sonmariage. Les fêtes furent magnifiques à souhait; mais quand, la nuit venue,
Adham
entra dans lachambre
nuptiale et qu'il vit cette jeune fille cou-verte de bijoux et de soieries, assise surun
tapis somptueux, parée, drapée, fardéecomme
une idole,18 VIES DES SAINTS
MUSULMANS
il la salua poliment et se retira dans
un
coin de la pièce poury
prier jusqu'à l'aube.n
en fut demême
sept nuits de suite. L'affaire devenait grave.Le
Sultan dut intervenir lui-mêmeet déclarer sévèrement au jeune
homme
: « Je nete tiendrai naturellement quitte de la moitié de,
pomme
que si tuconsommes
ton mariage avec cette jeunefille qui estvierge, aimable et désirable et que tu n'as aucune raison d'outragercomme
tu viens de le faire. »Adham
dut s'exécuter cette nuit-là ; mais aussitôt après, il se précipita sur le bassin des ablutions, se lavaet se mit enprières.La
jeunefemme
le vitlever les mains dans l'attitude rituelle, tout en poussantun
cri, puis s'incliner et se prosterner pour ne plus se releverdu
tapis de prière. Il était mort. Neuf mois après, la princesse mit.aumonde
Ibrahim—
qu'Allah soit content de lui !
—
qui hérita, dit-on,du
trône à lamort
de son grand-père—
mais Allah est le plus savant (5).L'enfant grandit à Balkh, devint
un
fier jeunehomme
content de porter de beaux habits, de vivre dans une grande demeure, de chevaucher les belles bêtes chantées par ses ancêtres les poètesdu
désert et de courir les steppes à la chasse des fauves.***
Chaque saint entre, traditionnellement et
psycho-_
; logiquement, dans la vie ascétique et mystique, à
I l'occasion d'un choc psychique qui le convertit,
(5) Ibn Batouta, op. cit., ibid.
—
Saint Bernard de Mention sauta par la fenêtre la nuitde ses noces et s'enfuitau désert plutôt que de consommer son mariage. Au lieu de devenir père defamille, il fonda les deux fameux hospices qui portent son nom.qui le tourne vers son destin, qui lui fait entendre l'appel auquel sa générosité ne peut se refuser.
Une
nuit, raconte-t-on, (6) dans son palais de Balkh, Ibrâhîm fut réveillé par des pas sur la terrasse. «Que
faites-vous là-haut ? cria-t-il.—
Nous
chenchons deschameaux
égarés, lui fut-Il répondu.—
Etes-vous fous ? A-t-on jamais cherché deschameaux
surun
toit ?—
Pas plus fou quetoi qui crois pouvoir, assis sur
un
trône, trouver Dieu ! »Après avoir passé le reste de la nuit à prier, Ibrâhîm s'assit le lendemain sur son trône, entouré de ses officiers, pour donner audience.
Du
sein de la foule,un
personnage majestueux et de hautetaille s'avançait, s'approchait
du
roi sans être arrêté par les gardes qui semblaientmême
ne pas le voir.«
Que
véux-tu ? dit Ibrahim.—
Je suisun
voya-geur étranger, ditl'inconnu, et je voudrais m'arrêter dans cette auberge.—
^ Mais ce n'est pas une auber-ge ; c'estmon
propre palais !— A
qui appartenaitdonc
cette maison avant toi ?— A mon
père.—
Et avant ton père, à qui était-elle ?
— A mon
aïeul.— Ton
père,ton grand-père et tes ancêtres, où sont-ils ?—
Ils sont morts.—
N'avais-je pas raison /d'appeler auherge cette^ maison où ceux qui s'en
;
vont*sont remplacés par ceux qui arrivent ? » i Et
l'homme
se retira. Ibrâhîm courut après lui :« Arrête-toi, au
nom
d'Allah ! qui es-tu, toi qui as allumé un.feu dansmon âme
?—
Je suis Khidhr,ô Ibrahim. Il est temps de t'éveiller. »
Nous
reverrons ce Khidhr. Passons à une autre variante, assez folklorique elle aussi, et pluscélè-(6) «Attâr, 79 ; Jalâleddîn al Roûmî, Mathnawi, 1. IV.
*cy
20 VIES DES SAINTS
MUSULMANS
bre encore, de la conversion
du
saint. Elle seratta-che au thème de la chasse,
comme
les histoires de saint Eustache et de saint Hubert.La
chasse est assezmal
vue chezles mystiques et les hagiographes qui ne semblent pas admettre quel'homme
avancé dans la voie spirituelle puisse faireun
jeu de lamise à mort d'êtres qui font partie de la grande famille d'Allah,
comme
dit Ibn 'Arabi.Comme
tous les rois, à qui il est difficile de ne pas affirmer la volonté de puissance, Ibrâhîm allait à la chasse et rfous pouvons l'imaginer au centre d'une miniature persane surun
cheval blanc au milieu d'une prairie émaillée de narcisses, bordée de montagnes grises cerclées d'or et d'azur, cependant que fuient devantluien éventail gazelles etpanthères.
Le
récit,comme
à l'ordinaire stylisé en
même
temps qu'unpeu
pro-lixe et orné de Ferideddin al 'Attâr, précise que.le lendemainmême
de la visitedu
mystérieux avertis-seur, Ibrahim partit à cheval danslacampagne
avecses chiens qui levèrent
un
lièvre (ouun
chacal, ou une gazelle). C'est alors qu'il entendit une voix :« Est-ce pour cela qiie tu as été créé
?»
Il tourna la tête, mais ne vit personne. Puisdu pommeau même
de sa selle sortit : «O
Ibrâhîm, est-ce pourcela que tu as été créé ? :> Et voici que de toutes
parts s'élevaient lesmots bouleversants. Il les enten-dait prononcer contre ses deux oreilles,
du
hautdu
ciel, devant et derrièrelui ; ils sortaient
du
fond de son carquois, de ses habits : «Non
; ce n'est pas pour cela que tu as été créé.On
ne t'a pas créé pour cela. >Les cheveux hérissés, tremblant, Ibrahim pressa son cheval de l'éperon, tout en prononçant le verset
d'exorcisme : «
A'oudou
billahmin
ach chaythân ar rajîm. Jeme
réfugie en Dieu contre Satan le lapidé. > Mais toujours la voix se faisait entendre ;et elle ajoutait maintenant : «
O
Ibrâhîm, éveille- |toi avant que la
mort
ne t'éveille. > \Diepuis longtemps, IbrSjhim avait distancé son escorte et se trouvait seul dansle désert. C'est alors que le lièvre (ou la gazelle,
ou
le chacal) tourna la tête vers lui et prononça : «O
Ibrâhîm, éveille-toi. ,Comprends
enfin pourquoi Dieu t'a créé.Au
lieu de ?me
frapper, frappe-toi toi-même. >c Ceci est
un
avertissementdu
maître des mon-des >, se dit le jeunehomme
; et il poursuivit, au pas, sa route avec une grande paix dans lecœur
etune
grande lumière dans l'esprit.Au
pied d'une montagne, il vitun
troupeau demoutons
etun
berger vêtu d'une robedelaine et coifféd'un bonnet de feutre (7). «A
qui cesmoutons
?— A
toi.—
Je te les donne et je tedonne
aussi ce cheval etmes
vêtements si tu consens àme
donner les tiens en échange. > Et vêtu de bùre, pieds nus, renonçant définitivement aux honneurs etaux
richesses, le filsd'Adham
s'enfonça dans le désert (8).Un
autre texte fournit une versionmoins
légen-daire maisnon moins
saisissante de la vocation d'Ibrahim.(7) Le coûf (laine) des çoiifls ; la coMfure de feutre que porteront l'es derviches.
(S) QouchajTÎ, 8 ; Houjwirî, 103 ; Içbahânî, n» 394 ; «Attâr, 79 ; Aboulféda, II, 42.
—
L'histoire ressemble sans doute àcelle du Bouddha, mais aussi à celles de saint Hubert, de saintEustache, de saintFrançois d'Assise, etc., sans parler du saint éthiopien du Xin» siècle, Takla Haymanat, qnl chassant dans le désert; fut réprimandé par saint Michel, reçut de Tarchange un nouveau nom, donna ses biens aux paurres,
Ffârtit évangéilser le Choà (cf. Mission Duchesne-Fouraet en Ethiopie ; 1909, I, 358>.
22 VIES DES SAINTS