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Le Commentaire des Sentences

1. Dieu et la Création

L’exposé du Lombard dans les Sentences I, d. 8, suit le conseil augustinien d’étudier d’abord la multiplicité de la créature pour comprendre la simplicité divine. Saint Bonaventure, en commentant ce texte, rend compte de ces deux aspects solidaires – simplicité de Dieu, composition du créé – en demandant 1/ si Dieu est suprêmement simple puis 2/ si la simplicité suprême convient à Dieu seul, autrement dit si toute créature est composée607. Il montre non seulement que Dieu est simple, mais que cela lui est propre608.

La créature intervient dans la réflexion sur la simplicité divine tout d’abord à titre méthodologique, comme c’était le cas chez saint Augustin. Dès le début du Commentaire du livre I des Sentences, dans la d. 3, saint Bonaventure a montré que l’homme connaît nécessairement Dieu à partir de la créature, en raison de l’indigence de son intelligence : « puisque Dieu, en tant que lumière suprêmement spirituelle, ne peut être connu dans sa nature spirituelle par un intellect

607 Plan du CS, I, d. 8, p. II, a. un., de saint Bonaventure : Quaestio 1 : Utrum Deus sit summe simplex.

Quaestio 2 : Utrum summa simplicitas soli Deo conveniat.

Quaestio 3 : Utrum anima rationalis sit tota in toto corpore, et tota in qualibet parte ipsius. Quaestio 4 : Utrum Deus sit in aliquo determinato genere sive praedicamento.

608 CS, I, d. 8, p. II, tractatio quaestionum : « quatuor quaeruntur in parte ista. [...] Secundo, utrum simplicitas sit Dei proprietas. » Dans toute cette partie sur saint Bonaventure, le CS auquel il est fait référence est le sien, sauf mention contraire.

presque matériel, l’âme a besoin de le connaître par la créature. »609 L’homme connaît Dieu par négation, « per ablationem », en écartant de lui tout ce qui relève de l’imperfection dans la créature ; il le connaît également « per superexcellentiam » en lui attribuant de manière éminente les perfections des créatures, en effet « toute propriété qui est noble dans la créature doit être attribuée à Dieu de manière suprême »610. C’est donc à partir de la créature que saint Bonaventure pense la simplicité divine. Parfois il conclut à la simplicité maximale de Dieu à partir d’une certaine simplicité des créatures. Ainsi la simplicité est une « conditio nobilitatis, une condition noble » et doit donc être attribuée « in summo, de manière suprême » à Dieu611. Ou encore : puisque l’ange, par sa simplicité, peut accomplir de manière une ce que l’homme ne peut faire que via la multiplicité, a fortiori Dieu, qui est « in fine totius simplicitatis et perfectionis, au sommet de toute la simplicité et perfection » peut agir par lui-même et être identique à son action612. Cependant, la simplicité divine est avant tout connue de manière négative, par opposition à la composition des créatures. C’est en analysant les divers modes de composition de la créature que saint Bonaventure peut dégager le sens profond de la simplicité de Dieu613. La simplicité est définie comme privation de composition et c’est pourquoi une bonne appréhension de la simplicité de Dieu suppose un examen détaillé des modes de composition créés. On peut appliquer à la simplicité ce que Bonaventure dit de l’unité dans la d. 24 de ce premier livre du CS614 : en Dieu, l’unité est « selon la réalité, secundum rem »

quelque chose de positif, « positive » ; mais si l’on prend en compte la « raison d’intelliger, ratio

intelligendi » et non plus la « chose intelligée, res intellecta », alors l’unité est dite « privative » et l’un est

défini comme « privation de division ou de multitude »615 ; de même pouvons-nous ajouter, la simplicité est définie comme privation de composition. En effet « l’un est premier, et nous ne pouvons intelliger et connaître les choses premières que par les choses secondes ; et c’est pour

609 CS, I, d. 3, p. I, a. un., q. 2, resp. : « cum Deus tanquam lux summe spiritualis non possit cognosci in sua spiritualitate ab intellectu quasi materiali, indiget anima cognoscere ipsum per creaturam. » On désignera par les abréviations « resp. » le texte de la conclusion initiée par « Respondeo », « f. n » le nième argument de la série d’arguments conformes à la conclusion (« Fundamenta » dans l’édition Quaracchi), « arg. n » le nième argument de la série des objections, « ad n » la nième réponse aux objections, après la conclusion (« solutio oppositorum ») ; « dub. » signifie « dubia ».

610 CS, I, d. 3, p. I, a. un., q. 2, ad 1 : « omnis proprietas nobilis in creatura Deo est attribuenda in summo ».

611 CS, I, d. 8, p. II, a. un., q. 1, f. 3.

612 CS, II, d. 1, p. I, a. 1, q. 2, ad 6 : « Si igitur Angelus propter suam simplicitatem et perfectionem tantum excedit hominem, ut possit facere sine organo medio illud, ad quod homo necessario indiget organo ; possit etiam facere per unum, quod homo potest per plura : quanto magis Deus, qui est in fine totius simplicitatis et perfectionis, absque omni medio suae voluntatis imperio, quae non est aliud quam ipse, potest omnia producere, ac per hoc in producendo immutabilis permanere ! »

613 Ainsi c’est dans la question (I, d. 8, p. II, a. un., q. 2) où il s’agit des créatures, que Bonaventure fournit des définitions sophistiquées de la simplicité, en élaborant les notions de composition et différence, tandis que dans la question 1, traitant directement de la simplicité de Dieu, il ne définit pas ce concept, mais le reçoit des principes qu’il invoque et dont il montre seulement qu’ils s’appliquent à Dieu (« plus une chose est première, plus elle est simple », par exemple).

614 CS, I, d. 24, a. 1, q. 1 : « Utrum hoc nomen unus positive, vel privative dicatur in divinis. »

615 CS, I, d. 24, a. 1, q. 1, resp. « per privationem divisionis sive multitudinis ». Voir aussi ad 3 : « unum dicit privationem multitudinis secundum generalem nominis rationem ; sed illa privatio, etsi nomine tenus sit privatio, tamen realiter est positio ».

cela que l’un est dit de manière privative. »616 C’est pourquoi la simplicité divine, première en soi, demande pour que nous la connaissions un détour par les créatures.

Cependant, cette exigence méthodologique ne suffit pas à rendre compte de l’importance du thème de la créature dans l’analyse de la simplicité divine. La simplicité permet, d’une manière très privilégiée, de définir ce qui oppose le Créateur et la créature et de penser le statut de la créature en tant que telle. Elle contribue également à décrire l’ordre cosmologique ou la structure hiérarchique du créé. C’est donc toute une pensée de la Création, dans sa nature et dans son organisation, qui accompagne l’analyse théologique de la simplicité.

Dans le CS, saint Bonaventure donne quatre preuves de la suprême simplicité de Dieu617. Les deux dernières sont mineures : la troisième, déjà mentionnée, se fonde sur la noblesse de la simplicité, « conditio nobilitatis », présente donc suprêmement dans l’« ens nobilissimum » qu’est Dieu618 ; la quatrième dérive la simplicité de la puissance infinie de Dieu619, nous y reviendrons plus tard, mais cet argument n’en est pas vraiment un puisqu’au cours du livre I du CS, c’est la simplicité qui est première et fonde l’infinité620. Les arguments essentiels sont donc les deux premiers, qui ne se fondent pas sur des caractéristiques de Dieu considéré en lui-même et d’où on pourrait dériver la simplicité (comme l’infinité, l’immutabilité, la nécessité ou encore la perfection), mais sur des caractéristiques de Dieu considéré comme Créateur, c'est-à-dire relativement au monde créé. En effet, saint Bonaventure fait tout d’abord appel à la primauté divine621, puis au fait que Dieu n’est pas par un autre, « ab alio »622, c'est-à-dire à son indépendance.

Primauté et indépendance ouvrent sur deux compréhensions différentes du rapport entre Dieu et les créatures, selon la continuité ou la discontinuité. L’indépendance fonde une opposition binaire entre Dieu, indépendant, et les créatures, toutes dépendantes. La primauté peut également servir cette vision discontinuiste entre Dieu et tout le créé qui est postérieur à lui et second, mais elle sous-tend aussi bien une vision continuiste, dans laquelle les créatures s’échelonnent de façon graduée par rapport au Premier. Corrélativement, ce sont deux approches de la simplicité qui s’affrontent : y a-t-il du plus ou moins simple, selon une gradation continue,

616 CS, I, d. 24, a. 1, q. 1, resp. : « unum est primum, et prima non habent intelligi a nobis neque notificari nisi per posteriora ; et inde est, quod privative dicitur. » Cf. Aristote, Métaphysique, I, 3, 1054 a 26-29. C’est l’idée que ce que qui est premier en soi est second pour nous (Physique, I, 1).

617 CS, I, d. 8, p. II, a. un., q. 1. 618 CS, I, d. 8, p. II, a. un., q. 1, f. 3. 619 CS, I, d. 8, p. II, a. un., q. 1, f. 4. 620 Voir CS, I, d. 43. 621 CS, I, d. 8, p. II, a. un., q. 1, f. 1. 622 CS, I, d. 8, p. II, a. un., q. 1, f. 2.

ou bien le simple s’oppose-t-il d’une manière binaire au composé ? Peut-on penser un continuum entre Dieu et les créatures, selon un mode hiérarchique, Dieu étant le Premier, suprêmement simple, les créatures s’ordonnant quant à elles selon une plus ou moins grande proximité avec ce Premier et donc une plus ou moins grande simplicité ? Ou bien faut-il opposer les créatures au Créateur, comme le second au premier, le dépendant à l’indépendant et le composé au simple, auquel cas la simplicité serait nécessairement suprême et absolue ?

A. Simplicité du Créateur vs. composition des créatures : une