• Aucun résultat trouvé

« [...] l'abîme emprisonné dans des parois de verre1

». Cette expression extraite de Monsieur

de Bougrelon aurait pu donner son titre à ce mémoire. On a effectivement exploré une partie du

vaste champ de manœuvre de la mise en abyme, confinée à tous les degrés de l'œuvre; qui plus est, la littérature telle que pratiquée par Lorrain s'avère être une prison ambiguë, transparente à la manière d'une vitrine qui donnerait sur le monde extérieur et qui ne cesse de rapporter les menus faits de la quotidienneté de son époque.

De fait, l'œuvre de Lorrain, on en a vu maints exemples, met en pratique toute une série de jeux illusionnistes, afin de feindre qu'elle entérine le réel, telle une suite de boîtes imbriquées les unes dans les autres et qui le contiendrait. C'est pourquoi cette œuvre mime, notamment grâce à la parole, les mécanismes de la vie: la parole donne naissance à la parole et ainsi de suite, sur le modèle de la reproduction parthénogénétique. C'est pourquoi, également, elle met au point un appareil sophistiqué de mises en abyme à tous les niveaux; la structure du récit en fait foi. Et, contrairement à une interprétation commune, le système de structures enchâssées n'est pas seulement le signe d'un enfermement au plus profond de la fiction: par un effet rétroactif, les cercles concentriques de la fiction englobent potentiellement le domaine du réel, feignant soit d'y prendre leur source, soit d'y aboutir.

Ainsi le réel est requis dans la fiction comme une composante nécessaire, tout en en étant, simultanément, exclu. Le paradoxe résulte d'un effet de trompe-l'œil: tout dépend du point de vue depuis lequel on observe le phénomène, et ce dispositif fonctionne presque à la manière d'une illusion d'optique. Les procédés baroques mis en avant témoignent, avant toute chose, d'un rapport problématique avec la réalité sur tous les plans, tant thématique que narratif et structural. C'est que la littérature de Jean Lorrain se propose justement de représenter le conflit entre le réel et le fictif, somme toute miscibles et comparables. Dès lors, si la fiction rêve d'autarcie et de circularité, ce n'est qu'un rêve qui le dispute à d'autres tentations irrésistibles2

.

Au terme de cette étude, il faut pourtant revenir sur la problématique que l'on s'était fixée comme ligne d'horizon et, au vu de nos résultats, en rectifier quelque peu les hypothèses.

En définitive, l'entre-deux siècle traverse une crise de représentation de la réalité, non seulement littéraire et mimétique, mais existentielle, philosophique et pour ainsi dire métaphysique.

1. M. de B., p. 139

2. Comme le propose Pascaline Mourier-Casile, Lorrain fait appel au réel même lorsqu'il se place délibérément dans l'imaginaire: « tout se passe comme si Lorrain ne pouvait avancer d'un pas dans son univers onirique sans la protection du garde-fou de la référence au monde de la réalité vécue » (De la Chimère à la merveille, op. cit, p. 62)

In fine, il s'agit moins pour Lorrain de dire, au travers de ses expressives fabriques littéraires: La littérature représente le réel, que: La vie vécue, pas plus que la littérature, ne plonge ses racines dans la tourbe du réel; au demeurant, La littérature n'a pas moins à voir avec le réel... que le réel.

C'est bien plutôt cela que nous avons montré. Le XIXe

siècle expirant voit avec angoisse se confondre tous ses repères ontologiques; il se prend à soupçonner, sans absolument en avoir une conscience nette, qu'il n'y a pas véritablement de réel, que ce que chacun convient de désigner comme tel n'est qu'une convention d'usage ou une vaste hallucination universelle (c'est peut-être là l'héritage de Schopenhauer, sur lequel aurait pu s'attarder notre étude).

Il ne s'agit pourtant nullement de remettre en question la matérialité scientifique du monde. Il ne fait aucun doute que le papier qui constitue le support de ce texte est composé pour partie de fibres ligneuses, que les mains qui en tournent les pages sont faites de cellules organiques. Si ce n'est pas du réel tangible qu'il est question, du moins est-ce la perception que nous en avons, quelque chose qui s'approcherait de ce que Pierre Jourde conceptualise sous le nom d'authenticité dans son essai Littérature et authenticité. L'authenticité, c'est, disons, ce que nous percevons comme le réel, la coïncidence de la chose et de ce que nous en percevons, et qui, toujours, se dérobe à nous, et dont jamais nous ne faisons véritablement l'expérience.

La cause en est bien simple; Pierre Jourde affirme que, lorsque nous croyons faire une expérience authentique, « le réel y est confondu avec le désir de réel1

», et qu'il « reste une idée ou une représentation imaginaire2

». Il ajoute que, probablement, « nous voyons avec ce que nous avons vu, [...] nous pensons au moyen de formes déposées en nous3

». L'évidence de la sensation ne fait pas même exception; elle-aussi est un leurre dont nous éprouvons sans cesse la frustration:

Me voici donc coincé sur cette mince ligne frontalière qui sépare deux provinces d'irréalité: celle où, faisant usage des choses dans le jeu, la connaissance ou le bricolage, je ne les envisage qu'en fonction d'un projet dans lequel elles jouent un rôle d'accessoires, et celles où, reculant indéfiniment devant l'attention qui les déferait, je n'en conserve que la nostalgie.4

Sans cesse, l'authenticité se soustrait à notre attente, et il nous en reste « quelque chose comme le pressentiment d'un regret » ou comme « une nostalgie du futur »5

:

[...] le moment où je la rencontre [la chose, l'élément authentique] n'est guère que la superposition de deux constructions intellectuelles: je me prépare à la rencontrer, je me souviens de l'avoir fait. Ce que nous appelons réalité n'est peut-être que le débordement, l'un sur l'autre, de ces deux actes de l'imagination6.

On ne pourrait donc pas accéder proprement aux choses du monde, mais seulement, au mieux, à des états de choses. C'est sans doute ce dont Lorrain a l'intuition tout autant que l'angoisse, qu'il en ait

1. Pierre Jourde, Littérature et authenticité – Le réel, le neutre, la fiction [2001], L'Esprit des péninsules, 2005, p. 11 2. ibid., p. 83

3. ibid., p. 95 4. ibid., p. 48 5. ibid., p. 50 6. ibid., p. 79

eu conscience ou pas.

Seulement, il semble que, pas plus que le regard, pas plus que nos autres sens, la littérature ne puisse espérer atteindre l'authentique. Dire, c'est différer, c'est détruire l'instantanéité du contact avec le monde. « L'intention d'affirmer corrompt toute vérité possible1

», et le « vouloir-dire » anéantit l'être. C'est en vertu de quoi la parole, dont nous avons envisagé l'importance dans l'œuvre lorrainienne, se déploie avec cette rage frénétique; tente, par l'élan exaspéré de la voix, de retenir le réel — quitte à le reforger — qui s'effrite sous l'effet de son pouvoir dissolvant ; s'efforce à la fois de sédimenter les miettes du réel et de simuler la création vivante. La littérature fait effort pour sortir de ses gonds, pour désespérément s'exsuder de ses pages. Aussi les tactiques littéraires, les translations du « dedans-dehors », bien plus que la dextérité du jongleur, exprime le vertige métaphysique de la découverte d'un réel qui, sans cesse, se dérobe à notre préhension.

Mais la fatalité peut espérer être levée. Pierre Jourde définit le neutre comme seule voie d'accès au réel: le neutre approxime l'indifférence, le désintéressement, l'inattention, qui permettraient au réel de ressurgir, là où l'on ne l'attend plus. La littérature pourrait mettre au point un « langage du neutre » et, renversant ironiquement les préjugés qui font d'elle un univers en marge du réel, serait alors la seule voix d'accès à l'authentique:

Le comme si du jeu et de la fiction, lorsqu'il paraît s'éloigner du réel, s'y plonge plus profondément. Il en accueille l'impossibilité et célèbre le rite de son avènement à la possibilité.2

Car la littérature fait « place au réel en tant qu'il a à advenir. Les mots sont chargés d'exprimer, non pas le sens, tel qu'il préexisterait, mais le sens entendu comme, au cœur des choses, leur

destination3

». Peut-être Lorrain, malgré lui, a-t-il su ménager dans son œuvre cet espace dans lequel l'avènement du réel est rendu possible.

Outline

Documents relatifs