C'était par politesse que Bichr marchait pieds nus.
La
Terre est le tapis d'Allah, un. tapis émaillé de fleurs et de lignes subtilescomme
ceuxd'Is-pahan
;un
tapissemé
de tous les prestiges à la fois illusoires et réels de la création ; le tapis de la salle royale qui conduit au trône.Un homme
bien élevé se déchausse avant d'entrer dans une maison, à plus forte raison dans le palais
du
sou-verain assis sur l'Arche au sein delaquelle tournent les mondes.« Pose avec douceur le pied sur la terre, écrira plus tard
un
poète insistant surtout sur la solida-rité cosmique, car cette terre était peut-être l'œil vif d'un bel adolescent >.Un
soir que Bichr vagabondait complètement saoul, il trouva par terre, foulé déjà par maints pieds de passants,un morceau
de papier sur lequel était écrit : Bismillah ar rcthmân ar rahîm.,.Au
;sr ^'î'-x-;!?^ ,%rry'^^•;'L^*<'^'
86 VIES DES SAINTS
MUSULMANS
nom
de Dieu, le clément, le miséricordieux...Ramassant ce papier, il l'enveloppa dans
un
bout d'étoffe avecun
petitmorceau
demusc
et déposale tout avec respect dans la fente d'un vieux
mur
(1).La même
nuitun
pieux personnage de laville eut
un
songe dans lequel il lui était ordonnéd'aller dire à Bichr ces paroles : « Puisque tu as ramassé notre
nom
qui gisait à terre, que tu l'as nettoyé et parfumé, nous aussi, nous honorerons le tien dans ce inonde et dans l'autre. »Or
Bichr étaitun homme
perdu de réputation, qui passait la moitié de son temps dans l'ivresse.Comme
le songe revint par trois fois, le vénérable personnage, qui avait jusqu'alors hésité à le pren-dre au sérieux, partit à la recherche de Bichr, qu'il trouva naturellement au cabaret avec une bande de noceurs. Il ne lui eut pas plus tôt répétéles parolesdû
songe qtie Bichr se leva et fit ses adieux à lacompagnie, disant : «
Mes
amis, on nous appelle ! nousy
"allons » (2).Bichr ne se faisait pas répéter deux fois la inême chose. Aussi préférerons-nous sacrifier à cette version de son repentir celle
du
compilateur Al Yâfi'î, qui rapporte d'ailleurs aussi la première (3).(1) C'est, une habitude ^au Maroc encore aujourd'hui de ramasser et de mettre dans un'mur tout papier traînant par terre et où pourrait.être écrit Je
upm
d'Allah. Saint François d'Assise ramassait de même tout papier portant un nomjsacré. .,',. . - .
-(2)Qouchayrî, p. 11 ; Içfahâni, VIU, 336 ; Ibn Khallikân,
I, 257 ; 'Attâr, p. 97. Selon les trois premiers, c'est Bichr lui-mênie. qui aurait eu le rê^.
(3) YâQ'îcite l'histoire deMançoûribn 'Ammarleprêcheur, qui ramassa une feuillede-papier ou était^crit «'Bismillah » et qui, ne trouyant pas d'endroit où la mettre, l'avala, n
entendit"en oonge': '«: vLa porté'de la sagesse t'ai' été'ouverte à«ause dp je geste y>,Rajvdh, p, 162.et..132.,
«
Un
jour que Bichr et sescompagnons
de débau-che buvaient et se réjouissaientbruyamment
danssa maison,
un
sainthomme
frappa à la porte.A
la servante
^i
vint ouvrir, ildemanda simple-ment
: «Le
maître de cette demeure est-ilun homme
libre ouun
esclave ?— Un homme
libre, certes.— Tu
as raison ; s'il étaitun
esclave, il.observerait les règles de l'obéissance, il renoncerait
aux
jouissances interdites et aux frivolités. » Bichr, qui avait entendu ces paroles, sortit tête nue et pieds nus, courut après l'étranger : « C'est toi qui viens de parler ?—
Oui.—
Répète ce que tu as dit. »L'homme
répéta sa phrase. Bichrtomba
par terre et, ]a joue dans la poussière, se mit à répéter « ^Abd, ^abd, ^àbd ; esclave esclave, escla-ve... » Et il partit tête nue, pieds nus ; ce qui lui valut lesurnom
d'aZ hâfi. »Ce qui semble bien acquis, c'est que Bichr se trouvait pieds nus et « partit » ainsi sans prendre
la peine de mettre des sandales, au
moment
où iléprouva cette
commotion
psychique (que les çoufis appellent waqt, instant, les zénistes chinois ivou. et les japonais satori (1), qui retournacomme un
gantsa vision
du monde.
C'est la raison qu'il aurait donnée lui-même de son habitude. «Le
jour où je suis entré dans cette voie, lui fait dire Al^Attâr, après avoir faitun
contrat avec Dieu, j'étais pieds nus. Maintenant je rougirais de mettre des chaus-sures.En
outre, le Seigneur (qu'il soit exalté !) a dit : « Allah a créé pour vous la terrecomme un
(1) Cf. Mesures du 15 juiUet 1938.
88 VIES DES SAINTS
MUSULMANS
tapis > (1) ; si je marchais avec des chaussures sur le tapis
du
Seigneur, ce seraitun manque
de convenances." » Notons, outre cette délicatesse scrupuleuse qui est la nuance particulière de la spiritualité de Bichr, l'association entre l'idée de contrat et celle d' « instant > privilégié. C'est eneffet que les « instants > par lesquels les mysti-ques prennent contact avec la Réalité sous-jacente
au
temps sont des échos d'un instant primordial, celuidu
Pacte par excellence où Dieu ademandé
auxâmes
dans les reins de l'Adam cosmique s'iln'était pasleur Seigneur ; et elles ontrépondu : oui.
La
musique est pour les dervichesun
souvenir de ce son enivrant à jamais (2).On
raconte encore (3), que Bichr cassaun
jour le lacet d'une de ses sandales et alla endemander un
autre àun
boutiquier qui, de mauvaisehumeur
ce jour-là, l'envoya promener. Alors Bichr jeta le, soulier qu'il tenait à la main, enleva l'autre de son pied et jura de ne plus porter de chaussures.Pour
être
moins
fulgurante que les précédentes anecdotes, cette version-nemanque
pas de saveur, et il n'est pas déplaisant de penser que la grande secousse qui transforma Bichr en saint pût avoir eu pour occasionun
fait assez banal.(1) Coran, LXXI, 18. Le passage de la sourate de Noé vaut d'être cité : « Qu'avez-Tous à ne pas espérer de Dieuquelque chose de sérieux ? Il' vous a créés par étapes successives. Ne voyez-vous pas comme Dieua créé les sept cieux parcouches s'enveloppant les unes les autres ?Il ya placélalune comme
lumière et le soleil comme flambeau. Il vous a fait pousser de la terre comme une plante.
D
tous y fera rentrer et vous en fera sortir de nouveau. Dieu a fait pour vous la terrecomme un tapis afin que vous y'marchiez par des voles spa-cieuses. »
(2) Elle tend à restituer ce que René Guenon appeUe l'état primordial.
(3) Ançârî, commentant Qouchayrî, et Ibn Ehalllkftn.
Aboû Naçr
ibn al Hârith Bichr al Hâfî était né en l'an 150 de l'Hégire (767 de l'ère chrétienne) à Matersâm, district de Merv, dans le Khorâssân, d'une race très différente des Arabes qui avaient conquisla Perse. Mais il passa laplus grande partie de sa vie à Bagdad,où
il enseigna le çoufisme,mourut
en 226 ou 227/841 et fut enterré à la portedu Harb
(1).Son
père étaitfonctionnaire.Son
aïeulBaboûr
s'était converti à l'Islam (2) entre les mains de 'Alî.Ayant changé sa vie, Bichr
commença
par étu-dier les traditionsdu
Prophète (sur lui la prière et la paix) (3). Très scrupuleux quant à laméthode
historique, il n'aimait que les hadits certains ; en ayant trouvé de douteux, il se dégoûta de cette science (4) trop conjecturale et fut attiré par
une
école plus métaphysique et plus mystique, aux prin-cipes basés à la fois sur 1»raison, l'expérience et l'intuition. Il fréquenta donc les çoufis,
parmi
les-quels il semble avoir eu surtout pour maître Fou-dhayl ibn ^lyâdh (5) et, dansune
certaine mesure,comme
disciple, Sarî al Saqathî (6).Bien que
du nombre
des çoufis, il eut d'excellen-tes relations avec l'imâmAhmed
ibn Hanbal, le fon-dateurdu
rite hanbalite d'où devaient sortir lesad-(1)La piétépopulaire )e canonisa l'un des quatre premiers patrons de Bagdad, avec Ibn Hanbal, Mançoûr ibn
'
'Ammâr et
Ma
'rouf Karkhî. L. Massignon, a Les saints musulmansIV enterrés à Bagdad », Revue d'histoires des religions, 1908. I (2) Les autres bagdadiens portantle nom de Bicbrou Buchr' étaient mazdéens ou chrétiens. 'Attâr, 99.(3) Ibn Sa'ad, édit. Sachau, VII, 2, p. 83,
(4) 'Aroûsi, commentateur d'al.Ançârî, commentateur d'al Qouchayrl.
(5) Cha'râwl, I, 57. Directement ou par l'intermédiaire de Moslim al EhawwâÇi
(6) Sarrâj, 373.
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90 VIES DES SAINTS
MUSULMANS
versaires les plus résolus des mystiques, tels qu'Ibn
Taymiya
et les Wahabites d'aujourd'hui.Al 'Aroûsî prétend que Bichr refusa de recevoir Ibn Hanbal qui. venait le voir de la part
du
califeMamoûn.
Sans doute n'aimait-il pas les gens trop bienrecommandés
(1). Quoi qu'il en soit, legrandjuriste rendit par la suite de fréquentes visites au mystique. Ses disciples s'en étonnaient. « Toi qui es
un
grand ^alîm,et n'aspaston égal danstouteespèce de science, disaient-ils, est-il convenable que tu sois toujours aux trousses de ce fou en délire ?—
Sans doute, répondait Ibn Hanbal, je lui suis supérieur dans ledomaine
de lascience,mais,dans la connais-sancedu
Seigneur très haut, ilme
dépasse de beau-coup. » Et il ne cessait d'aller voir le Va-nu-pieds en lui disant : « Parle-moi de la connaissance ima^rifa)du
Seigneur très haut » (2).Il rencontrait chez lui dcjs saintes
femmes un peu
mystérieuses,comme
cetteAmina
al Ramliya venue deRamla
j)our voir Bichr ; il luidemanda
de prier pour lui et sut la nuit suivante en songe que la prière avait été exaucée (3).Il
y
avait aussi les trois sœurs de Bichr qui vi-vaient toutes dans la piété et la mortification. Elles s'appelaient Moudgha,Moukhkha
etZoubdâ
(4).Elles étaient encore plus scrupuleuses, si possible, queleur frère.
(1)
n
n'aimait pas nonplusbeaucoup les califes etconcevait au moins des doutes sur la légitimité de leur pouvoir s'il est vrai qu'il, avait scrupule, pour cette raison, à boire de l'eau des canaux creusés par leur administration.(2) 'Attâr, p. 98.
(3) Çafoûri, 16.
(4) Ibn Khallikân, 258.
t
Une femme
vintun
jour trouver Ibn Hanbal, raconte le fils de ce dernier, et lui dit :—
Je file la nuit, à la lumière d'une bougie ; ilarrive parfois que la chandelle s'éteigne et que Je
file à la lumière de la lune. Dois-je en conscience calculer laportion filée àla lumière de la chandelle à part de la portion filée à la lumière de la lune ? Il s'agissait de fixer le taux de l'aumône légale à faire le jour de la Grande Fête ; économisant la bougie, elle jugeait devoir augmenter son aumône.
—
Si tu juges qu'ily
a une différence entre les deux portions, répondit l'iman, tu dois les calculer à part.— O Aboû
'Abdallah,demanda
encore la femme,est-ce que les gémissements d'une personne malade sont
un murmure
contre le Seigneur ?—
J'espère quenon
; c'est plutôt une supplica-tion adressée à Dieu.L'inconnue partie, Ibn Hanbal, habitué à recevoir en général des gens qui cherchaient des échappa-toires, dit à son fils :
.
—
Je n'ai jamais entendu pareilles questions.Suis-la.
Le jeune
homme
la vit entrer chez Bichr et le dit à son père.— En
effet, dit celui-ci,il est impossible que cettefemme
soit une autre que lasœur
de Bichr.Mukhkha,
l'autresœur du
va-nu-pieds, vint elle aussi consulter le grand juriste. Son cas de conscience était encore plus raffiné.— Aboû
Abdallah, dit-elle, je possèdeun
capi-1' ", • '-
'-92 VIES DES SAINTS
MUSULMANS
tal de deux
dawâniq
(1) que je transforme en laine, laquelle je file et vends,une
fois filée,un demi
dirhem. Je dépense d'autre part pourmon
entretienun
dâniq par semaine. Il m'est arrivé une nuit deprofiter des fanaux de la patrouille de police qui passait devant