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BICHR LE VA-NU-PffiDS

Dans le document LINIVERSITY OF CHICAGO (Page 92-99)

C'était par politesse que Bichr marchait pieds nus.

La

Terre est le tapis d'Allah, un. tapis émaillé de fleurs et de lignes subtiles

comme

ceux

d'Is-pahan

;

un

tapis

semé

de tous les prestiges à la fois illusoires et réels de la création ; le tapis de la salle royale qui conduit au trône.

Un homme

bien élevé se déchausse avant d'entrer dans une maison, à plus forte raison dans le palais

du

sou-verain assis sur l'Arche au sein delaquelle tournent les mondes.

« Pose avec douceur le pied sur la terre, écrira plus tard

un

poète insistant surtout sur la solida-rité cosmique, car cette terre était peut-être l'œil vif d'un bel adolescent >.

Un

soir que Bichr vagabondait complètement saoul, il trouva par terre, foulé déjà par maints pieds de passants,

un morceau

de papier sur lequel était écrit : Bismillah ar rcthmân ar rahîm.,.

Au

;sr ^'î'-x-;!?^ ,%rry'^^•;'L^*<'^'

86 VIES DES SAINTS

MUSULMANS

nom

de Dieu, le clément, le miséricordieux...

Ramassant ce papier, il l'enveloppa dans

un

bout d'étoffe avec

un

petit

morceau

de

musc

et déposa

le tout avec respect dans la fente d'un vieux

mur

(1).

La même

nuit

un

pieux personnage de la

ville eut

un

songe dans lequel il lui était ordonné

d'aller dire à Bichr ces paroles : « Puisque tu as ramassé notre

nom

qui gisait à terre, que tu l'as nettoyé et parfumé, nous aussi, nous honorerons le tien dans ce inonde et dans l'autre. »

Or

Bichr était

un homme

perdu de réputation, qui passait la moitié de son temps dans l'ivresse.

Comme

le songe revint par trois fois, le vénérable personnage, qui avait jusqu'alors hésité à le pren-dre au sérieux, partit à la recherche de Bichr, qu'il trouva naturellement au cabaret avec une bande de noceurs. Il ne lui eut pas plus tôt répétéles paroles

songe qtie Bichr se leva et fit ses adieux à la

compagnie, disant : «

Mes

amis, on nous appelle ! nous

y

"allons » (2).

Bichr ne se faisait pas répéter deux fois la inême chose. Aussi préférerons-nous sacrifier à cette version de son repentir celle

du

compilateur Al Yâfi'î, qui rapporte d'ailleurs aussi la première (3).

(1) C'est, une habitude ^au Maroc encore aujourd'hui de ramasser et de mettre dans un'mur tout papier traînant par terre etpourrait.être écrit Je

upm

d'Allah. Saint François d'Assise ramassait de même tout papier portant un nom

jsacré. .,',. . - .

-(2)Qouchayrî, p. 11 ; Içfahâni, VIU, 336 ; Ibn Khallikân,

I, 257 ; 'Attâr, p. 97. Selon les trois premiers, c'est Bichr lui-mênie. qui aurait eu le rê^.

(3) YâQ'îcite l'histoire deMançoûribn 'Ammarleprêcheur, qui ramassa une feuillede-papier ou était^crit «'Bismillah » et qui, ne trouyant pas d'endroitla mettre, l'avala, n

entendit"en oonge': '«: vLa porté'de la sagesse t'ai' été'ouverte à«ause dp je geste y>,Rajvdh, p, 162.et..132.,

«

Un

jour que Bichr et ses

compagnons

de débau-che buvaient et se réjouissaient

bruyamment

dans

sa maison,

un

saint

homme

frappa à la porte.

A

la servante

^i

vint ouvrir, il

demanda simple-ment

: «

Le

maître de cette demeure est-il

un homme

libre ou

un

esclave ?

— Un homme

libre, certes.

Tu

as raison ; s'il était

un

esclave, il.

observerait les règles de l'obéissance, il renoncerait

aux

jouissances interdites et aux frivolités. » Bichr, qui avait entendu ces paroles, sortit tête nue et pieds nus, courut après l'étranger : « C'est toi qui viens de parler ?

Oui.

Répète ce que tu as dit. »

L'homme

répéta sa phrase. Bichr

tomba

par terre et, ]a joue dans la poussière, se mit à répéter « ^Abd, ^abd, ^àbd ; esclave esclave, escla-ve... » Et il partit tête nue, pieds nus ; ce qui lui valut le

surnom

d'aZ hâfi. »

Ce qui semble bien acquis, c'est que Bichr se trouvait pieds nus et « partit » ainsi sans prendre

la peine de mettre des sandales, au

moment

il

éprouva cette

commotion

psychique (que les çoufis appellent waqt, instant, les zénistes chinois ivou. et les japonais satori (1), qui retourna

comme un

gant

sa vision

du monde.

C'est la raison qu'il aurait donnée lui-même de son habitude. «

Le

jourje suis entré dans cette voie, lui fait dire Al^Attâr, après avoir fait

un

contrat avec Dieu, j'étais pieds nus. Maintenant je rougirais de mettre des chaus-sures.

En

outre, le Seigneur (qu'il soit exalté !) a dit : « Allah a créé pour vous la terre

comme un

(1) Cf. Mesures du 15 juiUet 1938.

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tapis > (1) ; si je marchais avec des chaussures sur le tapis

du

Seigneur, ce serait

un manque

de convenances." » Notons, outre cette délicatesse scrupuleuse qui est la nuance particulière de la spiritualité de Bichr, l'association entre l'idée de contrat et celle d' « instant > privilégié. C'est en

effet que les « instants > par lesquels les mysti-ques prennent contact avec la Réalité sous-jacente

au

temps sont des échos d'un instant primordial, celui

du

Pacte par excellence où Dieu a

demandé

aux

âmes

dans les reins de l'Adam cosmique s'il

n'était pasleur Seigneur ; et elles ontrépondu : oui.

La

musique est pour les derviches

un

souvenir de ce son enivrant à jamais (2).

On

raconte encore (3), que Bichr cassa

un

jour le lacet d'une de ses sandales et alla en

demander un

autre à

un

boutiquier qui, de mauvaise

humeur

ce jour-là, l'envoya promener. Alors Bichr jeta le, soulier qu'il tenait à la main, enleva l'autre de son pied et jura de ne plus porter de chaussures.

Pour

être

moins

fulgurante que les précédentes anecdotes, cette version-ne

manque

pas de saveur, et il n'est pas déplaisant de penser que la grande secousse qui transforma Bichr en saint pût avoir eu pour occasion

un

fait assez banal.

(1) Coran, LXXI, 18. Le passage de la sourate de Noé vaut d'être cité : « Qu'avez-Tous à ne pas espérer de Dieuquelque chose de sérieux ? Il' vous a créés par étapes successives. Ne voyez-vous pas comme Dieua créé les sept cieux parcouches s'enveloppant les unes les autres ?Il ya placélalune comme

lumière et le soleil comme flambeau. Il vous a fait pousser de la terre comme une plante.

D

tous y fera rentrer et vous en fera sortir de nouveau. Dieu a fait pour vous la terre

comme un tapis afin que vous y'marchiez par des voles spa-cieuses. »

(2) Elle tend à restituer ce que René Guenon appeUe l'état primordial.

(3) Ançârî, commentant Qouchayrî, et Ibn Ehalllkftn.

Aboû Naçr

ibn al Hârith Bichr al Hâfî était né en l'an 150 de l'Hégire (767 de l'ère chrétienne) à Matersâm, district de Merv, dans le Khorâssân, d'une race très différente des Arabes qui avaient conquisla Perse. Mais il passa laplus grande partie de sa vie à Bagdad,

il enseigna le çoufisme,

mourut

en 226 ou 227/841 et fut enterré à la porte

du Harb

(1).

Son

père étaitfonctionnaire.

Son

aïeul

Baboûr

s'était converti à l'Islam (2) entre les mains de 'Alî.

Ayant changé sa vie, Bichr

commença

par étu-dier les traditions

du

Prophète (sur lui la prière et la paix) (3). Très scrupuleux quant à la

méthode

historique, il n'aimait que les hadits certains ; en ayant trouvé de douteux, il se dégoûta de cette science (4) trop conjecturale et fut attiré par

une

école plus métaphysique et plus mystique, aux prin-cipes basés à la fois sur 1»raison, l'expérience et l'intuition. Il fréquenta donc les çoufis,

parmi

les-quels il semble avoir eu surtout pour maître Fou-dhayl ibn ^lyâdh (5) et, dans

une

certaine mesure,

comme

disciple, Sarî al Saqathî (6).

Bien que

du nombre

des çoufis, il eut d'excellen-tes relations avec l'imâm

Ahmed

ibn Hanbal, le fon-dateur

du

rite hanbalite d'où devaient sortir les

ad-(1)La piétépopulaire )e canonisa l'un des quatre premiers patrons de Bagdad, avec Ibn Hanbal, Mançoûr ibn

'

'Ammâr et

Ma

'rouf Karkhî. L. Massignon, a Les saints musulmansIV enterrés à Bagdad », Revue d'histoires des religions, 1908. I (2) Les autres bagdadiens portantle nom de Bicbrou Buchr' étaient mazdéens ou chrétiens. 'Attâr, 99.

(3) Ibn Sa'ad, édit. Sachau, VII, 2, p. 83,

(4) 'Aroûsi, commentateur d'al.Ançârî, commentateur d'al Qouchayrl.

(5) Cha'râwl, I, 57. Directement ou par l'intermédiaire de Moslim al EhawwâÇi

(6) Sarrâj, 373.

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90 VIES DES SAINTS

MUSULMANS

versaires les plus résolus des mystiques, tels qu'Ibn

Taymiya

et les Wahabites d'aujourd'hui.

Al 'Aroûsî prétend que Bichr refusa de recevoir Ibn Hanbal qui. venait le voir de la part

du

calife

Mamoûn.

Sans doute n'aimait-il pas les gens trop bien

recommandés

(1). Quoi qu'il en soit, legrand

juriste rendit par la suite de fréquentes visites au mystique. Ses disciples s'en étonnaient. « Toi qui es

un

grand ^alîm,et n'aspaston égal danstouteespèce de science, disaient-ils, est-il convenable que tu sois toujours aux trousses de ce fou en délire ?

Sans doute, répondait Ibn Hanbal, je lui suis supérieur dans le

domaine

de lascience,mais,dans la connais-sance

du

Seigneur très haut, il

me

dépasse de beau-coup. » Et il ne cessait d'aller voir le Va-nu-pieds en lui disant : « Parle-moi de la connaissance ima^rifa)

du

Seigneur très haut » (2).

Il rencontrait chez lui dcjs saintes

femmes un peu

mystérieuses,

comme

cette

Amina

al Ramliya venue de

Ramla

j)our voir Bichr ; il lui

demanda

de prier pour lui et sut la nuit suivante en songe que la prière avait été exaucée (3).

Il

y

avait aussi les trois sœurs de Bichr qui vi-vaient toutes dans la piété et la mortification. Elles s'appelaient Moudgha,

Moukhkha

et

Zoubdâ

(4).

Elles étaient encore plus scrupuleuses, si possible, queleur frère.

(1)

n

n'aimait pas nonplusbeaucoup les califes etconcevait au moins des doutes sur la légitimité de leur pouvoir s'il est vrai qu'il, avait scrupule, pour cette raison, à boire de l'eau des canaux creusés par leur administration.

(2) 'Attâr, p. 98.

(3) Çafoûri, 16.

(4) Ibn Khallikân, 258.

t

Une femme

vint

un

jour trouver Ibn Hanbal, raconte le fils de ce dernier, et lui dit :

Je file la nuit, à la lumière d'une bougie ; il

arrive parfois que la chandelle s'éteigne et que Je

file à la lumière de la lune. Dois-je en conscience calculer laportion filée àla lumière de la chandelle à part de la portion filée à la lumière de la lune ? Il s'agissait de fixer le taux de l'aumône légale à faire le jour de la Grande Fête ; économisant la bougie, elle jugeait devoir augmenter son aumône.

Si tu juges qu'il

y

a une différence entre les deux portions, répondit l'iman, tu dois les calculer à part.

O Aboû

'Abdallah,

demanda

encore la femme,

est-ce que les gémissements d'une personne malade sont

un murmure

contre le Seigneur ?

J'espère que

non

; c'est plutôt une supplica-tion adressée à Dieu.

L'inconnue partie, Ibn Hanbal, habitué à recevoir en général des gens qui cherchaient des échappa-toires, dit à son fils :

.

Je n'ai jamais entendu pareilles questions.

Suis-la.

Le jeune

homme

la vit entrer chez Bichr et le dit à son père.

— En

effet, dit celui-ci,il est impossible que cette

femme

soit une autre que la

sœur

de Bichr.

Mukhkha,

l'autre

sœur du

va-nu-pieds, vint elle aussi consulter le grand juriste. Son cas de conscience était encore plus raffiné.

— Aboû

Abdallah, dit-elle, je possède

un

capi-1' ", '-

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MUSULMANS

tal de deux

dawâniq

(1) que je transforme en laine, laquelle je file et vends,

une

fois filée,

un demi

dirhem. Je dépense d'autre part pour

mon

entretien

un

dâniq par semaine. Il m'est arrivé une nuit de

profiter des fanaux de la patrouille de police qui passait devant

ma chambre

pour filer une double quantité à cette lumière. Jepense que Dieu m'inter-rogera là-dessus. Libère-moi de cette inquiétude.

— Tu

dépenseras deux

dawâniq

en aumônes, dé-créta Ibn Hanbal, et resteras sans capital jusqu'à ce que Dieu te donne quelque chose.

— Comment

! s'écria le fils

du

juriste, qui enten-dit cette sentence stupéfiante.

Tu

lui enjoins de donner son capital en

aumône

!

— O mon

fils, une telle question nte comportait pas d'autre réponse. Quelle est cette

femme

?

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