• Aucun résultat trouvé

Contre une vision anthropomorphique de Dieu Dieu

antiques et patristiques

I. Contre une vision anthropomorphique de Dieu Dieu

En en appelant à la simplicité de l’être divin, le discours philosophique voulut corriger l’anthropomorphisme de traditions et opinions religieuses qui modelaient le divin à l’image de l’humain, complexe et changeant.

Le présocratique Xénophane de Colophon est « le plus ancien des partisans de l’Unité (car Parménide, dit-on, fut son disciple) » selon Aristote, qui rapporte que « promenant ses regards sur l’ensemble de l’Univers matériel, il dit que l’Un est Dieu. »165. Xénophane affirme cette unité dans son double sens d’unicité et de simplicité : « Un seul Dieu, le plus grand chez les dieux et les hommes,/Et qui en aucun cas n'est semblable aux mortels/Autant par sa démarche, autant par ce qu'il pense. »166 « Et tout entier il voit, tout entier il conçoit,/Tout entier il entend. »167 L’idée de non-composition est impliquée par cette dernière phrase, Dieu ne se divise pas en diverses facultés et actions, il est d'un seul bloc168. Elle est suggérée pour justifier la différence profonde entre Dieu et les hommes. De fait, la dénonciation des opinions religieuses anthropomorphiques est une démarche habituelle de Xénophane : « Les dieux sont accusés par Homère et Hésiode/De tout ce qui chez nous est honteux et blâmable :/ On les voit s'adonner au vol, à l'adultère/Et se livrer entre eux au mensonge trompeur. »169 « Des dieux, les mortels

165 Métaphysique, A, 5, 986 b 21-24 (trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1991).

166 Diels-Kranz, B 23 in Les Présocratiques, J.-P. Dumont (éd.), Paris, Gallimard, 1988, p. 120.

167 Diels-Kranz, B 24 in Les Présocratiques, J.-P. Dumont (éd.), Paris, Gallimard, 1988, p. 120.

168 Voir le témoignage de Timon sur Xénophane (Diels-Kranz, A 35 in Les Présocratiques, J.-P. Dumont (éd.), Paris, Gallimard, 1988, p. 107) : « Xénophane, un esprit modeste et le censeur/Des mensonges forgés par la gent homérique./De Dieu il composa une image apurée/Qui ne doit rien à l'homme : un Dieu partout égal,/<Immobile>,

d'un bloc, et doué d'un intellect/Bien plus intelligent que l'est toute pensée. » (nous soulignons)

croient que comme eux ils sont nés,/Qu’ils ont leurs vêtements, leur voix et leur démarche. »170

« Les chevaux forgeraient des dieux chevalins,/Et les bœufs donneraient aux dieux forme bovine »171. « Peau noire et nez camus : ainsi les Ethiopiens/Représentent leurs dieux, cependant que les Thraces/Leur donnent des yeux pers et des cheveux de feu. »172

C’est justement dans le cadre d’une réflexion sur le devoir des poètes de « représenter Dieu tel qu’il est »173 et d’éviter à son propos les fables et allégories qui déforment son image et empêchent les enfants de devenir des gardiens « pieux et divins »174, que Platon affirme explicitement la simplicité de Dieu, dans la République175. Quand les poètes parleront de Dieu ou des dieux176, ils devront se conformer à deux règles, d’une part « Dieu n’est pas la cause de tout, mais seulement du bien »177 et non pas de nos maux, d’autre part les dieux « ne sont point des magiciens qui changent de forme, et ne nous égarent point par des mensonges, en parole ou en acte. »178 C’est pour justifier la première partie de cette seconde règle qu’intervient la simplicité de Dieu, comme fondement de son immutabilité.

« Crois-tu que Dieu soit un magicien capable d’apparaître insidieusement sous des formes diverses, tantôt réellement présent et changeant son image en une foule de figures différentes, tantôt nous trompant et ne montrant de lui-même que des fantômes sans réalité ? N’est-ce pas plutôt un être simple (άπλοΰν είναι), le moins capable de sortir de la forme (ίδέας) qui lui est propre ? (380d)

Il est donc impossible aussi, repris-je, qu’un dieu consente à se transformer ; chacun des dieux étant le plus beau et le meilleur possible, reste toujours avec simplicité (άπλως) dans la forme (μορφη) qui lui est propre. (381c)

Et Dieu est absolument simple et vrai (άπλοΰν Kαί άληθές), en acte et en parole179 ; il ne change pas lui-même de forme, et ne trompe les autres ni par des fantômes, ni par des discours, ni par l’envoi de signes, à l’état de veille ou en songe. (382e) »

« Dieu est absolument simple et vrai » : ces deux adjectifs ne sont pas redondants, la simplicité n’est pas l’absence de duplicité, il s’agit bien d’une simplicité ontologique et non morale. La simplicité fonde l’immutabilité, démontrée en 380d-381e, et empêche que Dieu change de forme, tandis que la véracité, envisagée en 381e-382e, garantit que Dieu ne nous fait pas croire qu’il change de forme.

170 Diels-Kranz, B 14. Voir Les Présocratiques, J.-P. Dumont (éd.), Paris, Gallimard, 1988, p. 118.

171 Diels-Kranz, B 15. Voir Les Présocratiques, J.-P. Dumont (éd.), Paris, Gallimard, 1988, p. 118.

172 Diels-Kranz, B 16. Voir Les Présocratiques, J.-P. Dumont (éd.), Paris, Gallimard, 1988, p. 118.

173 Platon, La République, 379b, trad. R. Baccou, Paris, GF-Flammarion, 1966 ; The Republic, ed. J. Adam, Cambridge, 1965.

174 La République, 383c.

175 La République, fin du livre II, 380d-383c. Sur ce passage, voir le commentaire de Michael Bordt, Platons Theologie, Freiburg-München, Alber Symposion, 2006, p. 135-144.

176 Sur la question du monothéisme ou polythéisme de Platon, voir Michael Bordt, Platons Theologie, Freiburg-München, Alber Symposion, 2006, p. 79 sq.

177 La République, 380c.

178 La République, 383a.

Dans l’un des tout premiers textes chrétiens développés sur la simplicité divine, Irénée

de Lyon s’inspire, fût-ce indirectement, du fragment de Xénophane « Et tout entier il voit, tout

entier il conçoit,/Tout entier il entend »180 et invoque la non-composition de Dieu contre la doctrine gnostique des émissions – notamment de l’Intellect à partir du Père puis du Logos à partir de l'Intellect – qui repose selon lui sur une psychologie humaine :

« S’ils avaient connu les Ecritures et s’ils s’étaient mis à l’école de la vérité, ils sauraient que Dieu n’est pas comme les hommes et que les pensées de Dieu ne sont pas comme les pensées des hommes [cf.

Isaïe, 55, 8-9]. Car le Père de toutes choses est à une distance considérable d’une psychologie et de

phénomènes propres à des hommes : il est simple, sans composition, sans diversité de membres, tout entier semblable et égal à lui-même, car il est tout entier Intellect, tout entier Esprit, tout entier Intellection, tout entier Pensée, tout entier Parole, tout entier Ouïe, tout entier Œil, tout entier Lumière, tout entier Source de tous les biens181 (et simplex (haplous) et non compositus (asunthetos182) et similimembrius et totus ipse sibimetipsi similis et aequalis est, totus cum sit sensus et totus spiritus et totus sensuabilitas et totus ennoia et totus ratio et totus auditus et totus oculus et totus lumen et totus fons omnium bonorum). Voilà comment il est loisible à des

hommes religieux de parler de Dieu. »183

L’absence de parties en Dieu permet d’en exclure des émissions successives telles qu’on les trouve chez l’homme, dont l’intellect produit un acte de réflexion, exprimé par un discours intérieur puis extérieur. En Dieu, les facultés, les « membres », ne sont pas des parties moindres que le tout, mais sont chacune le tout lui-même. Il n’y a rien en Dieu d’inférieur à Dieu, tout est Dieu en Dieu. On comprend dès lors l’affirmation de la transcendance divine qui suit ce passage184 : un Intellect, une Pensée, une Parole, une Ouïe ou une Lumière qui sont chacun non

180 Pour l’étude de la postérité de cette phrase de Xénophane, voir Robert M. Grant, « Place de Basilide dans la théologie chrétienne ancienne », in Revue des Etudes Augustiniennes, 25 (1979), p. 201-216, p. 211-214 et note « p. 117, n. 1 » dans Irénée de Lyon, Contre les hérésies, livre II, tome I, A. Rousseau et L. Doutreleau (éd.), Sources Chrétiennes 293, Paris, Cerf, 1982, p. 242-244.

181 Des énumérations de ce type sont présentes dans d'autres passages du Contre les hérésies : I, 12, 2 ; II, 13, 8 ; II, 28, 4-5 : « dans le cas de l'homme, qui est un être vivant composé de parties, il est légitime de distinguer l'intellect et la pensée […] ; mais Dieu, lui, est tout entier Intellect, tout entier Logos, tout entier Esprit agissant, tout entier Lumière, toujours identique et semblable à lui-même […] et, dès lors, des processus et des distinctions de cette sorte ne sauraient exister en lui. […] Dieu étant tout entier Intellect et tout entier Logos, ce qu'il conçoit, il le dit, et ce qu'il dit, il le

conçoit, car son Intellect est sa Parole et sa Parole est son Intellect, et l'Intellect qui renferme tout n'est autre que le Père lui-même » (nous

soulignons, pour relever les identités qui découlent de la non-composition divine) ; IV, 11, 2.

182 Grec d’après la restitution, « largement assurée », proposée dans la note « p. 117, n. 1 » dans Irénée de Lyon,

Contre les hérésies, livre II, tome I, A. Rousseau et L. Doutreleau (éd.), Sources Chrétiennes 293, Paris, Cerf, 1982, p.

241.

183 Irénée de Lyon, Contre les hérésies, livre II, 13, 3, tome II, A. Rousseau et L. Doutreleau (éd.), Sources Chrétiennes 294, Paris, Cerf, 1982. Voir sur ce passage : C. Stead, Divine substance, Oxford, Oxford Clarendon Press, 1977, p. 187-188, E. Osborn, The Beginning of Christian Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, p. 38-40 et surtout la note « p. 117, n. 1 » dans Irénée de Lyon, Contre les hérésies, livre II, tome I, A. Rousseau et L. Doutreleau (éd.), Sources Chrétiennes 293, Paris, Cerf, 1982, p. 240-244.

184 « Mais il est encore au-dessus de tout cela et, pour ce motif, il est inexprimable. On dira en effet à bon droit qu’il est un Intellect embrassant toutes choses, mais un Intellect qui ne ressemble pas à l’intellect des hommes ; on dira à juste titre qu’il est une Lumière, mais une Lumière qui ne ressemble en rien à la lumière que nous connaissons. Et de même pour tout le reste : le Père de toutes choses ne ressemble en rien à la petitesse des hommes, et, lors même que nous pouvons le nommer à partir de ces choses à cause de son amour, nous le concevons comme au-dessus d’elles par sa grandeur. » (Irénée de Lyon, Contre les hérésies, livre II, 13, 4, tome II, A. Rousseau et L. Doutreleau (éd.), Sources Chrétiennes 294, Paris, Cerf, 1982) La note « p. 117, n. 2 » dans Irénée de Lyon, Contre les hérésies, livre II, tome I, A. Rousseau et L. Doutreleau (éd.), Sources Chrétiennes 293, Paris, Cerf, 1982, p. 244-245, commente : « Toutes ces choses appartiennent à la création, et, par là, font partie de cette première révélation de lui-même que,

dans son amour [...], Dieu a faite aux hommes par son Verbe. Nous pouvons donc légitimement attribuer à Dieu toutes

une partie de Dieu, mais Dieu tout entier lui-même, sont nécessairement d’un autre ordre que leurs équivalents créés.

De Xénophane à Irénée, l’intuition de la transcendance de Dieu, qui se distingue des hommes non seulement par son incorporéité, mais plus profondément encore par une manière d’être, de penser et d’agir qui échappe aux modalités humaines de la succession et de la division, s’est formulée de plus en plus nettement grâce au concept de simplicité.

II. L’élaboration d’un concept spécifique de