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A. Se retrancher d'un monde en déliquescence

2. Intuition de la conscience

Outre l'expression d'un dépit devant le monde moderne, l'œuvre de Lorrain se fait surtout le symptôme d'un problème plus substantiel, d'une déchirure plus profonde. Pierre Jourde a très finement mis en évidence ce problème, en épinglant la détresse résultant de la découverte de la conscience, cette fissure intime dont la littérature reflète la tragédie. À cet égard, le chapitre « Esthétique de la conscience » de son livre L'Alcool du Silence1

est particulièrement éclairant. Lorsque la conscience de l'extrême fin du XIXe

siècle se découvre, elle se heurte à son néant, à un manque fondamental. P. Jourde oppose alors l'être et la conscience, l'être étant ce qui coïncide avec soi, tandis que la conscience expérimente anxieusement le vertige d'une scission interne. Cet écart à soi, cette division profonde, est en effet la condition nécessaire à l'existence même de la conscience, et les auteurs de la fin du XIXe siècle en ont eu la prescience, avant même l'avènement de la psychanalyse freudienne. C'est bien la différence qu'on établit entre vivre et exister: tous les animaux vivent, mais, peut-être, seul l'homme existe. L'étymologie d'exister est sur ce point révélatrice; ex-sistere, « se tenir hors de »: pour qu'il y ait conscience, il faut que puisse se mesurer cette distance du moi au moi.

Cette conception lacunaire et fragmentaire du sujet moderne se retrouve à tous les stades du récit fin-de-siècle, et les incidences sur sa facture et ses thèmes ne se dénombrent pas. Le pessimisme ambiant, « l'hypertrophie réflexive » et l'introspection narcissique en sont des manifestations majeures, mais on en recense de moins évidentes. Entre autres choses l'intérêt porté au temps est significatif, voire obsessionnel dans certains textes — car, comme le note Pierre Jourde encore, le temps lui-même est décadence. M. de Bougrelon qui, paradoxalement, résiste au temps par l'affront d'une insolente longévité2

, s'intéresse étrangement à ressusciter les figures du passé, que ce soient les dames des portraits ou les mortes du boudoir des robes.

Mais surtout, c'est l'impuissance créatrice de cette conscience évidée qui se révèle en transparence de nombreux thèmes et motifs. La conscience devient « une mécanique d'anéantissement3

», qui compense sa vacuité par le recours à la quantité, à l'outrance, se donnant ainsi l'apparence de la création. Jankélévitch déclare à ce propos: « La conscience qui s'est une fois découverte ne cesse de se diviser cancéreusement d'avec soi4

», manière de compenser son néant. La collection d'objet devient un substitut d'inventivité, un palliatif au rien, à travers lequel la

1. P. Jourde, L'alcool du Silence, op. cit., pp. 13-22. Ce démêlé avec la conscience serait la « maladie constitutionnelle » (p. 13) du phénomène de décadence.

2. M. de Bougrelon semble effectivement survivre à son propre temps. À l'en croire, il a vécu dans le vif du XVIIIe siècle, et pourtant il semble toujours relativement ingambe à l'appréciation des voyageurs de la fin du XIXe

siècle (on peut dater l'époque de la fiction grâce à la mention du téléphone, qui ne se répand pas en France avant les années 1880). 3. On doit le terme à P. Jourde, ibid., p. 17

conscience « s'engag[e] dans des quêtes d'objet qui lui font miroiter à l'horizon un objet total dont la possession peut-être envisagée comme la possibilité, pour elle, d'être ». La collection sert de pansement à la conscience malade, et se traduit sous de multiples formes, aussi bien l'amoncellement d'objets thématisés (les grenouilles de « La princesse au sabbat »), le ragoût de thèmes frelatés par une réitération excessive (le masque ou les cosmétiques de Monsieur de

Bougrelon), que le penchant pour les textes courts consignés dans des recueils (d'où la grande rareté

des grands romans et des romans-fleuves à cette époque).

Les thèmes décadents, auxquels on a reproché leur restriction à un panel incessamment ressassé, peuvent en effet être aisément répertoriés. Le miroir, le masque, le double — au fond motifs assimilables à un seul — sont répliqués chez Jean Lorrain à la chaîne jusqu'à s'épuiser, jusqu'à frôler la perte de leur sens.

Enfin, dernière conséquence de cette détresse de la conscience, P. Jourde souligne la propension à l'auto-représentation des textes décadents. Il s'explique en mettant en lumière leur prise de distance vis-à-vis de leurs propres mythes (il n'est pratiquement pas de texte décadent qui ne soit en certaine mesure parodique de lui-même). Nous nous rallions à son avis, au contraire d'autres études, qui comprennent cette auto-représentation comme une adhésion complaisante et une pleine immersion dans ces mythes. Or il n'y a pas lieu ici de taxer la littérature décadente d'autotélisme, bien que la confusion soit tentante; car cette distance requise par le texte induit un regard surplombant du sujet, auteur ou lecteur, lequel par conséquent n'adhère pas à cette illusion de repli et n'en est pas victime, à moins d'être le jouet de quelque névrose. En somme, cette littérature donne à contempler, bien plus qu'elle-même, la distance qui la sépare du monde qui l'a produite, le vecteur transformationnel prenant sa source dans le monde-substrat pour aboutir au monde fictionnel. La saveur de la littérature décadente doit d'ailleurs beaucoup à ce procédé de distanciation, et le plaisir de la lecture gagne à cette semi-immersion dans la fiction.

Mais avant tout, cette expérience défective de la conscience a pour conséquence principale la mise en difficulté de la notion d'identité. Celle de M. de Bougrelon en particulier paraît sans cesse déportée. Le déguisement, le maquillage1

sont indiciaires de cette mise en branle identitaire, et désignent un personnage perpétuellement travesti. Ainsi, M. de Bougrelon avoue que la toque qu'il porte (hors situation de carnaval ou de bal masqué) est celle-là même qu'il arborait à l'occasion d'une fête costumée où il était paru en seigneur groenlandais2

. Identité d'emprunt, ou identité nulle, M. de Bougrelon est menacé par l'indifférenciation. L'excipit du roman le laisse entendre: « nous partîmes sans le reconnaître3

». Bien sûr, ici, reconnaître s'entend dans l'acception « manifester que

1. Nous n'aborderons ici que le simulacre résultant du maquillage, et non son usage esthétique, tel qu'il est considéré par une certaine tradition depuis les théories de Baudelaire. À ce sujet, voir J. de Palacio, Figures et formes de la

Décadence, Séguier, 1994 (chap. IX « Du maquilage considéré comme un des beaux arts ou le mythe de Jézabel »).

2. M. de B., p. 116 3. ibid., p. 149

l'on a reconnu », et non pas « identifier une personne », puisqu'il s'agit d'éviter à M. de Bougrelon l'humiliation d'avoir été découvert sous ses hardes de pauvre musicien. Néanmoins, le terme n'est pas choisi au hasard et ne peut être tout à fait anodin. On aurait pu aisément en trouver un autre: « nous partîmes en feignant de ne pas le voir », « nous partîmes sans le voir », etc. Ce qui est suggéré, c'est un retour au chaos initial qui environne le récit, une recrudescence de l'ombre du néant d'où les personnages ont été tirés par le romancier, et qu'avait débrouillé la fiction.

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