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Deuxième partie : la simplicité divine dans les Sentences de Pierre Lombard

La simplicité divine est l’objet d’une attention privilégiée dans les Sentences. Elle occupe la majeure partie de la distinction 8488 du livre I, la seule distinction consacrée à l’essence divine considérée en elle-même. Elle est composée de huit chapitres, s’ordonnant en trois parties, comme l’indiquent les premières lignes : « Il s’agit à présent de traiter de la vérité ou propriété, de l’immutabilité, et de la simplicité de la nature ou de la substance ou encore de l’essence divine. »489

Le chapitre 1 montre que Dieu est l’être par excellence, lui seul est véritablement et à proprement parler, vere et proprie. L’immutabilité de Dieu est déduite dans le chapitre 2 et conduit aux chapitres 3 à 8 centrés sur la simplicité de Dieu. Avant de commenter ces derniers, donnons un aperçu des chapitres 1 et 2490 qui y conduisent.

Dans le chapitre 1, Pierre Lombard ramène les termes de natura et substantia à celui d’essentia, plus approprié pour parler de Dieu491. Il détermine la signification du terme essentia, qui traduit le grec ousia, dérive du verbe esse, de même que sapientia de sapere et scientia de scire492, et est assimilé à l’esse493 et même à l’exsistentia : « Solus igitur Deus vere est, cuius essentiae comparatum nostrum

esse non est, Dieu seul est donc véritablement, comparé à son essence, notre être n’est pas »494,

488 Sur cette distinction 8 et l’essence divine dans les Sentences, voir : Johannes Schneider, Die Lehre vom dreieinigen Gott

in der Schule des Petrus Lombardus, München, Max Hueber Verlag, 1961, p. 25-29 ; P. W. Rosemann, Peter Lombard, p.

77-82.

489 Sententiae in IV libris distinctae, t. 1, éd. Collegii S. Bonaventurea Ad Claras Aquas, Grottaferrata, 1971, I, d. 8, c. 1.1 : « Nunc de veritate sive proprietate et incommutabilitate atque simplicitate divinae naturae vel substantiae sive essentiae agendum est. » (trad. Ozilou) Sauf mention contraire, comme c’est le cas ici, nous traduisons le texte de P. Lombard.

490 Ils sont enracinés dans le De Trinitate de saint Augustin, V, 2, 3.

491 Voir M. L. Colish, Peter Lombard, vol. 1, Leiden, Brill, 1994, p. 121 : « he firmly annexes substance and nature to essence as ways of speaking about the Godhead. »

492 I, d. 8, c. 1.2.

493 Cette analyse du terme d’essentia confirme qu’au XIIe siècle, essentia n’a pas encore le sens fixe de quidditas qu’il aura au XIIIe siècle, mais peut aussi bien signifier l’existence, l’esse. Comme l’écrit M. L. Colish, Peter Lombard, vol. 1, p. 121 : « For him [Lombard], essence means absolute being, the fullness of being […] it is not to be contrasted with existence but with non-existence. » Pierre Lombard est par là dans la filiation de saint Augustin, qui désigne Dieu comme étant la « summa essentia », dans la Cité de Dieu, XII, 2. Pierre Abélard donne aussi parfois le sens d’existence à

essentia ; Jean Jolivet le montre dans ses « Notes de lexicographie abélardienne », Aspects de la pensée médiévale : Abélard. Doctrines du langage, p. 125-137 (sur « essentia » p.132-137). Jean Jolivet conclut « que chez Abélard le mot essentia a des

sens multiples » : nature, existence, chose existante, substance. Il note qu’ « au temps d’Abélard le vocabulaire de l’être n’est pas (…) avancé » et qu’on trouve chez saint Augustin « la même indécision que chez Abélard concernant le sens de essentia. »

« essentiam sive exsistentiam divinitatis, l’essence ou l’existence de la divinité »495, « Deus ergo solus proprie

dicitur essentia vel esse, Dieu seul est donc dit proprement essence ou être. »496 Dieu est par excellence ; lui seul est véritablement et à proprement parler essence ou être. En effet, en vertu de son éternité, Dieu ne fut ni ne sera, mais il est absolument497. C’est ce qu’exprime l’Ecriture : « Ego sum qui sum. »498

Aussi, déduit le chapitre 2, Dieu seul est immuable. En effet, seul l’être par excellence ne change ni ne peut changer, puisque ce qui change ne conserve pas l’être499. Cet être immuable est la « substantia Patris et Filii et Spiritus Sancti »500, précise Pierre Lombard, qui ne se départit jamais d’une perspective trinitaire. À la différence des créatures, Dieu n’est mû ni localement ni temporellement501. Lui seul est véritablement immortel ; certes l’âme humaine et les anges sont immortels en ce qu’ils ne cessent jamais de vivre ; mais ils ont également leur mort, qui est le péché ; et toute mort est un changement, puisque cesse d’être ce qui était502. La substance de Dieu est immuable tout en produisant des choses changeantes, elle est sans mouvement temporel et pourtant crée des choses temporelles503.

Sans transition, le chapitre 3 passe à la simplicité, étudiée de façon développée jusqu’au 8e

et dernier chapitre504. Pierre Lombard annonce que seule l’essence de Dieu est « proprement et 495 I, d. 8, c. 1.6. 496 I, d. 8, c. 1.7. 497 I, d. 8, c. 1.3-6. 498 Exode 3,14 ; c. 1.2. 499 I, d. 8, c. 2.1. 500 I, d. 8, c. 2.1. 501 I, d. 8, c. 2.2. 502 I, d. 8, c. 2.2-3. 503 I, d. 8, c. 2.4.

504 Grâce à l’édition Quaracchi des Sentences, qui indique en notes les sources dont s’est vraisemblablement inspiré Pierre Lombard et chez lesquelles il a trouvé certaines de ses citations, on peut montrer que la source contemporaine principale de cette 3e section de la d. 8 est Pierre Abélard, Theologia scholarium, II, 10 (PL, 178, 1057 C – 1064 D) : - on y retrouve les premières lignes du c. 3 avec la double énumération pars/accidens/forma et diversitas/variatio/multitudo : « Cum sit itaque tanta divinae substantiae unitas, simplicitas, puritas atque identitas, ut in ea

videlicet nulla sit partium aut accidentium seu quarumlibet formarum diversitatis, nulla unquam variatio, quomodo tres personae in ea assignari, sivi intelligi queant ? cum nulla ibi sit rerum multitudo (…) » (1059 B) ;

- la citation de saint Augustin du c. 6 se retrouve, un peu plus longue, et manifestement erronée (praesentem au lieu de

praesidentem), en 1060 C ;

- la citation de saint Augustin du c. 7 se retrouve en 1061 B-C, mais manifestement Pierre Lombard a ici consulté le texte même d’Augustin, puisqu’il corrige le début de la citation, formulé un peu autrement par Abélard, et qu’il cite des passages qu’Abélard avait tus ;

- on peut rapprocher les premières lignes du c. 8.1 (« tanta » et « non est in ea aliquid, quod non sit ipsa ») de 1057 C : « Tantam quippe divinae unitatem substantiae ac simplicitatem seu identitatem profitemur, ut sicut a partibus ita ab accidentibus

immunis omnino perseveret, nec in nullo penitus variari queat, nec in ipsa quidquam esse possit, quod ipsa non sit. »

- on retrouve les citations du c. 8 de Boèce et de saint Augustin, De civitate Dei, mais plus longues, dans 1058 B-D. Une autre source mentionnée par l’édition Quaracchi est la Summa sententiarum (PL 176), dont l’auteur n’est toujours pas identifié, et qui daterait de 1138-1142 (Voir M. L. Colish, Peter Lombard, vol. 1, p. 63) :

- on retrouve effectivement la citation de saint Augustin du c. 6 en 47 D-48 A, mais il est peu probable que Pierre Lombard l’ait prise là : la Summa sententiarum cite Augustin de manière erronée (praesentem au lieu de praesidentem) et tronquée, ce qui n’est pas le cas du Lombard ;

véritablement simple, [essence] dans laquelle il n’y a aucune diversité ou variation ou multitude ni de parties, ni d’accidents, ni de quelques formes que ce soit. »505 L’association entre simplicité et immutabilité est affirmée tout au long de ces chapitres 3-8506. Implicitement dans cette distinction 8, la simplicité de Dieu dérive de son immutabilité, de même que son immutabilité était fondée sur le fait qu’il est l’être même. Autrement dit, la distinction 8 est orientée vers l’établissement de la simplicité de l’essence divine.

C'est que le rôle de cette distinction, apparemment perdue au milieu de discussions trinitaires, est de suggérer, au moyen de l'attribut de simplicité, que l'essence divine n'est pas divisée par la distinction des Personnes. L’étude de la place de la distinction 8 au sein du livre I permet en effet de conclure à la fonction trinitaire de cette étude de la simplicité.

Si la partition des Sentences en quatre livres obéit à un principe très clair507, en revanche les livres ne sont pas eux-mêmes aussi fermement structurés. Comme l’écrit J. G. Bougerol, les

Sentences suivent « un plan assez lâche »508. Proposons cependant un plan possible du livre I, qui permettra de situer la distinction 8.

Plan du livre I des Sentences

I. Trois distinctions introductives d. 1 : plan de l’ouvrage (res/signa ; frui/uti) d. 2 : trinité des Personnes, unité de l’essence d. 3 : connaissance de Dieu par les créatures

- la citation de saint Isidore du c. 8.1 se trouve en 59 A, où le nom d’Isidore néanmoins n’est pas mentionné. Elle est citée correctement dans la Summa sententiarum, si l’on compare au texte original des Etymologiae (PL 82, 262 C) ou des

Sententiae (PL 83, 540 A) : après le « seu », Pierre Lombard a remplacé le « quia » par un « quod ».

Dernière source éventuelle, De sacramentis fidei christianae de Hugues de Saint-Victor (PL 176). Lui aussi cite le texte de saint Augustin du c. 6, en 376 C-D, et lui aussi le cite de manière erronée et avec des variantes. Pour ce texte, il semble donc bien que Pierre Lombard, dont la citation est exacte, soit retourné au texte original d’Augustin.

505 I, d. 8, c. 3 : « Eademque sola proprie ac vere simplex est, ubi nec partium, nec accidentium, seu quarumlibet formarum ulla est diversitas sive variatio vel multitudo. »

506 « « […] Nihil enim simplex mutabile est ; omnis autem creatura mutabilis est » ; nulla ergo creatura vere simplex est. » (c. 4.2), « de illa incommutabili aeternaque substantia incomparabiliter simpliciore quam est humanus animus » (c. 5), « Quod autem in natura deitatis nulla sit accidentium diversitas nullaque penitus mutabilitas, sed perfecta simplicitas » (c. 6), « Res ergo mutabiles neque simplices proprie dicuntur substantiae. » (c. 7), « immutabilis simplexque substantia » (c. 8.1).

507 Le plan des Sentences est exposé en I, d. 1. Il fait appel à la double distinction augustinienne (De doctrina christiana) entre les choses (res) et les signes (signa), et, parmi les choses, entre celles dont on jouit (frui) et celles dont on use (uti). Le livre I a pour objet la res dont on jouit par-dessus tout, la fin en soi, Dieu ou plutôt « la sainte et indivise Trinité » (c. 3.11). Le livre II, les res dont on use, les créatures. Le livre III, la res objet à la fois de fruition et d’usage, le Christ. Le livre IV, enfin, les signes, à savoir les sacrements.

II. La Trinité

A. les Personnes divines a) le Père et le Fils

- d. 4-7 : génération du Fils par le Père

- d. 8 : l’être divin ; éternité, immutabilité, simplicité de Dieu - d. 9 : coéternité du Père et du Fils

b) le Saint-Esprit : d. 10-18

B. Confrontation entre trinité des Personnes et unité de l’essence : d. 19-21 III. Les noms divins : d. 22-26

IV. Les propriétés qui distinguent les Personnes : d. 27-34 V. L’essence divine dans sa relation avec le créé, ad extra A. d. 35-41 : science et providence

B. d. 42-44 : toute-puissance C. d. 45-48 : volonté, bonté

A la différence de nombre de ses contemporains509, Pierre Lombard ne part pas de la nature divine pour ensuite étudier la Trinité, sa théologie n’est pas d’abord philosophique puis trinitaire ; il part de la Trinité et ce n’est qu’au sein d’une réflexion trinitaire qu’il envisage la nature divine partagée par les trois Personnes. C’est que la res dont on jouit, objet de ce livre I, est la Trinité, et non pas « Dieu » : « de rebus quibus fruendum est, scilicet de sancta atque individua

Trinitate »510.

Pour autant, le livre I n’est pas non plus organisé selon une bipartition inverse, Pierre Lombard n’envisage pas successivement d’abord la Trinité et ce qui est propre aux Personnes, puis la nature divine commune. Le bloc des distinctions 35-48 l’a fait croire à J. G. Bougerol, qui divise le livre I en deux parties : « d. 1-34 : la Trinité. d. 35-48 : les attributs divins et l’action ad

extra. »511 C’est oublier que les distinctions 35-48 sont dans le prolongement direct des distinctions trinitaires 27-34, où le Lombard s’efforce de réfuter Pierre Abélard, pour qui la puissance, la sagesse et la bonté sont propres respectivement au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Tout naturellement, il montre aussitôt que ces attributs sont communs aux trois Personnes et caractérisent leur essence commune. Les développements des distinctions 35-48 sur l’essence divine considérée ad extra sont donc au service de la théologie trinitaire. Réciproquement, cette bipartition du livre I fait l’impasse sur la distinction 8, consacrée à l’essence divine au sein d’une

509 Voir M. L. Colish, Peter Lombard, vol. 1, p. 120-121 et p. 245.

510 I, d. 1, c. 3.11.

série de distinctions trinitaires. Le livre I est donc plutôt animé par « un passage constant du Dieu unique au Dieu trine »512. Il est marqué par la distinction 2, « De trinitate et unitate »513, qui lui donne tout son esprit de tension entre trinité des Personnes et unité de l’essence divine.

C’est dans ce cadre que peut se comprendre la place singulière de la distinction 8. Elle seule considère l’essence divine indépendamment de tout rapport ad extra aux créatures. Elle est seule à traiter de l’essence de Dieu et non, comme dans les distinctions 35-48, de ses opérations514. Or elle émerge sans transition au milieu d’une réflexion sur le Père et le Fils. Comment l’expliquer ? Bonaventure515 et Thomas d’Aquin516 se sont efforcés, mais dans un esprit qui n’est pas celui des Sentences, de dissocier la distinction 8 des distinctions antérieures et d’en faire un moment de théologie philosophique précédant des développements de théologie trinitaire. La distinction 8 inaugurerait une nouvelle partie et aurait pour objet l’essence partagée par les trois Personnes, les distinctions suivantes étant consacrées aux Personnes comme telles. Quelles que soient les différences entre ces deux plans, la distinction 8 apparaît comme la première étape, concernant l’essence divine, accessible à la raison naturelle, d’une étude de la Trinité.

Mais une autre interprétation est possible, qui considère la distinction 8 comme un moment argumentatif nécessaire à l’étude de la génération du Fils, déployée des distinctions 4 à 9. C’est celle d’Albert le Grand, qui écrit au début de la distinction 8 : « Ici commence la troisième partie de ce traité de la génération du Fils : en effet, puisque, dans toute génération, l’essence est d’une certaine manière conjointe à celui qui est engendré par celui qui engendre, on pourrait croire qu’elle est divisée par la communication de la génération éternelle : et alors elle ne serait pas immuable, ni simple : c’est pourquoi on en vient à ces [propriétés] là, afin que nous sachions

512 Th.-D. Humbrecht, Théologie négative et noms divins chez saint Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 2005, p. 86.

513 I, d. 2, c. 1. Les premières lignes citent saint Augustin, De Trinitate, I, 2, 4 : « Trinitas sit unus et solus et verus Deus, scilicet Pater et Filius et Spiritus Sanctus. Et haec Trinitas unius eiusdemque substantiae vel essentiae dicitur ».

514 Pour une étude de la relation en Dieu entre essence et opérations, notamment ad extra, chez Pierre Lombard, Roland de Bologne, Alain de Lille et Pierre de Poitiers, voir John Wei, « Divine simplicity and predestination in the second half of the twelfth century », in Recherches de Théologie et Philosophie Médiévales 73/1(2006), p. 37-68.

515 Ainsi saint Bonaventure explique-t-il qu’au sein de la partie sur la Trinité « secundum quod intelligitur », après deux sous-parties – l’une apportant des arguments en faveur de la Trinité, l’autre écartant des doutes – vient une troisième sous-partie sur les « propriétés et conditions de la Trinité et de l’Unité ». Cette sous-partie est elle-même divisée en trois en fonction des types de propriétés : 1. les propriétés concernant l’essence, comme la vérité (dist. 8) ; 2. les propriétés concernant les Personnes, comme la génération (dist. 9-18) : 3. les propriétés concernant l’essence et les Personnes, comme l’égalité des Personnes en éternité, grandeur et puissance (à partir de la dist. 19).

516 Le plan proposé par saint Thomas est différent, mais attribue le même rôle à la distinction 8. Après avoir considéré « la Trinité des Personnes dans l’unité de l’essence », il s’agirait maintenant de déterminer ce qui se rapporte à chacune d’elles. Les Personnes sont envisagées d’abord en elles-mêmes (dist. 8-32), puis comparées entre elles (à partir de la dist. 33). Mais chaque Personne, si elle a des propriétés propres, possède néanmoins la même essence que les deux autres ; aussi, même si cette partie concerne ce qui se rapporte à chaque Personne, il y est question de l’essence commune ; les distinctions 8-32 se divisent donc ainsi : 1. l’essence commune (dist. 8) ; 2. les Personnes distinctes (dist. 9-25) ; 3. les propriétés distinctives (dist. 26-32).

qu’elle n’est pas divisée»517. La distinction 8 permet de prévenir l’idée, qui pourrait surgir à l’issue des distinctions 4-7, d’une division de l’essence par la génération du Fils. Si l’essence était divisible, elle serait muable et non simple. Aussi, en montrant l’immutabilité et la simplicité de l’essence divine, on montre qu’elle n’est pas divisible, et donc pas divisée dans la génération. Cette interprétation est cohérente avec l’objet de la distinction 9, qui porte sur la coéternité du Père et du Fils et le caractère ineffable de cette génération, le Fils étant engendré sans être pour autant postérieur, engendré tout en étant éternel. En effet, la distinction 8 établit également l’éternité de Dieu et permet de montrer, sachant que les trois Personnes partagent la même essence, que le Fils est éternel comme le Père. Elle prévient ainsi toute idée d’antériorité temporelle du Père sur le Fils. En démontrant la simplicité, l’immutabilité et l’éternité divines, Pierre Lombard donne donc les moyens de caractériser plus précisément la génération du Fils et d’en écarter les imperfections propres à toute génération créée. Cette insertion de la distinction 8 dans le traité de la génération du Fils permet ainsi de rendre compte du choix des attributs, et notamment la simplicité, qui y sont démontrés et est, par ailleurs, conforme à la primauté trinitaire des Sentences. Elle est également cohérente avec les quatre autorités que citent les chapitres 3-8 consacrés à la simplicité : essentiellement Augustin, mais aussi Hilaire de Poitiers, Boèce et Isidore de Séville. La citation ponctuelle de ce dernier, Etymologies, VII, 1, ne nous retiendra pas, Isidore étant un compilateur plus qu’un penseur original. En revanche, il est notable qu’Hilaire, Augustin et Boèce aient élaboré l’idée de simplicité divine dans le cadre de la controverse avec les ariens, qui précisément niaient la génération du Fils et sa coéternité avec le Père au nom de l’unité et de l’indivisibilité divines518.

Maintenant que le rôle de la simplicité divine dans l’argumentation générale des Sentences est éclairci, il est temps d’analyser plus en détail les chapitres qui lui sont consacrés. Ils comportent trois temps, les deux premiers reprenant les thématiques de l’élaboration ancienne du problème de la simplicité – la distinction Dieu/créatures et la difficulté à dire et penser le simple –, le dernier répondant tacitement519 à des thèses contemporaines du Lombard, attribuées à Gilbert de Poitiers ou à ses disciples.

517 Albert le Grand, CS, I, d. 8, divisio textus (Opera omnia, Paris, Vivès, 1893, t. XXV) : « Hic incipit tertia pars illius

tractatus de generatione Filii : cum enim in omni generatione sit essentia aliquo modo conjunctua genito a generante, posset credi esse divisa per communicationem aeternae generationis : et tunc non esset incommutabilis, nec simplex : et ideo inducitur hic de istis, ut sciamus non esse divisam, et tamen communicatam in generante et genito. »

518 Voir aussi dans les Sentences, I, d. 19, c. 5-6 (appel à la simplicité pour montrer que les Personnes ne sont pas des parties de Dieu), d. 23, c. 6 (« il ne faut pas dire que Dieu est multiple, mais qu’il est trine et simple. »).

519 Voir P. W. Rosemann, Peter Lombard, p. 56 : toutes les opinions théologiques influentes de l’époque sont présentes dans les Sentences, mais « les contemporains ne sont jamais identifiés par leur nom ».

Les chapitres 3 et 4 reprennent l’analyse augustinienne de la complexité des créatures, dans le De Trinitate, VI, VI, 8, et soulignent que les créatures spirituelles, comme l’âme, ne sont pas véritablement simples, même si elles le sont davantage que les corps. Que l’âme ait des facultés et des passions variées et changeantes prouve sa complexité. Au contraire, en Dieu, « être heureux n’est pas autre chose qu’être grand, ou sage, ou vrai, ou bon, ou qu’être absolument »520, affirme le Lombard en citant Augustin, conformément d’ailleurs à la perspective du chapitre 1 qui fait de Dieu l’être par excellence. Ainsi, seule l’essence divine est « proprie ac vere simplex »521 , Dieu est « summe simplex »522. L’affirmation que Dieu est suprêmement simple suggère qu’il y a des degrés de simplicité, et de ce point de vue l’âme est simple relativement au corps. Mais en disant que Dieu seul est simple proprement et véritablement, on induit une approche binaire entre la complexité du créé et la simplicité, absolue, de Dieu. Nous retrouvons ici des aspects de la problématisation ancienne de la simplicité : l’utilisation de la simplicité comme critère distinctif de Dieu par rapport au créé, ainsi que la double manière, discrète ou continue, de se représenter leur