous semble-t-il, est dénuée d'un critère de reconnaissance précis. F. Nef associe la composition à la corruptibilité et l'assimile à l'immatérialité. Les distinctions essence/existence, substance/attribut, relèvent en revanche de la complexité ontologique. Mais la composition matière/forme n'est-elle pas aussi une forme de complexité ontologique ? Et la complexité créée entre essence et existence n'est-elle pas également signe de corruptibilité, puisqu'il est toujours possible à Dieu d'annihiler sa créature ?

188 De l’interprétation, 2 (trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1994).

189 De l’interprétation, 5.

190 Premiers Analytiques, I, 37, 49 a 8 (trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 2001).

191 Physique, III, 5, 204 b 12 (trad. P. Pellegrin, Paris, GF Flammarion, 2000).

192 Métaphysique, A, 8, 989 b 14-17 : « suivant Anaxagore, tout était mélangé, à l’exception de l’Intelligence, qui était seule pure et sans mélange. Il en résulte qu’il admet pour principe l’Un (car c’est ce qui est simple et sans mélange) […] » ; De l’âme, I, 2, 405 a 16 (trad. R. Bodéüs, Paris, GF Flammarion, 1993) : L’intelligence est « la seule, en tout cas, des réalités qui soit simple, dit-il [Anaxagore], « sans mélange et pure ». »

193 De la sensation et des sensibles, 447 a 18 (Petits traités d’histoire naturelle, trad. P.-M. Morel, Paris, GF Flammarion, 2000) : « on perçoit mieux chaque chose lorsqu’il s’agit d’une chose simple que lorsqu’il s’agit d’un mélange ».

194 Métaphysique, Z, 5, 1030 b 15 : « de quels termes, non pas simples, mais renfermant une dualité, y aura-t-il donc définition ? »

on dira que des sept hommes ici présents, j’en suis un, puisque j’ai part aussi à l’unité »196, tandis que l’unité absolue de l’un exclut une telle stucture méréologique (i.e. tout/parties) : « Si l’un existe, il ne saurait être plusieurs, n’est-ce pas ? […] Il n’a donc pas de parties et ne peut être un tout. […] [Si] l’un [était] formé de parties, […] l’un serait alors plusieurs, et non un. »197 Si la simplicité et la composition peuvent apparaître respectivement comme des formes d’unité et de multiplicité, c’est qu’une chose composée contient plusieurs parties, tandis qu’une chose simple n’a pas de parties mais est d’un seul tenant. Dans ce cas, on mesure les parties de la chose. Mais pour exprimer l’état de cette chose, qui résulte de sa constitution intime, il faut utiliser les concepts spécifiques de composition ou de simplicité. En revanche, pour mesurer la chose elle-même, relativement à une pluralité de choses, on parlera avec exactitude de son unité.

Le concept d’unité peut donc être utilisé pour définir celui de simplicité, comme la possession non de plusieurs parties, mais d’un seul constituant. L’étymologie du latin simplex va en ce sens, issu de semel, une seule fois (sem- étant une racine marquant l’unité), et de plico, plier198. Est simple ce qui n’est plié qu’une fois199. Il en va de même du grec haploûs, dont le préfixe ha- exprime l’unité (ainsi diploûs signifie double)200. Réciproquement, le concept de simplicité peut être utilisé pour définir celui d’unité, dans la mesure où la simplicité est associée à l’indivisibilité201. Ainsi Aristote montre que « l’essence de l’un consiste dans l’indivisibilité »202.

« Dans tous ces cas [de mesure], il y a une mesure et un principe qui sont quelque chose d’un et d’indivisible, puisque, même dans la mesure des lignes, on considère le pied comme insécable ; dans tous les cas, en effet, la mesure cherchée, c’est quelque chose d’un et d’indivisible. Or cette mesure, c’est le simple selon l’ordre de la qualité ou de la quantité. [...] C’est pourquoi la mesure du nombre est plus exacte : l’unité est, en effet, posée comme l’indivisible absolu ; toutes les autres mesures n’en sont que des imitations. »203 « en Musique, l’unité est le demi-ton, car c’est le plus petit intervalle, et, dans le mot, c’est la lettre. »204 « l’un est indivisible par ce fait que l’élément premier de chaque genre d’êtres est indivisible. Mais tout n’est pas indivisible de la même manière, par exemple, le pied et l’unité : l’unité est absolument indivisible ; par contre, le pied [...] doit être placé parmi les choses qui sont indivisibles pour la perception, mais seulement pour elle, car tout continu est probablement divisible. »205

L’unité de mesure est donc considérée comme étant simple et indivisible. Elle n’est pas simple absolument – le pied, étant une longueur continue, est en soi divisible, une lettre peut être divisée selon les parties de son dessin – mais relativement aux composés ou aux ensembles qu’il

196 Platon, Parménide, trad. E. Chambry, Paris, GF, 1967, 129d ; voir aussi le Philèbe, 15a.

197 Parménide, 137b-d.

198 Voir Gaffiot, Dictionnaire Latin-Français, 2000 ; A. Ernout, A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Klincksieck, 1932, 2001 ; P.G.W. Glare, Oxford Latin Dictionary, 1997.

199 Cependant, remarquons que la seule notion de pli évoque déjà une dualité !

200 Voir Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, 1999.

201 Métaphysique, Δ 3, 1014 b 5 : « le petit, le simple, l’indivisible, est appelé élément » ; K 1, 1059 b 35 : « les espèces […] sont plus simples que leur genre (car elles sont indivisibles […]) ».

202 Métaphysique, I, 1, 1052 b 16.

203 Métaphysique, I, 1, 1052 b 31-1053 a 2.

204 Métaphysique, I, 1, 1053 a 12-13.

s’agit de mesurer ; par exemple l’homme, évidemment composé, est simple par rapport à l’ensemble des six hommes qui entourent Socrate.

Il est notable cependant que la simplicité désigne la non-composition plutôt que l’indivisibilité. La composition dit ce qu’est la chose en disant de quoi elle est constituée. Elle renvoie à son origine. La divisibilité est une caractéristique seconde, qui dit ce que l’on peut faire sur une chose, mais qui ne renvoie pas directement à ce qu’elle est.

La simplicité et la composition évoquent donc l’état d’une chose, et non sa mesure. La spécificité de la simplicité comme unité de nature, qualifiant la substance même d’une chose, par rapport à l’unité numérique, la désignant comme étant une chose voire comme étant unique, est particulièrement soulignée par Evagre le Pontique206, qui se défend de l’accusation de trithéisme en niant de Dieu toute dimension numérique, y compris paradoxalement l’unicité, au profit de la simplicité207.

C’est en effet dans le cadre de la théologie trinitaire qu’Evagre élabore les notions d’unité et de simplicité. Il rencontre dans son parcours intellectuel la difficulté naturelle à concilier simplicité et trinité, comme en témoigne la lettre dite à Evagre208, qui rapporte le texte de sa question initiale :

« De quelle manière est la nature du Père, du Fils et du Saint-Esprit ? Est-elle simple ou composée (άπλή τις ή σύνθετος) ? Si elle est simple, comment admettra-t-elle le nombre trois (des personnes) ? car le simple est uniforme et non numérique ; or ce qui tombe sous le nombre est nécessairement sujet à la division, et la division est une passion. Donc si la nature de Dieu est simple, la position des noms est de trop ; si, au contraire, la position des noms est vraie, l’uniformité et la simplicité disparaissent. »209

Dans ses autres écrits, Evagre ne manifeste plus cette inquiétude. Dans sa lettre, rédigée en 380-381210, appelée la Lettre sur la foi parce qu’elle défend la doctrine trinitaire contre

206 Voir A. Guillaumont, Un philosophe au désert : Evagre le Pontique, Paris, Vrin, 2004, en particulier p. 337-342. Avant de devenir moine dans le désert d’Egypte, il fut lecteur de saint Basile le Grand et diacre de saint Grégoire de Nazianze, qu’il accompagna au concile de Constantinople (381).

207 De manière générale, les Pères cappadociens ont insisté fortement sur la simplicité absolue de l’essence divine. Voir R. Arnou, « Unité numérique et unité de nature chez les Pères, après le Concile de Nicée », Gregorianum 15 (1934), p. 242-254 ; J. N. D. Kelly, Initiation à la doctrine des Pères de l’Eglise, trad. C. Tunmer, Paris, Cerf, 1968, p. 278-279 ; F. Refoulé, « La date de la lettre à Evagre », Recherches de sciences religieuses XLIX, 1961, p. 544-555 : pour répondre à l’accusation de trithéisme, « Grégoire de Nysse, Grégoire de Nazianze, Evagre sont amenés à insister très vigoureusement sur la simplicité absolue de l’essence divine. Il est vraisemblable, comme le suggérait déjà V. Ryssel [Gregorius Thaumaturgus, sein Leben u. seine Schriften, Leipzig, 1880, p. 111 sq.], que cette insistance sur la simplicité de Dieu, dont on ne trouve pas l’équivalent auparavant, trahisse aussi une influence du néoplatonisme. » La figure d’Evagre le Pontique se détache ici : « nul autre Père de l’Eglise n’a sans doute autant insisté sur l’unicité de Dieu et la simplicité de son essence qu’Evagre le Pontique. » (F. Refoulé, « La date de la lettre à Evagre », p. 545)

208 C’est la réponse attribuée à Grégoire de Nazianze, Grégoire de Nysse (elle est publiée dans ses lettres, PG 46, 1101-1108), Basile ou encore Grégoire le Thaumaturge à une question d’Evagre. F. Refoulé, dans « La date de la lettre à Evagre », conclut qu’Evagre en est bien le destinataire, qu’elle serait antérieure à 382 et soutiendrait des thèses modalistes, voisines de celles de Marcel d’Ancyre.

209 Trad. reproduite par A. Guillaumont, Un philosophe au désert : Evagre le Pontique, p. 339.

210 Voir P. Géhin, « La place de la Lettre sur la foi dans l’œuvre d’Evagre », L’Epistula fidei di Evagrio Pontico, P. Bettiolo (éd.), Institutum Patristicum Augustinianum, Rome, 2000, p. 25-58.

l’arianisme ou encore l’épître 8 parce qu’elle est la huitième lettre de la correspondance de saint Basile le Grand à qui elle a longtemps été attribuée211, il professe la consubstantialité des trois Personnes, corrélat de leur simplicité :

« Or nous, selon la vraie doctrine, nous ne disons ni que le Fils est semblable au Père, ni qu’il lui est dissemblable : l’un et l’autre de ces termes sont également impossibles. En effet semblable et dissemblable sont dits selon les qualités : or la divinité est affranchie de la qualité. Reconnaissant l’identité de la nature nous admettons la consubstantialité (omoousion) et fuyons la composition (suntheton) [...] qui serait assez insensé pour dire que l’Esprit-Saint est composé et non pas simple et, qu’il n’est pas consubstantiel au Père et au Fils en raison de la simplicité (aplotètos) ? »212

C’est manifestement par une réflexion sur le nombre qu’Evagre a pu dissiper sa perplexité. Dans sa question initiale, il affirme que « ce qui tombe sous le nombre est nécessairement sujet à division » et que « le simple est...non numérique ». Ainsi s’efforce-t-il d’écarter de Dieu la catégorie même du nombre. Par exemple, dans ses Képhalaia gnostica, il récuse l’application du nombre trois à la Trinité : « La triade numérique est constituée par addition d’unités sans substance, mais la bienheureuse Trinité, ce n’est pas par addition de telles unités qu’elle est constituée ; elle n’est donc pas une triade qui soit avec nombres »213. Si donc le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne tombent pas sous le nombre, si on ne peut les additionner en un tout composé, alors leur distinction ne menace pas leur simplicité.

Evagre récuse l’application du nombre à Dieu non seulement parce que les « trois » Personnes divines ne peuvent pas en fait être additionnées, mais plus largement parce qu’il conçoit le nombre comme lié à la matière. Aristote expliquait également la multiplicité numérique par la matérialité, par la composition hylémorphique214, mais la particularité d’Evagre est d’étendre cette conception à l’unité numérique elle-même, comme si l’unité numérique était indissociable de la pluralité. Aussi, de manière radicale, Evagre nie de Dieu l’unicité au profit de la simplicité, non pas bien sûr qu’il soutienne la pluralité des dieux, mais il refuse la catégorie même de nombre, fût-ce le nombre 1, pour qualifier Dieu215. C’est ainsi, paradoxalement, qu’il se défend face à l’accusation de trithéisme :

211 Et où elle est publiée : Saint Basile, Lettres, t. I, trad. Y. Courtonne, Paris, Belles Lettres, 1957, p. 22-37.

212 Lettre sur la foi, § 3 et 10, in Saint Basile, Lettres, t. I, p. 25 et 34.

213 Képhalaia gnostica VI, 13, cité par A. Guillaumont, Un philosophe au désert : Evagre le Pontique, p. 340. D’autres Pères hésitaient aussi à appliquer la catégorie du nombre à Dieu : « Basile dit à son tour que si l’on tient à se servir du nombre pour parler de Dieu, il faut le faire avec déférence [...], en marquant bien que si chacune des Personnes est distinguée comme une, on ne peut les additionner l’une à l’autre » (J. N. D. Kelly, Initiation à la doctrine des Pères de

l’Eglise, p. 279, qui renvoie au Traité du Saint-Esprit de Basile de Césarée).

214 Métaphysique, Λ 8, 1074 a 32-37 : « Mais tout ce qui est numériquement multiple renferme de la matière, car une seule et même définition, par exemple celle de l’homme, s’applique à des êtres multiples, tandis que Socrate est un. Mais la première Essence, elle, n’a pas de matière, car elle est entéléchie. Donc le Premier Moteur immobile est un, à la fois formellement et numériquement ». Voir R. Arnou, « Unité numérique et unité de nature chez les Pères, après le Concile de Nicée », p. 243-247.

215 De même que tout à l’heure, il refusait de dire semblables le Père et le Fils, non pas bien sûr pour les dire dissemblables.

« [...] il fau[t] reconnaître que le Père est Dieu, que le Fils est Dieu, que l’Esprit-Saint est Dieu [...]. A ceux qui nous jettent comme une insulte la triple divinité (tritheon), que l’on dise ceci : nous reconnaissons un seul Dieu (hena Theon), non par le nombre (arithmô), mais par la nature (phusei). En effet de tout ce qui est dit un en nombre (hen arithmô) rien n’est un en réalité (hen ontos), ni simple par la nature ; or Dieu est reconnu par tous simple et incomposé (aplous kai asunthetos). Donc Dieu n’est pas un en nombre. Tel est ce que je dis. Nous disons que le monde est un en nombre, mais non pas un par la nature, ni simple non plus ce monde, d’une certaine façon. En effet, nous le divisons en ses éléments constitutifs, en feu, eau, air et terre. A son tour l’homme est dit un en nombre. En effet nous disons souvent un homme. Mais cet homme d’une certaine façon n’est pas simple, constitué qu’il est de corps et d’âme. De même l’ange, nous le dirons un en nombre, mais non pas un par la nature, ni simple, car nous nous