Contemporain des Bichr al Hâfî, des Mouhâsibî
et des Sârî al Saqathî
pour
T'Iraq, des Ibn Kar-râm, désYahya
al Râzî, des Bayazîd al Bisthâmî pour la Perse et le Khorâssân, Dzoû'lNoûn
al Miçrî (l'Egyptien) nous apparaît sousun
joursingulière-ment
plus mystérieux.Une
légende luxuriante, sans déformer nécessairement sa figure.Ta
dressée dans une lumièreun peu
étrange, bloquant autour de l'ancêtredu
çoufisme égyptien toutun
cycle derécits, de tableaux, de merveilles. Dzoû'l
Noûn y
apparaît
comme une
sorte de héros prototype,comme
l'incarnation d'une doctrine. Avant lui, on ne frouve guère traces de çoufisme proprement dit en Egypte, et cette doctrine, il fut le premier à ' l'enseigner ouvertement, à la systématiserthéorique-ment
et pratiquement.Originaire
d'Akhmim,
aux confins de la Haute Egypte, il naquit de parents nubiens vers 180/795.Son père, qui était peut-être
marchand
d'étoffes, devait appartenir à la catégorie d'autochtones'''
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106 . VIES DES SAINTS
MUSULMANS
convertis à la religion des conquérants et déclarés clients (mawlâ) d'une tribu arabe, formant ainsi une classe intermédiaire entre les tributaires pro-tégés,
non
musulmans, soumis à l'impôt territorial et à la capitation d'une part, et, de l'autre, lesimmigrés privilégiés, groupés en garnisons et
riche-ment
pensionnés.La
famille de Dzoû'lNoûn
aurait été cliente de la tribu de Qoreich (celle deLa
Mec-que) (1).Son nom
était Aboû'lFaydh
(ou Fayyâdh)Thawbân
ibn Ibrahim (ou ibn alFaydh
ibn Ibrahim). D'où lui vint sonsurnom
de Dzoû'l Noûn,l'Homme
au Poisson ? Peut-être l'assuma-t-ilcomme un nom
initiatiqpie ? Dzoû'l Noûn, dans le Coran(2), c'est le prophète Jonas, qui fut avalé et rejeté parla baleine, et le poisson est le symbole des palin-génèses qui font germer la vie temporelle à l'im-mortalité.
Méconnu
durant son existence, taxé d'hérésie, ilfut maltraité pour avoir apporté une science nou-velle dont
on
n'avait pas l'habitude dans son pays (3). Sa sainteté devait éclater après samort
et les çoufis ne cessèrent pasf depuis de le considé-rer
comme un
des maîtres de la Voie,un
des pre-miers de son temps pour la science, la dévotion, l'instruction littéraire, le scrupule religieux, etr«
état » mystique,un
des Pôles de son époque, chef de la hiérarchie cachée des saints,—
qu'Allahsanctifie son « secret > !
(1) Qouchayri, Ançàrl, Gha^râwl, Ibnkhallikftn, Içbahânl,
—
Mounâwî, fol. 117, cite un curieux mot de Dzoû.'! Noûn :
c Nous nous réfugions en Dieudu Copte quand il s'arabise. >
(2) XXI, 87 ; LXVin, 48 ; X, 98 ;XXXVn, 139 seq.
(3) Disait Ibn Yoûnoûs : Mounàwl, fol. 116 y».
Il n'ignorait pas la théologie, parlait avec élé-gance, savait par
cœur
lamouwatta
de l'imâm Mâlik, le fondateur d'un des quatre rites ortho-doxes ; mais il était plutôt faible en hadîts(tradi-tioiis concernant le Prophète, base des règles de la soimna), assure Ibn al Qâsim. Il s'excusa d'ailleurs de négliger cette science très prisée en disant que ceux qui s'en occupaient n'étaient pas toujours à la hauteur de leur enseignement (1).
Physiquement,
on
nous dépeint Dzoû'lNoûn comme un homme
maigre, au teint bronzé, et qui n'eut jamaisun
poil blanc dans sa barbe.L'origine de sa conversion à la vie mystique aurait été une vision assez étrange : s'étant couché pour dormir au pied d'un arbre, il vit tomber de son nid à terre
un
petit oiseau aux yeux encore fermés ; pour nourrir l'infortuné, deux coupes, l'une d'or pleine de graines de sésame, l'autre d'ar-gent pleine d'eau fraîche, sortirentdu
sol. Dzoû'lNoûn
considéra ce rêve ou ce prodigecomme un
avertissement céleste, envoyé par Celui quinour-rit toutes les créatures et qui est lui-même,
comme
devaitle dire
un
siècleplus tard alMakkî, « la nour-r riture de l'univers » ; il rentra chez lui, renonça(1) Il a rapporté des hadîts d'après Mâlik, Layts ibn Sa'd, Ibn Lahi'a, Ibn 'Oyayna, le mystique Khorâssânien Foudhayl ibn 'lyyâdh. Il fut le pa-emier éditeur du fa/sîr assez étran-gement attribué à Ja'far Çâdlq, le sixième imâm des chi'ltes, corpus de traditions à tendances mystiques, ^u'il' aurait reçus de Mâlik, le fondateur très sounnite du rite malikite, par l'intermédiaire d'un certain al Ehoza'l. Voir L. Mas-sigQon, Lexique, p. 179-184.
— H
transmit des hadits àAhmad jibn Çabih et à Hasan ibn Mouç'ab (Ançâil). Son enseigne- i
ment du çouflsme était réservé à-un groupe de disciples, i
(Hamadzâni, Chaqwa, édit. et trad. Abdeljalil, Journal Asia-tique. 1930, p. 233).
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MUSULMANS
au
monde
et se tint à la porte de la divine sagesse et de l'éternelamour
jusqu'à ce qu'il ait été ac-cepté (1).Son
maître spirituel aurait été au début Chou-krân al 'âbid (le dévot)ou
bienun
certain Sa'doûn,du
Caire,ou
encoreun non
moins inconnu Isrâ-fil (2). Il partit surtout à la recherche de la Con-naissance et de l'Amour à travers les déserts et lesmontagnes, s'efforçant de rencontrer et d'interro-ger desermites, des ascètes, des initiés, des «fous>
épris d'amourjusqu'àmourir.
On
rie peut sans doute considérercomme
strictement authentiques tous les détails de ces « rencontres > émouvantes et styli-sées, mais on peut en déduire la quête ferventedu
voyageurcomme
l'existence denombreux
ascétè-res dansles solitudes de l'Egypte, de la Palestine etde la Syrie au début de ce ni* siècle de l'Hégire
(ix* de l'ère chrétienne). Ces ascétères
musulmans
(1) Ibn Ehallikan, I, 291 ; Qouchayrl, 9 ; Yâll'l, 173.
—
D. N. aurait raconté cette histoire pendant un de ses cours ;
sur une interrogation de SAIim le Maghrébin, à ce que rap-porte Yoûsouf ibn HousajTi. 'Attâr, Mémorial, 102-104, qui cède souvent à son goût pour l'ornementation, déreloppe en une série d'anecdotes graduées le récit de la conversion de D. N. Ce dernier va voir un ascète qui s'est suspendu à un arbre pour mater son âme chamelle et l'envoie à un autre ermite qui s'est coupé un pied pour se punir de l'avoir avancé hors de sa grotte au passage d'une femme, et lui en Indique un autre lequel, ne voulant rien demander aux hom-mes, se nourrit du miel que des abeilles sont venues faire près de lui. D. N. n'a pas le temps de rejoindre ce modèle de tawakkoul au sommet d'une montagne ; en revenant il voit l'oiselet aveugle miraculeusement nourri. Puis il dé-couvre avec des amis, dans des ruines, une jarre pleine d'or
,avec une tablette sur laquelle est écrit le
nom
de Dieu ; ises compagnons se partagent l'or, lui prend la tablette ;*un songe l'avertit qu'en récompense lui est ouverte la porte
: de la connaissance, de la sincérité et de la direction
spirl-"
tuell'e.
(2) Ibn Khallikân, I. 291 ; Aboû Bakr al Sarrâj, Haçdrt, 130 ; Aboû Naçr al Sarrâj, Lnma^, 228. Isrâfll est aussi le
nom d'un archange.
prenaient la suite de ceux des Pères
du
désert chrétiens surune
terre séculairement vouée aux chercheurs de Dieu.En
Basse Egj^te, à l'âge d'or, c'était la vie érémitique qui avait prédominé ; en Haute Egypte, la vie cénobitique.En
Palestine et en Syrie, sur les bords de lamer
Morte et sur les rives de rOronte, les laures avaient été des villages desolitaires qui se réunissaient le
dimanche
et qui dépassaient leurs maîtres égyptiens en austérités extraordinaires.Dans
son pays natal, cinq siècles après la grande époque des moines de la Thébaîde, Dzoû'lNoûn
n'eut sans doute pas de peine à trou-ver leurs traces. Sept centres monastiques sont en-core reconnus de nos jours par l'église copte. A' vingt kilomètres en aval d'Assiout,on
voit, sur les pentesdu
plateau libyque, le couvent de Deir alMoharraq où
vécurent Rufin, Apollon, Jean et Schnoudi.Dans
la Basse Egypte,on
trouve, vers lamer
Rouge,Amba
Antonios etAmba
Boulos, vers la Tripolitaine, les couvents de Ouadi Natroun etde Sété, près des lacs de sel et de natron aux eaux roses et violettes, à vingt-huit mètres au-dessous
du
niveau de lamer
; là vitle souvenir des Macaire et des Arsène (1).En
Asie, des moines vivent encore dansles rochers autour de Jéricho, au Carmel, dansle Liban
où
passa Dzoû'l Noûn. Les ermitesmusul-mans
que ce dernier rencontra ne se mêlaient sans doute pasaux
chrétiens, mais ily
a lieu de penserqu'il
y
avait entre euxune
sorte d'émulation dansla contemplation et dans l'ascèse.
(1) Voir Jean Brémond, Pèlerinage au Onadi Natroun, daiu Le charme d'Athènes, 1925, chap. Vn, pp. 160 seq.
110 VIES DES SAINTS
MUSULMANS
Il vit surtout des solitaires qui étaient venus chercher-farouchement au désert
un
absolu qui se dérobait dans la vie ordinaire, voire des « insen-sés » qui ne pouvaient plus supporter leshommes
et vivaient tant bien que
mal
avec leur propre cœur. Anxieusement il s'adressait à eux pour sur-prendre leur secret, leurdemander un
« conseil »(1), obtenir leur prière, guetter sur leurs lèvres
un mot
révélateur, permettant de forcer la portedu
mystère, éveillant par son énoncé des résonances efficaces capables de donner à son proprecœur
le ton voulu dans l'indicible harmonie.
Certains de ces anachorètes visaient l'ascèse pure, au sens étymologique d'athlétisme spirituel ; absor-bés par la crainte de l'enfer, ils ne songeaient qu'à traverser la vie terrestre en fuyant le
monde
et lepéché pour gagnerle plus vite possible
un
abri sûr.C'est ainsi que Dzoû'l
Noûn
rencontradans le Liban une vieillefemme
dévote (mouta^abbida), ridéecomme une
outre vide, effrayantecomme
un'reve-nant destombes. « Quelle estta patrie ? luideman-da-t-il.
—
Je n'ai pas de patrie, si ce n'est l'enfer, à moins que le Miséricordieux neme
pardonne.—
-Que
Dieu te fasse miséricorde ! As-tuun
conseil àme
donner ?—
Faisdu
Livre de Dieuune
table et entretiens-toi avec sa promesse et samenace iwa^d
et waHd). Relève tes vêtements au-dessus des mollets (pour travailler énergiquement). Laisse de côté tout ce dont s'occupent les gens frivoles .quii\ (1) WaciycLi à la fois conseil, ordre, testament,
recomman-'^
dation suprême.
n'ont pas de certitude, qui ignorent les conséquen-ces :» (1).
D'autres lui parlèrent de l'espérance qui devient indéfectible