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A. Se retrancher d'un monde en déliquescence

3. L'espace et le mouvement

D'autre part, un tout autre aspect de l'esthétique décadente se révèle, d'abord par l'examen de l'espace dans lequel se déploient les fictions, ensuite par leur gestion du mouvement. Puisqu'il n'y a plus d'idéal qui tienne devant la conscience en pièces, ni d'objets beaux par leur intégrité et parfaits dans leur totalité, les lieux mis en scène pâtissent à leur tour de ce démembrement contagieux. Ces lieux souffrent alors d'une incurable équivoque et d'une ubiquité essentielle, se faisant de la sorte le miroir à la fois de la fracture de la conscience et de l'incertitude résiduelle qu'elle voit sourdre en tout élément du monde. L'espace se dote d'un caractère symbolique en surenchère (en surenchère, car il ne cesse pas pour autant de référer).

C'est ainsi que s'affiche dans Monsieur de Bougrelon une préférence pour les lieux hybrides, d'ailleurs présents dans toute l'œuvre de Lorrain (les banlieues, les berges de Seine sont le théâtre habituel de ses chroniques). Le port, en particulier, tient une place de choix dans le roman. Lieu orienté vers un ailleurs, vers un là-bas potentiel, il est pourtant toujours attaché à la ville qu'il innerve de ses canaux1

. Autre entre-deux parfait, le « bouge à matelot » tient également un rôle de choix; il est surprenant de voir avec quelle adresse se multiplient les signes et expressions évoquant l'instabilité, ou renvoyant à des espaces de transition dans la seule description du petit restaurant du quai où M. de Bougrelon emmène déjeuner les voyageurs:

Le « bouge à matelots », où M. de Bougrelon nous avait conduits, était une luisante et nette cabine de paquebot encastrée on ne savait pourquoi dans la cave en sous-sol d'un baraquement en planches du quai de la mer du Nord; tout à fait au bout de la ville, derrière la gare centrale et les docks, en face des stations de steam-boats en partance pour le Zuyderzee et la Nouvelle-Hollande, un quai tout en constructions provisoires, hangars et restaurants de voyageurs aux sommaires toitures de planches goudronnées, avec, à même la chaussée, les piles de caisses et les pyramides de tonneaux attendant d'être chargés, et de place en place les pontons d'embarquement et l'étroite avancée de leur plancher sur pilotis, pointant dans le gris jaunâtre de la mer du Nord. [...] ce quai de l'Entrepôt [etc].2

Les termes soulignés sont des lieux proprement transitoires (le paquebot, qui voyage sur la mer entre deux terres; le quai, entre la terre et la mer; le hangar, où l'on remise temporairement les marchandises avant de les expédier; etc.), ou bien explicitent le côté provisoire d'une situation (« en

1. José Santos remarque à ce sujet: « l'eau s'infiltre partout [par les canaux] au point que Lorrain la [la ville] met littéralement en conserve » (L'art du récit court chez Jean Lorrain, Nizet, 1995, p. 126). Ce constat aura son utilité dans la suite du développement.

partance », « attendant d'être chargés »). En outre, M. de Bougrelon, l'hôte des lieux, incarne un personnage d'exilé, un « proscrit1

» apatride et donc en mal de lieu stable.

Le lieu fait sens également par son resserrement, par son étroitesse. Espace à l'atmosphère viciée, confiné entre des murs oppressants, il contribue à donner son impression suffocante à l'œuvre lorrainienne. Rares sont les scènes en extérieur dans Monsieur de Bougrelon; les tavernes en sous-sol et les salles de musée font le commun de ce roman où l'on manque d'air. Quant à la « topographie narrative », elle mérite les mêmes remarques. En effet, les récits du « vieux fantoche » ménagent très peu d'ouvertures sur la situation d'énonciation où ils s'ancrent, et l'énoncé enchâssé accapare l'essentiel du récit — sans réduire toutefois le récit cadre au rang de prétexte —, quand ce ne sont pas des ekphrasis et autres descriptions qui paralysent également l'action du récit cadre. La part est maigre au récit stricto sensu!

On peut cependant donner l'illustration d'un de ces espaces comprimés qu'affectionne Lorrain. Cette maison souterraine et si étriquée, c'est le Café Manchester. C'est également le premier lieu dans lequel est convié le lecteur, comme pour apprécier d'emblée l'ambiance générale:

C'était [...] une vieille petite demeure à deux étages, mais très basse sous un énorme toit qui la coiffait depuis le pignon jusqu'au rez-de-chaussée presque. Elle semblait tassée sur elle-même, comme rentrée sous terre, car il fallait descendre cinq marches pour en trouver la porte, et l'unique fenêtre, large vitrail tout tendu de guipure, s'ouvrait presque au niveau du sol.2

Remarquons la répétition de l'adverbe modal « presque », qui renforce pesamment l'impression d'entre-deux et d'indétermination. Le lieu semble faire effort pour exister, lutter pour être, en dépit de qualités hésitantes sur lesquelles trébuche le texte (une « vieille petite demeure »: la multiplication d'adjectifs semble faire bredouiller le texte; à « deux étages, mais très basses »: le texte s'auto-corrige par une sorte d'épanorthose et amende ses affirmations...). Curieusement humanisée, la maison, petite vieille courbée et rabougrie, menace de s'enfoncer et de disparaître dans le sol.

Un second point assez voisin que nous proposions d'aborder concerne la prise en charge du mouvement. L'attitude décadente se faisant fort de dénigrer le grand air et les espaces ouverts, intuitivement, on devine qu'il en va de même pour le voyage, qui nécessite non seulement un espace ouvert mais y ajoute encore d'énergiques translations. À ce titre, Monsieur de Bougrelon est assez paradoxal: dès le premier chapitre s'amorce l'idée du voyage puisque le narrateur affirme visiter la Hollande avec son compagnon. Pourtant, ces allures de récit de voyage sont bien vite endiguées, et, si le thème du voyage parcourt néanmoins le roman, c'est d'un voyage minimaliste et dérisoire dont il sera question. Le voyage persiste pour mieux être amoindri. En fait de tourisme, le narrateur et son comparse cantonneront leurs errances dans l'enceinte d'Amsterdam, et l'on ne saura pour ainsi

1. ibid., p. 147 2. ibid., p. 108

dire rien de leurs pérégrinations hollandaises. Le prétendu récit de voyage s'immobilise en récit d'une étape statique, et l'attente du lecteur est détrompée. De nombreux détails en fournissent la preuve et semblent railler le mouvement en même temps qu'ils lancent un pied de nez au lecteur qui croyait avoir sous les yeux une fiction viatique. Par exemple, pour toute Angleterre, il explorera le très humble « Café Manchester », et, en guise d'exotisme, les dames de la rue de Ness l'y accueilleront avec le bel idiome français. Le texte insiste lourdement sur l'aspect redondant des choses vues, et minimise encore la portée du dépaysement. Dès l'incipit, le « trop » règne en maître, amplifié par le voisinage surabondant d'adverbes et de compléments en renfort:

[...] sur le Dam, c'était le spectacle déjà trop de fois vu de la station des tramways et de la foule autour; bonnets de fourrure rabattus sur des oreilles violettes, conducteurs et cochers fleuris de couperose, engoncements de cache-nez; et ces étranges petits vieux qui, une éternelle goutte de gel au bout d'un nez rouge, vous vendent plus cher qu'au bureau des correspondances d'omnibus: mais il faut bien que tout le monde vive, et l'étonnement de s'entendre dire dangüe pour merci, et celui de recueillir sur le revers de son gant leur grelottante roupie est un des plaisirs du touriste en Hollande...1

La note d'exotisme se limite à quelques mots étrangers entendus au gré du hasard, et à de rares figures très vaguement pittoresques, tout juste évocatrices de couleur locale... le plaisir est bien chétif, et combien peu surprenant! Aux abords de ces « petits vieux », la foule demeure froidement impersonnelle — l'absence de déterminant accroît encore sa fusion dans l'indéterminé — et, outre cette accumulation indifférente, l'ellipse du verbe dans la deuxième principale (le point virgule rompt partiellement le ralliement au présentatif « c'était » de la première proposition, verbe par ailleurs assez vague et ne témoignant pas d'un grand investissement émotionnel du narrateur) confère à cette description parataxique un style presque télégraphique et, sinon franchement ironique, tout au moins blasé.

Même le gin qu'offre M. de Bougrelon à ses compatriotes ne manque pas l'occasion de signifier le refus du voyage, car, « retour des Indes, ces alcools du Nord sont parfois merveilleux, mais [...] celui-là n'a pas navigué2

»... Sous le signe du manque, pas même les bouteilles ne voyagent. L'effet de pointe est d'ailleurs trop calculé pour que le fait passe inaperçu.

Pourtant, si aucun trajet ni déplacement d'aucune sorte ne sont relatés, et qu'on ne dénote que de rares mouvements de lieux, faisant de cet objet paradoxal qu'est Monsieur de Bougrelon un récit de voyage statique, le récit n'est pas à ce point paralysé qu'il ne contienne aucune péripétie. En effet, le mouvement existe, mais il est tout intérieur; plutôt qu'un voyage, c'est un appel au voyage que proposent certains épisodes du roman, et ce par l'entremise de l'imagination. On rejoint ici de près une stratégie du très fameux des Esseintes de Huysmans, dans laquelle l'imagination supplée au mouvement et où un bout de ficelle imbibé d'eau salée respiré dans un décor de cabine de paquebot remplace fort bien, moins les inconvénients, une longue traversée en mer. L'imagination est

1. ibid., p. 107 (souligné par nous) 2. ibid., p. 111

convoquée en tant qu'agent indispensable, et grâce à ce catalyseur, le mouvement de l'esprit se substitue au mouvement du corps. Il en va de même, sans doute, pour l'imagination de M. de Bougrelon, communiquée par le truchement d'anecdotes épicées. Au fond, c'est par sa parole que voyagent les deux touristes français, une parole qui ouvre le champ des possibles jusqu'à autoriser des voyages dans le temps: le voyage synchronique est échangé contre un voyage diachronique.

L'épisode de l'âme d'Atala, fantasmagorie autour d'un ananas au sirop, recense une occurrence incontournable de ce voyage réducteur, tout entier absorbé par l'imaginaire:

[...] l'abîme emprisonné dans des parois de verre, et l'âme des voyages, l'âme des pays d'ailleurs, celle des Amériques et des Indes lointaines, l'âme de Java, de Sumatra et des îles Heureuses, les îles que l'on n'atteint jamais, l'âme d'Atala en somme [...] tout le sublime de l'invitation au voyage, tout Baudelaire dans la montre d'un épicier [...]1

La citation de Baudelaire, en plus d'un hommage, participe de la construction d'une image d'un voyage d'autant plus confiné qu'il est relégué dans les limites d'un poème (« l'Invitation au voyage » des Fleurs du Mal). Non seulement le bocal d'ananas symbolise le voyage, mais il symbolise un poème qui symbolise le voyage, déportant au plus lointain tout mouvement effectif (mais ouvrant la perspective d'un voyage mental infini: « l'abîme emprisonné dans des parois de verre »...).

Somme toute, il semble que, systématiquement, la Décadence oppose l'immobilité au mouvement, l'artifice à la nature, la mort à la vie et surtout, à la simplicité, un raffinement extrême. Bien sûr, il s'agit de tendances schématiques, que peut renverser l'esthétique décadente souvent disposée à prendre le rebours des choses. L'attrait de la sophistication pour la rusticité, de l'aristocratie pour les bas-fonds populaires en est un exemple, qu'illustre bien le conte des « Filles du vieux duc ». Ce versant négatif s'exprime dans la fascination qu'éprouvent les filles du gouverneur pour les fiers bohémiens qu'elles regardent passer sous les fenêtres de leur citadelle (« Leurs étroites faces de Maures et leurs longs yeux obliques révolutionnaient les femelles2

»). On entend ici la rumeur d'une révolte de l'esprit décadent contre les chaînes qu'il s'est lui-même imposées, et l'extrême civilisation, malade et fatiguée, succombe au charme de la santé bestiale, aux forces vives de la vie dionysiaque qui font défaut à la rigidité d'une existence trop cérébrale.

Sans doute, ces quelques phénomènes, à la fois conséquences et réactions, maladie sur une face et remède sur l'autre, rendent compte d'une tentative anxieuse de « rafistoler » tant bien que mal un univers en désagrégation. Aussi la littérature s'attache-t-elle désespérément à recréer et à remotiver une chaîne pour souder les fragments d'un monde brisé qui a perdu la cohésion d'antan. De graves démêlés avec la conscience ont en effet aggravé le problème, et finalement, on est confronté à des stratégies de résistance en réponse à une angoisse existentielle.

Si l'œuvre de Jean Lorrain prend globalement le contre-pied du Naturalisme qui s'essouffle,

1. ibid., p. 139

ce n'est pas dans l'objectif d'un rejet sans appel du « réel ». Il ne s'agit pas pour elle de s'en détourner, mais bien plutôt de le transformer, de le distordre par la fiction pour endiguer son changement malencontreux; autrement dit, la fiction recompose avec les fragments disloqués de la matière première issue du réel, afin de recréer un univers en marge, sur le patron altéré du modèle offert à ses yeux. Il en résulte, certes, une esthétique du disparate et de l'étrange, des effets de déséquilibre dérangeants; les jeux dialectiques d'oppositions sont massivement utilisés, et force est de noter que les univers décadents manquent substantiellement de cohérence et d'unité. Mais c'est bien là le côté tragique de cette expérience littéraire, qui dénonce tout en demeurant sous le joug de ce qu'elle dénonce1

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