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B. L'abâtardissement des genres ou le brouillage générique à l'origine du brouillage de

2. Altération du roman

En pendant à l'analyse précédente, vient maintenant l'étude du croisement générique qui affecte le roman. Nous ne nous y étendrons pas trop, étant donné que de nombreuses remarques, disséminées dans les chapitres précédents à divers propos, ont déjà été faites.

Dans son article sur Monsieur de Bougrelon, Jacques Petit s'interroge: « Est-ce un roman?1 » Il est vrai que ce texte, qui n'excède pas une centaine de pages, pourrait bien être considéré comme une nouvelle. En faveur de cette interprétation, on peut évoquer l'économie de moyens du récit2

, les effets de chutes qu'il aime à insérer3

, l'unité d'intrigue4

. Monsieur de Bougrelon peut également être rapproché du conte: il a pour lui une atmosphère que l'on peut qualifier d'irréelle voire de merveilleuse; nous en dirons quelques mots par la suite.

La structure de l'œuvre apparaît en outre relativement éloignée de celle du roman classique. Nous avons envisagé plus haut (Troisième partie, I. B. 1.) l'œuvre ainsi qu'un collage de nouvelles, constatant que Lorrain, pour faire ses romans, recourait copieusement à la compilation de nouvelles et de chroniques publiées antérieurement. Il est possible également d'invoquer une explication de nature génétique. Monsieur de Bougrelon est premièrement paru en feuilleton dans Le Journal, du 30 janvier au 10 mai 1897, et a été conçu à cet effet. On sait par ailleurs que Jean Lorrain, alors que commence la parution, n'avait pas encore rédigé la totalité de l'œuvre. Ces nécessités de publication justifient peut-être l'allure morcelée du texte, dont chaque chapitre forme l'unité indépendante d'une nouvelle et s'astreint aux livraisons de la presse.

Reste à comprendre pourquoi cette œuvre, qui se présente comme un roman, en rejette les

1. Jacques Petit, « Monsieur de Bougrelon », op. cit., p. 130

2. Le texte ne multiplie pas les descriptions gratuites, et s'en tient le plus souvent au strict nécessaire de l'efficacité narrative. Se concentrant sur le personnage de M. de Bougrelon, on ne saura rien, par exemple, de l'allure physique ou de la vie des deux touristes.

3. Il en est ainsi des anecdotes de M. de Bougrelon. Pour ne citer qu'un exemple, la chute du récit de l'appétissante Barbara a de quoi surprendre: elle est dévorée comme le fruit qui lui avait servi de comparant.

4. On n'identifie guère qu'un seul nerf narratif: M. de Bougrelon raconte ses aventures à des visiteurs français. Aucune intrigue secondaire ne vient se greffer à ce schéma.

ingrédients privilégiés. Lorrain dresse en quelque sorte le procès du réel, ce qui semble la seule réaction possible face à l'incurable bêtise du monde où il se voit vivre. C'est pourquoi il rejette partiellement le genre romanesque, genre bourgeois à l'origine, né pour décrire un réel sans gloire. Gérard Peylet désigne la solution: pour dénigrer le roman sans tout à fait en sortir, « on va le maquiller, le déguiser aux couleurs du conte1

». C'est ainsi que se développe une évidente inclination vers le conte, lequel, entre autres attributs, refuse l'asservissement de l'imagination.

Dans ces perspectives, le cas des personnages mérite un commentaire. Certains critiques jugent le personnage de M. de Bougrelon stylisé, à la manière d'un personnage de conte2

. Et, certes, peu d'indices sur sa vie intérieure sont explicitement dévoilés. François Flahaut avance à ce propos:

Des personnages de roman, nous attendons qu'ils ressemblent à des personnes [...]. Le conteur, lui, ne cherche pas à doter ses personnages d'une intériorité.3

Dans le cas du conte, c'est à l'auditeur ou au lecteur d'imaginer, en le reconstituant, cet « état intérieur exprimé en images plutôt qu'en mots ». Néanmoins, ici, s'étonner de l'absence de développement concernant les sentiments et les pensées du personnage, c'est faire abstraction des nécessités narratives. La cause en est bien simple: comment le récit aurait-il accès à la conscience de M. de Bougrelon, puisque le narrateur n'est pas omniscient? Comment un narrateur qui serait personnage aurait-il droit de regard sur la vie mentale de son semblable? Lorrain serait un piètre écrivain s'il oubliait les contraintes qu'impose ce choix narratif.

De surcroît, M. de Bougrelon fait preuve d'une acuité psychologique incontestable malgré sa discrétion. Il ne serait pas difficile de définir son caractère avec une assez grande précision. C'est un ami dévoué: pour preuve, la considération qu'il témoigne à son ami M. de Mortimer; c'est un original conscient de l'être et qui l'assume; c'est un homme au caractère énergique et noble, cocardier, orgueilleux sans être vaniteux, fanfaron sans être indélicat. Et s'il exagère à l'occasion certaines anecdotes, qu'on n'y voie pas une malice de mauvais aloi, mais plutôt un désir somme toute innocent de captiver son auditoire. Aussi, sans être « proustien », est-il bel et bien un personnage pétri de chair et de sang. Et, du personnage de roman, il garde la fonction subversive4 et un ancrage réaliste certain quoique branlant.

L'hybridation avec le conte se situe à un autre niveau. Nous avons fait allusion à une atmosphère merveilleuse. Ana Gonzalez Salvador convient que le merveilleux, chez Lorrain, se trouve « là où [il] ne devrait pas être5

», c'est-à-dire dans le roman. Ainsi, les disparitions inexpliquées et soudaines du personnage au tournant des chapitres tiennent peut-être de la magie.

1. Gérard Peylet, Les évasions manquées ou les illusions de l'artifice dans la littérature « fin de siècle », op. cit., p. 51 2. Sur ce sujet, voir Troisième partie, I. A. 1.

3. François Flahault, La Pensée des contes, op. cit., p. 125

4. Son originalité, par contraste, fait faire pâle figure à la médiocrité bourgeoise des contemporains de Lorrain. 5. Ana Gonzalez Salvador, « Lorrain infâme », Revue des sciences humaines, op. cit., p. 11

Mais au-delà des faits, c'est surtout le décor qui s'imprègne de mystère1

: la Hollande, nimbée d'une blancheur fantomatique, est couverte d'eau comme une Atlantide. Le merveilleux hante les objets, comme les robes du boudoir des mortes qui semblent encore retenir quelque chose des femmes qui les ont occupées. Voici l'impression qu'exerça le boudoir des Mortes sur le narrateur:

Le boudoir des Mortes: M. de Bougrelon avait dit le mot juste: c'était un boudoir funèbre pieux et coquet, troublant comme une alcôve, mais froid comme une sacristie dont le vieux fantoche nous faisait les honneurs. Instinctivement, nous avions fait silence: trop de fantômes nous escortaient, l'atmosphère en était peuplée, il y en avait d'embusqués à tous les coins.2

Les lieux se colorent du vieux-rose et des teintes passées des XVIIe

et XVIIIe

siècles dont ils sont le reliquaire; et des personnages sans corps sont tapis derrière les objets, animés de cette vie d'entre- deux qu'admet le conte de fée. Fées, elfes ou autres feu-follets, objets dans lesquels la vie s'est insinuée, c'est tout un monde merveilleux qui pourrait surgir, sans pourtant le faire tout à fait. Un instant, on croit pénétrer dans le cabinet sinistre et charmant du Barbe Bleue de Charles Perrault. C'est que, plus encore que le goût des auxiliaires magiques et des rebondissements supra-naturels, Lorrain a l'art de la touche, de la suggestion, empruntant peut-être en cela la manière de Perrault. Le merveilleux ne s'engouffre pas dans le récit mais jette sur lui son ombre, légère comme un voile, et se mue en mystère. Il transparaît alors davantage au travers des impressions qu'il suscite sur les personnages, qui se taisent, saisis par une émotion vive. C'est cette même fascination qui pousse la jeune épouse de la Barbe Bleue a ouvrir le petit cabinet; et c'est un vif effroi qui l'y maintient stupéfaite. À elle, les mortes apparaissent physiquement, mais avec non moins de mystère. Les femmes massacrées sont en effet figées dans une mort étrange, immuable:

[...] la tentation était si forte qu'elle ne put la surmonter: elle prit donc la petite clef, et ouvrit en tremblant la porte du cabinet. D'abord elle ne vit rien, parce que les fenêtres étaient fermées; après quelques moments elle commença à voir que le plancher était tout couvert de sang caillé, et que dans ce sang se miraient les corps de plusieurs femmes mortes et attachées le long des murs [...].3

Les deux textes improvisent sur la même gamme de l'étrange phénomène qui conserve la mort dans une stagnation coite et qui, par ailleurs, pétrifie les personnages dans une muette fascination. Bien sûr, la scène est beaucoup plus dramatique et horrible chez Perrault; mais les procédés peuvent néanmoins être comparés.

Mais le roman de Lorrain puise ailleurs que dans le conte. On décèle tout un lot de caractéristiques appartenant à l'épopée, au théâtre, à la pantomime, au récit viatique de fiction, à la critique d'art et au poème en prose. Nous ne ferons que survoler ces domaines, qui n'apparaissent que ponctuellement et dont nous avons mentionné certains aspects au cours des chapitres

1. Même s'il fait dissocier le mystère de la merveille, on peut cependant les grouper pour les besoins de l'analyse. Nous envisagerons alors le mystère comme un merveilleux amorti, atténué.

2. M. de B., p. 124

précédents. Au théâtre, le roman emprunte l'art des dialogues ou plutôt des monologues; M. de Bougrelon récite des tirades qui sont de véritables morceaux de bravoure. À la pantomime, il doit peut-être un grand nombre de notations de gestes et de déplacements de M. de Bougrelon, qui apparaissent ainsi que des indications scéniques, des didascalies à l'usage d'un éventuel comédien1

. Quant à la critique d'art, on peut aller jusqu'à affirmer que certains extraits constituent de véritables manifestes esthétiques, comme l'apologie de la peinture espagnole et le dédain jeté sur l'art flamand par M. de Bougrelon, au cours de la visite du Musée:

L'école flamande, c'est l'étal de la poissonnerie, quand ce ne sont pas les quartiers de viande fraîche aux crocs des boucheries de Rubens... Parlez-moi des Vélasquez, à la bonne heure! Ses Infantes ont beau avoir des têtes de cire et des cheveux de soie floche, on peut s'éprendre de ces poupées. Il y a des reflets d'autodafé dans les moires et les satins de leurs robes [...]. Et si délicieusement scrofuleuses avec cela!... Ce Vélasquez, est-il assez le peintre des vieilles aristocraties!2

Le goût pour les beautés anémiées des jeunes filles phtisiques et pour la cruauté de ces femmes fatales, qui ont « des reflets d'autodafé » en parure, la passion pour les races sur le déclin: on a là un essai embryonnaire sur l'esthétique décadente, qui s'accommode mal de la bonne santé des figures flamandes.

La dette envers l'épopée est sans doute moindre. Il s'agit plutôt du pastiche d'un style qui se veut épique à bon marché (et comique ipse facto), comme c'est le cas pour ce fragment:

M. de Mortimer et moi, nous n'hésitâmes pas; nous n'hésitions jamais, même devant les caniches: nous entrâmes chez ce marchand de denrées et nous achetâmes ce bocal.3

Il faut avouer que le sujet est bien trivial; il est pourtant traité avec une emphase dérisoire. On a en germe une épopée minimale et héroï-comique, avec de glorieux passés simples (hésitâmes,

entrâmes, achetâmes) et une héroïque insistance sous forme de polyptote: « nous n'hésitâmes pas;

nous n'hésitions jamais ». C'est déployer beaucoup de moyens, sachant qu'il est question de l'achat d'une conserve dans une épicerie.

Tous ces emprunts, cependant, ne sont que partiels et peuvent être mis en doute. Il en va différemment des exemples qui vont être proposés à présent, et qui sont de véritables insertions d'éléments appartenant à des genres étrangers.

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