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Des dénouements indécidables: absence de bouclage interprétatif

Le cas de l'interprétation de Monsieur de Bougrelon alimente la question. Nous venons de constater, avec La Mandragore, que le texte ne se mesure pas à l'aune des lois du réel. On peut pousser la remarque plus loin encore avec Monsieur de Bougrelon, en postulant que le texte brouille les repères de l'intérieur.

D'abord, il y a conflit entre les voix des différents narrateurs du roman. Les paroles du « nous » collectif des deux voyageurs ne concordent pas toujours avec celles de M. de Bougrelon. De fréquents écarts font contraster les affirmations de M. de Bougrelon avec celles du premier narrateur, tout au long du texte. Ainsi, un désaccord affecte la question — certes assez indifférente — du grain de la peau de Déborah. À l'appréciation du premier narrateur, Déborah a les « chairs

molles1

», alors que quelques pages plus loin, M. de Bougrelon lui fait compliment de sa « chair [...] assez fine2

».

Il semble ici qu'un carrefour interprétatif désoriente le lecteur et l'empêche de cartographier les différentes « régions » de la fiction. Ces régions aux frontières indistinctes correspondent aux mondes internes définis par Marie-Laure Ryan (Troisième partie, I. A. 4.): le monde des désirs, le monde des obligations, le monde des projets et le mondes des phantasmes des personnages. C'est ici que le sens déraille et que l'interprétation ne parvient à se fixer: peut-être M. de Bougrelon, en appréciant la finesse de la chair de Déborah, est-il victime de ses phantasmes tandis que le narrateur porte un jugement lucide; ou peut-être, au contraire, le narrateur, dont la perception est altérée par une mauvaise impression initiale sur la Hollande, se fourvoie-t-il sur la prostituée. Il importe moins d'en décider que de considérer la divergence entre les avis.

Pour nous en assurer, il faut prendre en compte un chapitre du roman jusqu'alors ignoré. Ce chapitre, c'est l'Épilogue du roman, que nous manipulons avec prudence pour des raisons génétiques: Lorrain, dans les rééditions successives de son chef-d'œuvre, n'a jamais inséré cet épilogue, qui rompt malheureusement le mystère en révélant l'identité du personnage comme étant celle d'un musicien miséreux. C'est l'exécuteur testamentaire de l'écrivain, Georges Normandy, qui a rétabli cet épilogue dans des éditions posthumes3

.

Ainsi, il devient d'autant plus difficile de boucler l'interprétation que le texte lui-même n'est pas clairement « bouclé ». Doit-on prendre en compte l'épilogue, à l'encontre des vœux du romancier? ou l'exclure définitivement? Le dénouement oscille entre deux alternatives. Et de ce fait, on peine à se camper dans des certitudes concernant l'identité du personnage.

« M. de Bougrelon était un musicien de bouge à matelots4

», conclut, catégorique, l'épilogue. Schuerewegen, commentant le roman, enchérit: « Un soir, se promenant seuls, les deux touristes découvriront sa véritable identité5

». Or, comme le remarque P. Jourde, cette prétendue révélation n'est peut-être qu'un leurre. Rien n'empêche en effet de penser que le pauvre hère est en réalité un noble déchu de sa condition. « Cette "vérité" finale est construite comme un trompe-l'œil6 »; l'interprétation reste ouverte. Car, de surcroît, la vague pluralité narratoriale qui prétend asséner la révélation finale est une parole suffisamment floue pour qu'on la mette en doute et ne lui prête pas une créance aveugle7

.

Dès lors, on peut envisager l'identité multiple de M. de Bougrelon comme celle d'une sorte

1. M. de B., p. 109 2. ibid., p. 112

3. Normandy est d'ailleurs fort peu scrupuleux dans ses procédés; on le soupçonne d'avoir publié des pages apocryphes signées du nom de Jean Lorrain et d'avoir souvent procédé à des aménagements dans les textes jugés trop truculents ou indécents. Néanmoins, l'Épilogue ne laisse guère de doute quant à son authenticité.

4. M. de B., p. 151

5. Franc Schuerewegen, « Les visions du signifiant. Jean Lorrain et Monsieur de Bougrelon », op· cit., p. 435 6. Pierre Jourde, L'Alcool du silence, op. cit., p. 251

de Protée aux nombreuses peaux1

. Le personnage est conçu en mille-feuilles, comme dans ce poème d'Henri Michaux où une femme se dévêt, enlevant une à une ses chemises2

, potentiellement à l'infini. De même, il est impossible de pronostiquer l'identité décisive de M. de Bougrelon. C'est tout le problème de la mise en abyme: chaque identité en cache une autre et la vérité est sans cesse ajournée.

Certes, il ne s'agit pas d'un dénouement à choix multiples comme c'est le cas pour le Jacques

le Fataliste de Diderot. Lorrain procède davantage en jetant le flou sur les données irrévocables du

texte: chacune est tôt ou tard annulée ou contrariée par une réfutation.

Ce jeu de confusion se manifeste par ailleurs au niveau de la parole du personnage, volontiers ambiguë. Ainsi, plusieurs critiques se plaisent à dire que les termes de l'amitié entre M. de Bougrelon et M. de Mortimer trahissent des penchants homosexuels. M. de Bougrelon explique ainsi la raison de son exil:

[...] l'aventure qui m'y amena [en Hollande] est une histoire bien mélancolique, et, vous l'avez deviné, une histoire d'amour. Oui, il y a quelque trente ans, je quittai la France. Nous nous fixâmes d'abord à La Haye, M. de Mortimer et moi, car je m'exilai pour un homme, messieurs.3

La subreptice suggestion d'homosexualité est menée grâce à un tour de passe-passe entre le sens littéral et la connotation. Elle s'appuie d'abord sur l'interprétation erronée du lecteur, qui comble les blancs du texte en présumant des informations manquantes selon le plus probable raccourci logique: M. de Bougrelon a dû fuir à cause de ses propres amours. Mais M. de Bougrelon est exilé suite à « une histoire d'amour »; il n'a pas précisé qu'il s'agissait de la sienne. Ainsi, quand il précise qu'il s'est exilé « pour un homme », le lecteur contracte les informations et comprend que M. de Bougrelon dut s'exiler pour ses amours masculines. Jusqu'à ce que l'ambiguïté soit levée: « mais naturellement, il y avait une femme là-dessous4

».

L'œuvre multiplie les illusions en exploitant les possibilités qu'offre ce couple de personnages. Le lecteur croit avoir affaire à l'un; aussitôt, il doit se raviser, contraint par l'évidence qu'il s'agit de l'autre. Les deux personnages apparaissent quelquefois explicitement interchangeables. Ainsi, M. de Mortimer est « un homme dont toutes [l]es maîtresses [de M. de Bougrelon] étaient folles »; ou encore, après que M. de Bougrelon a récité un quatrain, détrompant les prévisions de ses interlocuteurs: « Cela, messieurs, ce n'est pas du Bougrelon, c'est du

1. Outre celles qui apparaissent dans la facture du personnage, énoncées en Troisième partie, I. A. 1.

2. Henri Michaux, La vie dans les plis [1949], Paris, Gallimard « Poésie », 2005. On trouve ce poème dans la section « Lieux inexprimables », p. 191: « Une femme retire une chemise, qui laisse voir une autre chemise, qu'elle retire, qui laisse voir une autre chemise qu'elle retire, qui laisse voir une autre chemise qu'elle retire, qui laisse voir une autre chemise, et le repos de la nudité n'arrive jamais. »

3. M. de B., p. 113

4. Lorrain mystifie fréquemment son lecteur en insinuant de savantes sournoiseries; par exemple, il précise que « [L'Espagnole] avait le portrait de son mari tatoué sur le sein gauche [...]. On eût voulu, à force de baisers effacer de cette gorge l'image du mari » (M. de B., p. 118). Baiser qui suppose tout de même d'embrasser le portrait d'un homme.

Mortimer1 ».

La mise en abyme précédemment dévoilée n'est pourtant pas la seule figure de confusion de

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