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L’IRONIE, OU COMMENT PRENDRE L’AUTRE EN

5.3. Ironie, humour et comique

Humour, comique et ironie sont des termes qui se prêtent souvent à la confusion parce

qu’ils appartiennent au vocabulaire du rire. Charaudeau (2006b) met l’accent sur la confusion qu’on fait souvent entre ces termes et d’autres, même dans les dictionnaires qui sont censés à en donner une définition exacte ou même approximative. Cette confusion est due à la multiplicité des termes relevant du même champ lexical : « comique, drôle, plaisant, amusant, ridicule ; plaisanterie, moquerie, ironie, dérision, raillerie, grotesque, etc., autant de termes qui s’enfilent dans une joyeuse sarabande dont on ne voit ni le début, ni la fin, ni une quelconque hiérarchie » (Charaudeau, 2006b : 20). Toute tentative de classification ou de catégorisation de ces termes est confrontée à l’échec. Les définitions présentées sont souvent floues ou vagues parce qu’elles prennent en considération le sens usuel du terme tout en utilisant un mot pour définir ou expliquer un autre. Charaudeau (2006b : 20) met l’accent sur ce point :

« Partir de ces termes pour en faire des catégories a priori nous mettrait face à des obstacles insurmontables : difficulté de classement, flou des définitions, prolifération des dénominations, renvois synonymiques en boucle. On peut se

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moquer et tourner en ridicule par ironie, dérision, loufoquerie, etc. ; on peut ironiser par dérision, faire de la dérision de façon ironique, railler avec ironie, à moins que ce ne soit ironiser en raillant »

Si dans les dictionnaires généraux, la définition de l’ironie et l’humour est souvent ordinaire, dans ceux de la rhétorique, la distinction entre les deux termes est un peu claire. Charaudeau (2006b : 21) voit que:

« Dans le Dictionnaire de poétique et de rhétorique d’Henri Morier (1981), ironie et humour sont présentés comme des catégories distinctes. La première s’opposerait à la seconde en ce qu’elle joue plus particulièrement sur l’antiphrase, alors que l’humour jouerait sur des oppositions qui ne seraient pas antiphrastiques ; de plus, l’ironie enclencherait le rire, alors que l’humour n’enclencherait que le sourire »

L’ironie exploite l’antiphrase. Elle a une cible. L’ironiste vise autrui en stigmatisant une tare tandis que l’humour est l’effet créé par de propositions succinctes qui entraîne le sourire. Selon Bergson (1950 : 97), l'ironie et l'humour naissent d'un décalage entre le réel (les choses telles qu'elles sont) et l'idéal (les choses telles qu'elles devraient être), et servent une cause commune de critique et de satire sociale. Bergson va au-delà de cette distinction pour faire de l’ironie et l’humour deux termes opposés. Bien qu’ils soient des formes de la satire, l’ironie relève de l’oratoire tandis que l’humour est de nature scientifique. Bergson (1950 : 97) ajoute:

« On accentue l'ironie en se laissant soulever de plus en plus haut par l'idée du bien qui devrait être : c'est pourquoi l'ironie peut s'échauffer intérieurement jusqu'à devenir, en quelque sorte, de l'éloquence sous pression. On accentue l'humour, au contraire, en descendant de plus en plus bas à l'intérieur du mal qui est, pour en noter les particularités avec une plus froide indifférence »

L’ironie vise ce qui doit être alors que l’humour s’enfonce dans la situation ou le vice en question pour en détacher les particularités. Si Bergson oppose l’humour à l’ironie, Ducrot (1984), quant à lui, en fait une variante. Il définit l’humour comme une forme d’ironie qui ne cible pas une personne particulière. L’humour serait donc, selon Ducrot, une forme ou une variante de l’ironie, cependant, dans l’humour : « La position visiblement insoutenable que l’énoncé est censé manifester apparaît pour ainsi dire « en l’air » sans support» (Ducrot, 1984 :213). Si dans l’ironie le point de vue est attribué à une instance différente du locuteur,

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dans l’humour, le locuteur est extérieur à la situation d’énonciation. Il s’agit donc, selon Ducrot, d’un détachement trompeur.

5.4. Les marques de l’ironie

Dumarsais (1988) pense que : « les idées accessoires sont d’un grand usage dans l’ironie : le ton de la voix et plus encore la connaissance du mérite et du démérite personnel de quelqu’un, de la façon de penser de celui qui parle, servent plus à faire connaitre l’ironie que les paroles dont on se sert » (1988 :156). L’exemple suivant illustre ces propos :

- Un homme s’écrie : « oh le bel esprit !». Parle-t-on de Cicéron, d’Horace ? Il n’y a pas là d’ironie ; Les mots sont pris dans le sens propre. Parle-t-il de Zoïle ? C’est une ironie. (Dumarsais, 1977: 141).

Zoïle est un ancien critique, célèbre par son acharnement à censurer Homère. C’est un critique envieux et méchant. La connaissance de la personne dont on parle contredit l’idée de l’éloge ou de la louange, d’où l’incongruité de l’expression : « oh le bel esprit ! ». D’autres marques entrent dans la détermination de l’ironie.

5.4.1. Mimiques et gestes

Selon Schoentjes (2001), la meilleure ironie est celle qui est discrète. L’ironie la plus réussie est celle qui est dépourvue de moyens qui la font connaître facilement. Mais si l’ironie vient dans un contexte pour renforcer une opinion ou un jugement, l’ironiste est obligé d’investir tous les moyens qui lui permettent de la faire connaître. Les indices deviennent alors explicites. La mimique est parmi ces indices qui caractérisent l’ironie au discours oral. Le clin d’œil, le regard, le sourire en sont des exemples qui trahissent souvent l’ironiste ou qu’il emploie pour rendre sa vision cachée plus explicite. Au discours écrit, l’auteur signale souvent ces faits par des expressions telles que « il lançait un regard ironique », « il soulignait ses propos d’un clin d’œil ironique » ou « il parlait d’un sourire ironique ». Sans ces marques, il serait difficile pour le lecteur de cerner l’effet ironique des propos. Schoentjes (2001 : 160) ajoute d’autres marques explicites :

- pointer un doigt en l’air pour solliciter l’attention ; - esquisser le geste de quelqu’un qui vous fait la barbe ;

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- positions particulières des mains ; - attitudes de la tête ;

- gestes faits dans le dos de la victime.

Le sourire malin qui accompagne une expression élogieuse peut aussi s’ajouter à cette liste non exhaustive. L’usage de ces gestes et d’autres dépend de la situation de la communication, de la cible de l’ironie et de celui à qui veut-on transmettre le message.

5.4.2. L’intonation

L’intonation est une marque négligée par les linguistes parce qu’il est difficile, voire impossible de la cerner, surtout dans un discours écrit. C’est la marque la plus apparente caractérisant l’ironie verbale, pourtant, on ne lui accorde pas de grande importance. Ce fait est expliqué par Kerbrat Orecchioni (1978) qui voit que « […] le codage des faits supra- segmentaux est toujours flou, et la valeur sémantique des intonations toujours évasive » (Kerbrat Orecchioni, 1978 : 26). L’intonation est souvent accompagnée à l’oral de la mimique et des gestes. Elle permet de connaître l’attitude du locuteur vis-à-vis du contenu de son énoncé et de distinguer entre l’interrogation, l’exclamation, l’ordre ou la simple déclaration. Dans le cas de l’ironie, même si les mots trahissent l’auditoire ou l’interlocuteur, l’intonation permet de dévoiler le sens caché. A l’écrit, il est un peu difficile de cerner le ton mais il faut chercher dans le contexte linguistique les marques qui peuvent le remplacer telles que les marques de ponctuation, les interjections, la police d’écriture (la mise en gras, en italique), etc.

5.4.3. La ponctuation

La ponctuation est l’indice le plus important, voire le seul, qui permet, à l’écrit, d’identifier l’ironie. Il remplace généralement l’intonation qui caractérise l’oral. Puisque l’ironie n’a pas de marque de ponctuation propre à elle, elle fait souvent appel aux autres signes tels que le point d’exclamation, accompagné, parfois, d’un point d’interrogation, des guillemets, des points de suspension, etc. D’après Schoentjes (2001), le point d’exclamation et les points de suspension expriment ce qu’introduit l’intonation à l’oral. Il ajoute : « La première forme de ponctuation rend le propos inacceptable en l’exagérant tandis que la seconde introduit le doute dans l’esprit du lecteur à travers le blanc qu’il ménage » (p.164). Orecchioni (1978) soutient que le point d’exclamation « reproduit très grossièrement l’ensemble hétérogène de toutes les intonations « exclamatives » « (p.26). Elle préfère de l’appeler le point de stupeur. Les points de

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suspension, quant à eux, sont employés généralement pour mettre en exergue le paradoxe entre la situation d’énonciation et l’objet en question, ou entre ce qui doit être dit et ce qui est dit verbalement. D’autres marques typographiques s’ajoutent aux points d’exclamation et de suspension. Nous parlons de l’italique et des guillemets qui permettent d’isoler textuellement le ton ironique mis en exergue.

5.4.4. Mots d’alerte

Certains mots et expressions de la langue française, et par force d’usage, remplissent la même fonction (l’exagération) qu’a le point d’exclamation. Schoentjes (2001) en cite quelques exemples :

- des substantifs : monsieur, patron, héros, ami, hôte, homme honorable, etc. ;

- des adverbes : apparemment, assurément, certainement, bien, justement, hautement,

évidemment, infailliblement, extraordinairement, etc. ;

- des locutions adverbiales : tout à fait, en vérité, pour ainsi dire, sans aucun doute, etc. ; - des qualifiants élogieux : habile, incomparable, excellent, agréable, vaillant, délicieux,

beau, charmant, génial, etc.

Ces mots et expressions trahissent le locuteur lorsqu’ils sont accompagnés d’un ton ironisant. Il est vrai qu’ils véhiculent explicitement de l’éloge, de la connivence, de l’accord avec la cible, mais implicitement, il s’agit du contraire.

5.5. L’ironie dans une perspective polyphonique

L’ironie est le produit d’un dédoublement énonciatif. L’énoncé ironique met en scène deux voix ou points de vue. Cette approche polyphonique de l’ironie a été inaugurée par Ducrot (1984). Jouve (2001 :119) présente l’approche polyphonique de l’ironie proposée par Ducrot comme suivant:

« L’énoncé ironique, comme l’explique O. Ducrot, est en effet fondé sur un brouillage de la voix narrative, qui rend indécidable le système évaluatif global (...). L’ironie serait donc une sorte de citation implicite, consistant pour l’énonciateur à faire entendre dans son propos une voix qui n’est pas la sienne et dont, par une série d’indices (qui ne tiennent parfois qu’au seul contexte), il montre qu’il se distancie. (...) l’ironie apparaît comme une combinaison de voix qui, bien que confondues dans un même énoncé, renvoient à des locuteurs

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différents : l’un prenant en charge le contenu explicite (l’énonciateur E), l’autre le refusant (le locuteur L) »

L'ironie est un phénomène qui a fait l’objet d’analyse de différentes approches. Nous ne nous intéressons qu’aux travaux qui s’inscrivent dans une approche polyphonique et qui constituent une remise en cause de la conception traditionnelle de l’ironie comme trope. Nous ciblons les travaux de Sperber et Wilson(1978). Les deux auteurs considèrent que les ironies sont des mentions. En d’autres termes, l’ironie serait l’écho d'un énoncé ou d'une pensée dont le locuteur veut souligner le manque de justesse ou de pertinence. Nous parlerons aussi des travaux de Berrendonner (1981) qui considère l’ironie comme un paradoxe où "ce que dit l'énoncé est le contraire de ce que dit l'énonciation» (1981, p.222). Les travaux de Ducrot(1984) seront d’un apport capital pour notre analyse dans la mesure où il envisage l’ironie comme un point de vue attribué par le locuteur de l’énoncé à un énonciateur dont il se différencie. Cela ne nous empêchera pas de convoquer d’autres approches et points de vue selon le besoin et le contexte de l’énoncé ironique.

Ducrot(1984) s’inspire de Sperber et Wilson(1978) qui refusent la “conception figurative” de la notion de l’ironie. Ducrot préfère employer l’expression “ faire entendre une voix ” au lieu de l’expression “ mentionner un discours ”1 employée par les deux auteurs. Il la qualifie comme ambigüe car le verbe mentionner utilisé par Sperber et Wilson peut classer l’ironie comme une forme de discours rapporté. Pour qu’il y ait d’ironie, il faut qu’il y ait une rupture entre ce qui est dit et ce qui est exprimé, seule la situation d’énonciation permet-elle de déterminer ce discours tenu par le locuteur. La thèse que défend Ducrot est la suivante : « c’est l’idée que j’essaye de rendre en disant que le locuteur “ fait entendre” un discours absurde, mais qu’il le fait entendre comme le discours de quelqu’un d’autre, comme un discours distancié » (Ducrot, 1984 : 210). Pour dire d’un énoncé qu’il est ironique, il faut que le locuteur fasse comme si le discours est réellement tenu et que le rapport entre le discours tenu verbalement et le discours caché disparaisse. Selon Ducrot (1984 : 212) :

« Parler de façon ironique, cela revient, pour un locuteur L, à présenter l’énonciation comme exprimant la position d’un énonciateur E, position dont on sait par ailleurs que le locuteur L n’en prend pas la responsabilité et, bien plus, qu’il la tient pour absurde. Tout en étant donné comme le responsable de

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l’énonciation, L n’est pas assimilé à E, origine du point de vue exprimé dans l’énonciation ».

Ducrot souligne le caractère polyphonique de l’ironie en mettant en exergue les différentes instances de l’énonciation d’un énoncé ironique qui révèle la présence de deux instances : un locuteur et un énonciateur. Le locuteur, le responsable de l’énonciation, fait entendre dans l’énoncé ironique une autre voix, c’est l’énonciateur. Cependant, la position de ce dernier est présentée comme absurde par le locuteur. La distinction entre locuteur et énonciateur a permis à Ducrot de rendre compte du caractère paradoxal de l’énoncé ironique souligné par Berrendonner (1981). La position absurde attribuée à l’énonciateur est exprimée et non pas rapportée comme l’avancent Sperber et Wilson. Cependant, le locuteur ne prend pas en charge ce discours absurde. Ce dernier n’est responsable que des paroles exprimées dans l’énoncé lui-même.

Ducrot (1984 : 211) donne un exemple dans lequel il se présente comme un locuteur qui annonce à son allocutaire que Pierre viendrait le (le locuteur) voir aujourd’hui. L’allocutaire refuse de croire cette déclaration. Le locuteur (Ducrot) dit à son allocutaire en présence effective de Pierre : Vous voyez, Pierre n’est pas venu me voir aujourd’hui. Le locuteur désigné par me présente cette énonciation ironique comme absurde, cette absurdité le distingue d’une autre instance, l’énonciateur qui est assimilé, dans cet exemple, à l’allocutaire vous. Le locuteur déclare en présence de Pierre que Pierre n’est pas venu. Par cette affirmation, Ducrot (en tant que locuteur de l’énoncé) prend la responsabilité, mais il la présente comme l’expression d’un point de vue absurde. Cette absurdité est imputée à un énonciateur différent du locuteur.