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d. Grandeur spirituelle et simplicité

La racine de la difficulté épistémologique soulevée par la vision béatifique est la tension entre la simplicité et l’infinité. Même si nous savons que ces deux attributs sont compatibles, puisque les deux sont démontrés appartenir à Dieu et que l’infinité repose même sur la simplicité, il s’agit maintenant de comprendre et de voir profondément pourquoi ils sont compatibles. Les

793 Dans le passage ci-dessous, saint Bonaventure prend aussi l’exemplum de l’omniprésence divine pour justifier que Dieu connaît toutes choses dans un unique présent. Le fondement est toujours l’alliance de l’infinité et de la simplicité.

CS, I, d. 39, a. 2, q. 3, resp. : « Deus omnium ideas habet praesentes et simul, per quas cognoscit res futuras ita

certitudinaliter, sicut si essent praesentes. Et iterum, super omnes illas simul et praesenter se convertit, et ita simul et praesenter cognoscit. Et iterum, praesens suae cognitionis est praesens simplicissimum, quod circumplectitur omnia tempora. Ex his tribus rationibus simul iunctis dicitur Deus omnia praesenter cognoscere. — Et rationes istae totum habent ex hoc, quod praesentialitas divinae cognitionis, quae quidem aeternitas est, est simplex et infinita. Quia simplex est, ideo semper praesens ; quia infinita, ideo sunt ei omnia praesentia. Et exemplum huius ponitur in praesentialitate Dei quantum ad rerum existentiam, secundum quam Deus totus est in una, et ita est in una, ut nihilominus sit et in alia ; et hoc est, quia simplex et infinitus. »

794 CS, I, d. 8, p. II, a. un., q. 3, f. 1 : « Augustinus dicit, quod sicut Deus est in maiori mundo, sic anima in minori ; sed Deus sic est in maiori, quod in qualibet parte totus : ergo anima sic est in minori, scilicet in corpore. » Sur la doctrine de « l'homme microcosme », voir E.-H. Wéber, La personne humaine au XIIIe siècle. L'avènement chez les maîtres parisiens de l'acception moderne de l'homme, Paris, Vrin, 1991, p. 61-73 ; chez Bonaventure, p. 71 sq.

analogies qui ont rendu plus crédible la conséquence épistémologique de leur alliance ne suffisent pas et il faut aller plus au cœur du problème795.

C’est dans l’ordre matériel que la simplicité et l’infinité sont antithétiques, et c’est parce que nos catégories intellectuelles sont bâties à la mesure du monde matériel que nous avons du mal à penser une alliance qui s’opère seulement dans l’ordre spirituel. Une élaboration de nos concepts est nécessaire pour les adapter aux réalités spirituelles.

Ainsi, Bonaventure hérite-t-il de concepts forgés par Aristote pour penser le monde physique. D’une part, l’infini est rangé dans la catégorie de la quantité796. D’autre part, la quantité est pensée comme nécessairement divisible et composée de parties797. Dès lors ce qui est infini est nécessairement composé et l’alliance infinité-simplicité est impossible.

Bonaventure utilise l’élaboration augustinienne de la catégorie de quantité pour penser un infini d’ordre spirituel, compatible avec la simplicité. Il maintient que l’infini relève de la quantité, mais élargit ce concept de quantité798 :

« l’infini est reçu selon la quantité, comme le dit le Philosophe ; mais Augustin dit qu’il y a « la quantité de masse et la quantité de puissance ». L’infini peut être ainsi reçu selon ces deux sens, mais différemment.

En effet, puisque la quantité de masse est divisible en parties et fondée sur ce qui est divisible en parties, l’infini selon cette quantité est opposé au simple, et il est impossible que quelque chose d’identique et selon [cette] même [quantité], soit simple et infini.

Mais puisque la quantité de puissance se trouve dans les [choses] simples, et bien plus, [puisque] plus quelque chose est simple, plus il est puissant, dès lors l’infini selon cette [quantité] ne répugne pas au simple, bien plutôt il s’ensuit nécessairement que si quelque chose est simple au plus haut point, il est infini au plus haut point. On peut donc voir clairement qu’en Dieu, selon [cette] même [quantité], il peut y avoir suprême simplicité et suprême infinité. »799

795 CS, III, d. 14, a. 1, q. 2, resp. : « Sed hoc melius intelligitur ratiocinatione quam exemplorum suppositione. Si quis enim videt, quod in Deo simplicitas non opponitur infinitati, videre potest, quomodo Deus potest cognosci totus, et tamen non comprehendi. »

796 Par exemple, Physique, I, 2, 185 a 33 – b 2 (trad. Pellegrin, Paris, GF Flammarion, 2000) : « l’infini appartient à la quantité, or il n’est pas possible qu’une substance ou une qualité ou une affection soit infinie sinon par accident s’il lui arrive d’être en même temps d’une certaine quantité. En effet, la définition de l’infini a en plus recours à la quantité, et non pas à la substance ou à la qualité. »

797 Voir Catégories, chap. 6.

798 Richard Fishacre procède autrement : il maintient la conception aristotélicienne de la quantité, mais élargit le concept d’infini : « infinitum intelligi potest dupliciter, scilicet quantitative et virtualiter, licet proprie secundum Aristotelem infinitum dicatur in quantitatibus tantum. », I Sent., cité par A. Davenport, Measure of a different greatness, p. 44-45, n. 147.

799 CS, III, d. 14, a. 1, q. 2, resp. : « infinitum accipitur secundum quantitatem, ut dicit Philosophus ; Augustinus autem dicit, quod est « quantitas molis et quantitas virtutis ». Et ita secundum utrumque potest accipi infinitum, sed

differenter. Quoniam enim quantitas molis est partibilis et super partibile fundata ; ideo infinitum secundum hanc quantitatem oppositionem habet ad simplex, et impossibile est, quod aliquid idem et secundum idem sit simplex et infinitum. Quoniam vero quantitas virtutis reperitur in simplicibus, immo quanto aliquid simplicius, tanto potentius ;

hinc est, quod infinitum secundum hanc non repugnat simplici, immo necessario sequitur, quodsi aliquid est

simplicissimum, quod aliquid sit infinitissimum. Clare igitur potest videri, quod in Deo secundum idem potest esse

summa simplicitas et summa infinitas. » Voir aussi ce texte parallèle, CS, I, d. 3, p. I, a. un., q. 1, ad 3 : « duplex est infinitum : unum, quod se habet per oppositionem ad simplex ; et tale non capitur a finito, quale est infinitum molis ; aliud est, quod habet infinitatem cum simplicitate, ut Deus ; et tale infinitum, quia simplex, est ubique totum, quia

Bonaventure s’appuie sur la distinction augustinienne entre la quantitas molis et la quantitas

virtutis pour distinguer deux types d’infini. Anne Davenport résume le sens de cette distinction :

« A la suite de saint Augustin, les théologiens médiévaux distinguaient deux sortes de quantité :

quantitas molis ou quantité de masse et quantitatis virtutis sive perfectionis ou quantité de perfection. La

première sorte, quantitas molis, englobait toutes les quantités mesurées par l’application répétée d’une unité-standard, telles que le volume d’un corps, les membres d’une collection ou un intervalle de temps. La seconde sorte de quantité avait pour but de rationaliser des phénomènes intensifs comme la blancheur, la chaleur ou la sainteté. L’exemple paradigmatique d’Augustin d’une quantité intensive est le ‘niveau’ de symétrie possédé par une figure géométrique : ainsi, un carré, explique-t-il dans le De quantitate animae, possède plus de symétrie qu’un triangle, et un cercle plus qu’un carré, et un point indivisible plus qu’un cercle. »800

La quantité de masse, ou dimensive, mesure l’extension, résultant d’une juxtaposition de parties, tandis que la quantité de puissance ou de perfection, intensive, mesure ce qui n’est pas étendu et a pourtant une grandeur. Ainsi, montre Augustin, l’âme a une grandeur, puisqu’elle contient de nombreuses pensées, même si elle n’occupe pas d’espace801, Dieu est infini, même si ce n’est pas de façon matérielle802. Cette quantité intensive est dénommée quantitas virtutis, sachant que virtus ne désigne pas que la puissance ou la force au sens strict, mais également l’excellence ou la perfection, rendue en grec par arētē803. Saint Augustin précise en ce sens : « Dans ces choses qui ont une grandeur autre que la grandeur de masse, être plus grand, c’est être meilleur. »804

Ces deux quantités impliquent deux types d’infini. Le premier type est celui dont parle Aristote dans la Physique. Il repose sur une quantité divisible en parties, partibilis, et est donc intrinsèquement incompatible avec la simplicité. En revanche, affirme Bonaventure, la quantité de puissance ou de perfection peut appartenir aux choses simples ; bien plus, elle est d’autant plus grande que la chose est simple. C’est ici encore le chapitre XVII du Liber de Causis qui fonde l’argumentation. Le « quanto aliquid simplicius, tanto potentius » fait directement référence aux propositions 138 : « Omnis virtus unita plus est infinita quam virtus multiplicata », « Toute puissance une est plus infinie qu’une puissance multiple », et 141 : « plus [la puissance] est rassemblée et unie, plus elle croît et devient forte et plus admirables sont ses opérations. » L’infini selon la quantité

cognoscitur totus, quod comprehendatur, quia intellectus eius totalitatem non includit, sicut nec creatura immensitatem. » Cette même analyse de l’infini sert également une étude la cognoscibilité et de l’incompréhensibilité divines. Remarquer à nouveau le rapprochement avec l’ubiquité.

800 Measure of a Different Greatness, p. xi. Nous traduisons.

801 Voir De quantitate animae.

802 Voir Confessions, VII, 14, 20 : « uidi te infinitum aliter, et uisus iste non a carne trahebatur ».

803 Voir Antoine Côté, L’infinité divine dans la théologie médiévale (1220-1255), p. 76, n. 4, et « Les grandes étapes de la découverte de l’infinité », p. 234 : « Il peut paraître curieux de dire que la quantité de « vertu » n’implique aucun rapport avec la matière, avec la quantité discrète, s’il est vrai que la puissance de Dieu se mesure au nombre des effets qu’il est capable de créer. En réalité, le mot virtus, au sens précis où l’utilise Bonaventure, n’est pas à entendre comme synonyme de « puissance », de fait mesurable à ses effets (quantifiables numériquement), mais bien, comme l’explique par ailleurs saint Bonaventure, comme désignant le degré d’excellence de l’essence divine. »

804 De Trinitate, VI, 8, 9 : « In iis enim quae non mole magna sunt, hoc est majus esse quod est melius esse. » Le contexte de cette citation : tandis que deux corps s’agrandissent chacun en s’unissant, lorsque le Créateur et la créature s’unissent, seule la créature grandit, pas le Créateur. Car seule la créature s’améliore.

de puissance s’accorde donc avec la simplicité, puisqu’il en est à vrai dire la conséquence : ce qui est simplicissimum est de ce fait infinitissimum.

La référence à cette proposition du De Causis peut surprendre. N’y est-il pas question en effet de la puissance en tant que distincte de l’essence ? Bonaventure ne l’a-t-il pas convoquée pour prouver l’infinité de la puissance divine ? La quantité de puissance ne mesure-t-elle pas alors plutôt la puissance que l’essence ? Or il s’agit ici d’allier la simplicité et l’infinité de l’essence. La première objection de I, d. 43, q. 2 sur l’infinité de l’essence divine aborde ce point :

« « Le fini et l’infini, comme le dit le Philosophe, sont des passions propres de la quantité » ; or l’essence en tant qu’essence n’a pas de quantité de masse ; donc si elle est considérée en tant qu’essence, abstraction faite de la puissance (virtus), l’essence divine n’est ni finie ni infinie. »805

Implicitement, cette objection réserve la quantitas virtutis à la puissance et l’exclut de l’essence. Si l’essence divine était infinie, ce serait donc selon la quantitas molis, ce qui est impossible. Mais la réponse élargit la compréhension de la quantitas virtutis, au-delà de la seule puissance divine, de sorte qu’elle s’applique aussi à l’essence :

« de même que le nom de quantité est étendu à la quantité de puissance, de même le nom d’infini. Or la quantité de puissance ne se rapporte pas seulement à l’œuvre, mais aussi à la noblesse de la valeur ; en effet, comme le dit Augustin, « dans les choses spirituelles, plus grand et meilleur sont une même chose ». »806

Comme nous le disions, virtus ne désigne pas que la puissance au sens strict, mais aussi la perfection ou l’excellence. Ainsi la quantitas virtutis ne mesure pas que les effets extérieurs de cette puissance et par là cette puissance elle-même, mais aussi la « nobilitas valoris », la noblesse et la perfection de l’essence qui est la racine de cette puissance. La quantité de ‘puissance’ ou de perfection mesure bien l’essence divine, qui est donc susceptible d’être infinie. La référence à la proposition XVII du De Causis est pertinente et révèle un autre aspect de sa signification : plus une perfection est simple, plus elle est haute. Dans le domaine spirituel, plus une chose est simple plus elle est parfaite807, une plus grande simplicité implique un accroissement de quantitas virtutis, si bien que le suprêmement simple est aussi infini.

805 CS, I, d. 43, a. un., q. 2, arg 1 : « « Finitum et infinitum, ut dicit Philosophus, sunt propriae passiones ipsius quantitatis » ; sed essentia ut essentia non habet quantitatem molis : ergo si consideratur ut in abstractione virtutis ut essentia, divina essentia nec est finita nec infinita. »

806 CS, I, d. 43, a. un., q. 2, ad 1 : « Ad illud ergo quod obiicitur, quod infinitum est passio quantitatis ; dici potest, quod sicut nomen quantitatis extenditur ad quantitatem virtutis, similiter nomen infiniti. Quantitas autem virtutis non tantum attenditur quantum ad opus, sed etiam quantum ad nobilitatem valoris ; et hoc patet, quia, ut dicit Augustinus, « in spiritualibus idem est maius et melius ». »

807 Voir CS, II, d. 15, a. 1, q. 2, ad 3 : « Et per hoc patet solutio ad illud quod tertio obiicitur, quod quanto aliquid compositius, tanto minus perfectum. Hoc enim etsi habeat veritatem in spiritibus, quorum perfectio attenditur per accessum ad summe simplex ; non tamen habet veritatem in corporibus ».

Une comparaison du fonctionnement des deux espèces de quantité permet de comprendre que l’addition n’entraîne pas nécessairement un surcroît de composition. En étudiant la charité, et pour montrer qu’une charité plus grande n’est pas plus composée mais au contraire plus simple, et ainsi plus proche de Dieu, saint Bonaventure oppose quantité de masse et quantité de puissance ou de perfection :

« Le mode est contraire dans la quantité de masse et dans la quantité de puissance. Dans la quantité de masse, le simple au plus haut point est le plus petit, comme le point ; aussi, dans ce genre de quantité, l’accès à la simplicité s’effectue par diminution, l’éloignement au contraire par addition. Mais dans la quantité de puissance, le simple au plus haut point est le plus grand ; aussi l’accès à la simplicité s’effectue par addition [...] ajouter la pureté, la simplicité et la spiritualité à quelque chose ne le fait pas s’éloigner de la simplicité, mais plutôt s’en approcher. »808

Dans l’ordre dimensif, la simplicité va de pair avec la petitesse et la pauvreté ; l’accroissement implique une plus grande composition. Ainsi plus une surface est grande, plus elle est composée, plus elle s’éloigne du point, qui est ce qu’il y a de plus simple dans cet ordre matériel. En revanche, dans le domaine intensif, mesuré par la quantité de puissance, « simplicissimum est maximum », la simplicité ne requiert pas dénuement et retranchement, mais au contraire accroissement et addition. C’est ainsi que Dieu est indissociablement simplicissimum et

infinitissimum. La plus haute simplicité s’allie à la plus haute richesse. Mais qu’est-ce qui est

additionné pour atteindre l’infini ? Nécessairement ce sont des réalités spirituelles, mesurables par la quantitas virtutis. Bonaventure cite la pureté, la simplicité et la « spiritualité ». Plus une chose est de nature spirituelle, plus elle est simple. Plus elle est riche spirituellement, plus elle est simple. Cette richesse ne résulte pas d’une addition tout extérieure d’éléments juxtaposés, mais d’une addition qui convertit les nouveaux éléments ajoutés (pureté, charité, nourritures spirituelles, perfections du cœur et de l’esprit, etc.) en réalité intérieure toujours plus dense et plus intense. La simplification dit cette capacité d’enrichissement intérieur, par transformation qualitative intime. La simplicité suprême de Dieu dit à quel point il est un esprit, une pure intériorité, dont les perfections sont à ce point denses et assimilées qu’elles en sont infinies.

Une conséquence de cette analyse est que la simplicité devient le critère de l’infini divin et permet de sélectionner les termes quantitatifs applicables à Dieu.

Ainsi Bonaventure peut-il répondre « non » à la question : « Est-ce que le nombre de personnes divines est infini ? »809 :

808 CS, I, d. 17, p. II, a. un., q. 2, ad 3 : « contrario modo est in quanto molis et quanto virtutis. In quanto molis simplicissimum est minimum, ut punctus ; et ideo in hoc genere quanti accessus ad simplicitatem est per diminutionem, recessus e contrario per additionem. In quanto vero virtutis simplicissimum est maximum ; et ideo accessus ad simplicitatem est per additionem […] addere puritatem et simplicitatem et spiritualitatem alicui non facit recessum a simplicitate, sed magis accessum. »

« Il faut dire que, dans les personnes divines, il ne faut pas poser, quant au nombre, l’infinité, mais la finitude. La raison en est que l’infinité numérique répugne à la perfection et à l’ordre, parce qu’elle s’effectue par éloignement de l’unité ou de son origine. Il en va de même de l’infinité de masse ; c’est pourquoi aucune des deux n’est en Dieu. Mais l’infinité de puissance s’effectue par accès à l’unité et à l’origine ; c’est pourquoi, puisqu’elle est [de l’ordre de] la perfection, il faut la poser en Dieu, l’autre non. »810

L’infinité numérique et l’infinité de masse811 ne sont pas en Dieu, parce qu’elles vont de pair avec un manque d’unité et donc de perfection. La seule infinité digne de la perfection divine est l’infinité de puissance, corollaire de la simplicité. Il est intéressant de relever que « l’accès à l’unité » est solidaire d’un « accès à l’origine », et qu’ainsi la simplicité suppose la coïncidence avec soi-même et plus encore avec son origine, plus intime au soi que lui-même.

Le même « test de la simplicité » est employé pour le concept d’égalité, utilisé en théologie trinitaire. Peut-on l’appliquer à Dieu, alors même qu’il appartient, comme l’infini, à la catégorie de la quantité812 ?

« l’égal et l’inégal est une passion propre découlant de la quantité. Mais la quantité se dit de deux façons : proprement, à savoir la quantité de masse, et au figuré, la quantité de puissance. Et parce qu’elle est une passion propre de la quantité, elle découle de chaque quantité ; donc là où on pose la quantité de puissance, on pose l’égalité ou l’inégalité. Or cette quantité de puissance est posée dans les [choses] spirituelles et se trouve suprêmement en Dieu, parce que cette quantité ne répugne pas à la simplicité, mais s’accorde avec elle ; il en va de même de l’égalité découlant de cette quantité. »813

Il n’y a pas plus spirituel que Dieu, aussi la quantité de puissance ou de perfection s’applique à lui par excellence, tout comme les concepts qu’elle charrie : infinité, égalité, inégalité etc... Leur parfaite concordance avec la simplicité suppose seulement, pour être aperçue, de sortir de cadres de pensée matérialistes.

Pour comprendre l'alliance entre la simplicité et l'infinité et dégager l'idée de grandeur intensive, Bonaventure a établi une continuité entre Dieu et certaines créatures, notamment spirituelles. En revanche, pour justifier l'harmonie entre la simplicité suprême et la pluralité des suppôts ou des Personnes, il oppose Dieu au créé, comme l'infini au fini. En Dieu seul, il y a autant en plusieurs qu'en un seul, justement parce que sa grandeur est infinie. Ainsi il est trine et non pas triple. Un certain type de pluralité est le corollaire de la simplicité.

810 CS, I, d. 2, a. un., q. 3, resp. : « Dicendum, quod in divinis personis quantum ad numerum non est ponere infinitatem sed finitatem. Ratio autem huius est, quia infinitas numeralis repugnat perfectioni et ordini, quia est per recessum ab unitate sive ab origine sua. Similiter et infinitas molis ; et ideo neutrum est in Deo. Infinitas autem virtutis