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Enchâssements de mondes dans l'enceinte de la fiction

A. La superposition

4. Enchâssements de mondes dans l'enceinte de la fiction

Toutes sortes d'éléments hétérogènes à l'univers de fiction tentent de pénétrer dans son enceinte en se surimposant aux éléments qui le constituent: les personnages provenant d'autres fictions et même du monde de l'auteur ajoutent leur masque au visage des personnages des fictions de Lorrain; l'intertextualité en contamine la pureté; les références culturelles se surimpriment à celles qui incombent au monde fictionnel de base. En somme, l'œuvre lorrainienne se caractérise par une structure cumulative capable d'accueillir au surplus des données qui proviennent de l'extérieur.

Mais — diverses remarques préalables nous y induisent — ce procédé de mise en abyme ne s'arrête pas à l'échelle macroscopique. Un article de Marie-Laure Ryan, pionnière de la théorie des mondes possibles, ouvre le champ à un examen intra-fictionnel:

On peut considérer la vie intérieure des personnages comme un système de mondes possibles. Il s’ensuit que la narration ne projette pas un monde, elle projette un univers dont la structure sémantique peut être représentée comme suit:

mesure où ce narrateur est fiable).

2. Autour de ce monde actuel gravitent les domaines privés des personnages, qui sont comme de petits systèmes solaires composés d’un certain nombre de mondes.1

M.-L. Ryan énumère ces « mondes privés ». Elle répertorie le monde des croyances, qui consiste en le système de représentation du monde de chacun des personnages; le monde des désirs (« système axiologique »); le monde des obligations (« système déontique »); les buts et plans actifs des

personnages; leurs rêves et fantaisies, qui constituent des mondes alternatifs. Tous ces mondes

intrafictionnels s'empilent alors en strates successives qui cohabitent en se heurtant parfois les unes aux autres, au gré des fluctuations de leurs « degrés d'incompatibilité ». Et, loin d'être anecdotique, ce feuilleté de mondes est nécessaire au récit. M.-L. Ryan le formule ainsi:

On peut définir le moteur de l’intrigue comme l’effort des personnages de rendre leurs mondes privés compatibles avec le monde actuel [inhérent à la fiction] [...] La théorie des mondes possibles présente [donc] l’intrigue comme le mouvement des mondes privés dans l’univers narratif.

Le roman de Lorrain ne manque pas d'exploiter ces possibilités. Il joue particulièrement avec la projection des phantasmes du personnage dans l'univers de la fiction; et il en résulte une confusion des plus cocasses. Lors d'une apparition de M. de Bougrelon, le narrateur détaille complaisamment l'improbable costume qui l'affuble avec un certain ridicule, avant de laisser dire au principal intéressé: « Je me suis mis en frais2

», vantant à son tour la recherche de son vêtement. Le contraste s'abat brutalement et fait dissoner, par une ironie un peu cruelle du narrateur, le monde des phantasmes du personnage avec le monde actuel en cours dans la narration.

Moins évidents, des micro-mondes autonomes se taillent une part dans le monde de la narration. Le bocal d'Atala est le plus surprenant d'entre eux. D'après P. Jourde, l'ananas est signe d'une « fétichisation de l'idéal ». « L'univers coloré de l'aquarium apparaît donc comme irréel, ou plus exactement comme non-réalisé3

», et même, « l'image de l'aquarium est utilisée pour représenter le monde de la psyché4

». Et en effet, M. de Bougrelon fonde ses rêveries les plus agrémentées sur cet univers marginal, que le regard embrasse tout entier et qui permet par conséquent la maîtrise rassurante d'un monde fini et « domesticable ».

Mais le rêve concret ne le cède pas à la fantaisie. « La princesse au sabbat » est bâti sur une expérience onirique, insérée dans l'univers du conte: à la fin, « la princesse Ilsée s'éveille avec un grand cri5 ». Cependant, les frontières entre les mondes insérés dans la fiction ne sont pas parfaitement étanches, puisque le rêve a eu des incidences sur la vie éveillée de la princesse: son reflet lui a été ravi. Entre chien et loup, entre rêve et réalité, la fiction fait cohabiter les mondes avec

1. M.-L. Ryan, « Des mondes possibles aux univers parallèles », La théorie des mondes possibles: un outil pour

l'analyse littéraire?, op. cit.

2. M. de B., p. 116

3. L'Alcool du Silence, op. cit., p. 173 4. ibid., p. 165

une grande habileté. Par ailleurs, dans ce récit, c'est un véritable vertige de contes qui s'emboîtent l'un dans l'autre. La princesse choisit la grenouille comme animal totem parce que « Les princesses de légende et les reines de mythologie étaient toutes représentées, avec, auprès d'elle, un animal fabuleux1

». Or, n'est-elle pas elle-même une princesse d'acabit légendaire? S'ensuit une énumération de ces princesses, qui l'inscrivent dans leur filiation. Le conte invoque le conte, mais des contes qui, parfois, semblent n'exister que dans l'espace du texte: « elle a reconnu, d'après la légende, l'enfant sorcier qui garde les crapauds2

». De quelle légende s'agit-il ici? La source en est- elle fictive? Le conte semble avoir ses références culturelles propres, dont il se fait le miroir, différant son actualité. Aussi s'achève-t-il lorsque le miroir perd son pouvoir réflecteur.

Enfin, c'est au niveau de la lecture que l'on peut encore dépister des mondes disposés en couches étroites. La Mandragore offre la perspective de plusieurs lectures, toutes également recevables et combinables dans leurs contradictions. Ainsi, c'est l'un des rares textes de Lorrain qui se prête aisément à une lecture morale: la reine Godelive a péché par orgueil en rejetant sa monstrueuse descendance. Une lecture chrétienne est également permise, encouragée par des protestations religieuses tout au long du récit. Le conte dérive au final vers le conte de Noël, et la grenouille crucifiée pourrait bien évoquer, si l'on glose un peu hardiment, la passion du Christ, et le périple mental de la reine son chemin de croix. À cela se superpose pourtant une lecture plus décadente. L'auteur n'étant pas une icône de vertu, on est en droit de soupçonner une mesure de dérision sacrilège derrière cette pieuse moralité. La « bonne lecture », s'il en est une, est sans doute celle qui parvient à combiner les contradictions sans s'en formaliser outre mesure.

Viennent d'être avancés les quatre points principaux qui mettent en évidence l'existence d'une pluralité de niveaux narratifs et référentiels, greffés en dérivation sur le récit. Parvenu à ce point, il reste à envisager la démultiplication de ces niveaux sur un autre mode, à savoir la mise en série des cellules signifiantes récurrentes qui construisent la fiction.

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