—
Je vaisme
mettre à suivre la voie d'Ibrâhîm ibnAdham
{qu'Allah soit content de lui !).— Tu
ne pourras pas, dit Bichr.—
Et pourquoi ?^
—
Parce qu'Ibrahim a agi et n'a rien dit, tandisp que toi tu dis et n'agis pas (2).
L'action dont il s'agit n'est pas l'activité exté-rieure, l'emprise sur le
monde,
mais la prise de contact avec la Réalité transformante en vue de dépasser les formes.Le
saint doit agir dans lemonde
mais il ledo-mine
; il ne peut l'ignorer ni s'y satisfaire, s'en séparer ni s'y absorber ;en
le niant, il le modèlei (1) 'Attâr, p. 100. Makkî, Qoût, 1, 92. L'aumône faite dans
Ile secret, disait-il, est plus chère à Dieu que la guerre sainte
;et le pèlerinage que tout le monde voit. Cha'rawi, I, 57 ;
; Içbahânî, Vni, 339.
—
Il ne faut d'ailleurs pas interpréter trop lourdement les anecdotes qui visent, comme toute œuvred'art, à projeter une lumière sur un aspect de la réalité pro-fonde sans pour cela nier ce qui reste provisoirement dans l'ombre (Cf. ci-dessous, p. 136, n. 1).
(2) Içbahânî, VDI, 349, 336.
et le transforme ; il est le sel qui le conserve et le levain qai le fait lever ; pour répondre à sa
voca-tion, il ne lui suffit pas d'accomplir les œuvres les meilleures si elles nesontpas avanttout des
moyens
de cette réalisation métaphysique. Moïse étaitun homme
d'action,un
chef d'Etat. Dieu lui indiquaun
jour, avec beaucoup de tact, les au delà trans-cendants de la vocation prophétique. Moïsede-manda,
raconte Bichr, à Dieu de lui montrerun
de ses saints. «Va
dans tel endroit », dit le Seigneur.Et le prophète des
Banou
Israël s'étant rendu dansle désert trouva les ossements d'un
homme
dévoré par les lions. C'était tout ce qui restaitdu
saint que Dieu avait fait sortir violemmentdu monde
après lui avoir fait souffrirla faim et la soif. « Car^
dit Dieu, je ne
me
satisfais pas de cemonde
pom*un
saint d'entremes
saints > (1).Bichr n'avait pas puisé sa science seulement au contact et à l'enseignement oral des saints ; il était entré en relation directe avec les forces spirituelles symbolisées par Al Khidhr, le mystérieux interlocu-teur de Moïse aux actes étranges, immortalisé pour avoir
bu
à la source de vie qui coule dans la Terre des Ténèbres, au Boutdu
Monde, instructeur des mystiques qu'il rencontre dans les déserts,quand
ils voyagent, et dans la Vie quotidienne desquels
ilsurgit sousl'aspect d'unvieillard quelconque,pour leur enseigner
une
formule de prière efficace, pour leur donnerun
conseil, d'apparence parfois banale, mais signe d'une initiation supérieure.(1) Ibid.,
Ym.
351.«^^';-S':'?;-^''?^i"'"Sl!^s?if;?g;?p^
100 VIES DES SAINTS
MUSULMANS
En
rentrantun
jour chez lui, Bichr trouvaun homme
très grand, en train de prier, et eut grand*-, peur, car il savait avoir la clef de sa maison dans sa poche. «Que
fais-tu là ?—
N'aie crainte, je suis ton frère Al Khidhr.—
Apprends-moi une oraison profitable.—
Sur toi le salut I Dis : Jeme
repensen Dieu.
—
EtencoreQue
Dieu terende l'obéis-sance facile.—
Et encore.—
Et qu'il cache tes mérites aux yeux des gens » (1).Bichr, en songe, vit aussi le Prophète lui-même (sur lui la prière et la paix) qui lui déclara : « Si le Seigneur très haut t'a élevé à
un
si haut degré,c'est que tu as.maintenu
mes
préceptes etdonné
de'bons avis au peuple ; que tu t'es montré soumis envers les
hommes
dignes de respect et que tu as aimémes
enfants. »n
vit également 'Ali, le lion d'Allah et tête defile d'une des principales chaînes initiatiques, qui lui
donna
le « conseil > suivant : «Dans
cebas-monde,
la compassion des riches pour les pauvres, en vue des récompenses futures, est unebonne
chose ; mais c'en estune
meilleure encore que les pauvres, n'ayant pas recours aux riches et ne met-tant leur confiance qu'en Dieu, nedemandent
rien à personne. >Nous
avonsvu
en effet que le Va-nu-pieds, n'ai-mait guère les derviches mendiants. Ily
a, disait-il, trois sortes de foqarâ (pauvres), ceux qui refusenta"
(1) Cha'râwî, I, 57.
—
Cf. dans « Etudes traditionnelles » d'août 1938;, un article sur « Ehwadja Ehadir et la Fontaine de Vie » où Ananda K. Goomaraswamy rapproche autour de ce personnage les traditions hindoues, musulmanes et euro-péennes.l'aumône, ceux qui l'acceptent, ceux qui la
deman-dent.
C'était
un
< fou > qui lui avaitdonné
le conseil suprême. Bichr rencontraun
jour, assis près d'une source, hirsute et couvert de loques, 'Alî Jorjâni qui, le voyant venir, s'enfuit en criant : « Quel péché ai-jedonc commis
pour voir aujourd'hui la face d'unhomme
? >. Mais Bichr courut aprèslui et luidemanda un
conseil avec insistance. « Débar-rasse ta maison de tout ce qui l'encombre >, finitpar lui dire celui dont la raison était partie dans
un
autremonde
(1).m
Â
76 ans, Bichrtomba
gravement malade et fit venirun médecin
auquel il décrivit ses souffrances.—
N'est-ce pasun manque
de résignation ?de-manda un
disciple particulièrement scrupuleux.— ^on,
dit le mourant, qui ne méprisait aucune sorte de connaissancesmême
d'ordre physiologi-que ; je lui enseigne la puissancedu
Tout-Puissant.Et il sortit de ce
monde, démuni
de toute pos-session,comme
ily
était entré. Sur le point d'expi-rer, il devint tout soucieux.— Tu
aimesdonc
bien la vie ? luidemanda un
de ses disciples qui, décidément, ne lui passaient rien.— Ce
n'est pas à cause dela vie que je suis sou-cieux,murmura
Bichr ; mais c'est une affaire sé-rieuse que de comparaître devant le Roi.A
cemoment
survintun homme
à demi-nu qui se!!
(1) «Attâr, 100 et 101.
102 VIES DES SAINTS
MUSULMANS
plaignait de n'avoir rien au
monde.
Retirantsa pro-pre chemise, Bichrla luifit donner et c'estnu
qu'iltrépassa (1). .
Une
foule innombrable suivit le corpsdu
Va-nu-pieds jusqu'à sa tombe, sur la rive gauchedu
Tigre, et défila toute la journée sans arrêt.
Les jours suivants, plusieurs personnes le virent en songe.
A un
vénérable cheikh, il disait : «Le
Seigneur très haut m'a fait des reproches. Pour-quoi m'a-t-il dit, avais-tu si peur demoi
dans lebas-monde ? Ignorais-tu donc quelle est
ma
géné-rosité?» A une
autre personne qui l'interrogeait sur sa situation dans l'au-delà, Bichr répondait :«
Le
Seigneurm'a apostrophéen ces termes :Quand
tu étais dans le bas-monde, tu ne mangeais ni ne buvais ; maintenantmange
et bois. >A un
autreil disait : «
Le
Seigneur m'a pardonnéet m'a donnéla moitié
du
paradis. » Et il précisait enfin àun
autre songeur : « Allah (qu'il soit exalté) m'a dit :
«
O
Bichr, si tu posais devantmoi
ton front sur des braises ardentes, tu ne t'acquitterais pas de l'amour que j'ai placé pour toi dans lecœur
demes
serviteurs »(2).'
(1) 'Attâr, p. 101. Selon Ghazâlî, après avoir donné son
i dernier vêtement au pauvre, Bichr en emprunta un qui fut
^ rendu au propriétaire après la mort du Va-nu-pieds.
(2) 'Attâr, 101 ; Qouchayrî, 9. Içbaliânî, VIII, 336.
Un
autre songe, rapporté par AI Mounâwî (Ms arabe 6490, fol. 108),un peu tendancieux et satirique; oppose, sur un ton quasi folklorique, l'attitude du dévot littéraliste qui attend une récompense et celle du mystique qui sert par pur amour :
Dans le paradis Ibn Hanbal mange ; quant à Bichr, Dieu connaissant son peu de goût pourla noiurriture, lui a permis de Le regarder seulement.
Ce flot d'amour était capable de traverser les siècles puisque nous émeut encore le souvenir de cet
homme
délicat(1).(1) Sur Bichr, voir notamment : Qouchayrl, Risala, p. 8-9 ; Cha^rîtwir-Ttancqat, ï, 57-58 ; Çafoûrî, Nazhat, U, 16 ; Yâfil, Rawdh, 132, 162-3 ," Makkl, Qoût al Qouloûb, I, 92 ; Abder^
ra'ouf al Moimâwî ,Ms arabe 6490 de la Bibl. Nat. fol. 108 ;
IbnEhallikân, trad .angl. de Slane, I, 257-9 ; Hujwirl, Kachf, trad. angl. Nicholson, 105 ; Sarrâj, Luma^,^it. -Nicholson, 184, 187, 195, 204, 373 ; »Attâr, Le Mémorial des Saints, trad.
par Pavet de Courteille, 97^01 ; Aboû No'lm al Içbahâol, Hiliyatalawliya,édition du Caire, 1357 (1938),
Vm,
p. 336-360.^^^«îr.^^-^-^