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Au-delà: un discours sur l'art (contre l'autotélisme: une esthétique dialogique)

De tout ceci se dégage au final une conception esthétique bien particulière. L'œuvre de Lorrain donne l'illusion que la vie est paralysée, et se détourne du réel. Qu'est-ce à dire? S'agit-il de signifier l'espoir d'un transfert de la vie dans l'art? Marilia Marchetti nous conduit sur cette piste. Elle affirme que, chez Jean Lorrain, la vision, que préconise si allègrement M. de Bougrelon, se propose de remplacer la vue, plus exactement la vue des laideurs du réel, en lui substituant l'art4

(« il n'y a point d'objets en Hollande, il n'y a que des visions5

»).

Répétons-le, la littérature décadente ne se positionne pas d'abord contre le réel à proprement

1. ibid., p. 21 2. ibid., p. 154

3. ibid., p. 159 (en italique dans le texte)

4. Marilia Marchetti, « Le regard et l'autonomie du signe. Mise en scène et obstacle », Revue des sciences humaines,

op. cit., pp. 27-28

parler, mais bien plutôt contre l'esprit bourgeois qui l'envahit de toutes parts, et contre lequel Jean Lorrain avait coutume de s'insurger. L'art n'est pas affaire de possession, comme le suggère M. de Bougrelon devant la vitrine de fourrures, où il est question de contempler bien plus que d'acheter les objets exposés. Il n'y a pas, dans ce roman, de boîte de conserve qui ne soit transmuée en « vision »; de sorte qu'un désintéressement préalable semble être la condition de l'accès à l'art, à l'expérience esthétique, dans une perspective kantienne. L'art peut loger en toutes choses, à condition de savoir le débusquer en astreignant le regard à la pure contemplation. L'objet s'incarne alors, s'anime, se fait chair et sensation, hors de la convoitise bourgeoise et servile1

.

Elles sont bien paradoxales, les étapes de la métamorphose d'un objet commun en œuvre d'art. Car, notons-le, l'amateur d'art est la proie d'une tension vers l'idéal, alors même qu'il subit une forte attraction pour la matière. Cette sublimation, c'est l'œil de celui qui regarde avec désintéressement qui l'accomplit2

.

Surtout, l'art n'est plus assigné à un rôle compensatoire. Il devient synonyme d'une résistance à l'abjection du siècle, à tel point qu'on parle parfois d'une véritable « religion de l'art »3

.

Monsieur de Bougrelon, plus que les contes, met au point un discours sur l'art, si bien que le

récit d'action en semble freiné, parasité. L'ekphrasis est reine, et, coupant la narration, dilue le temps vécu4

. Nous avons auparavant constaté que M. de Bougrelon prenait à sa charge, par fragments, un manifeste contre l'école flamande, laquelle s'avère peu compatible avec le goût décadent. C'est donc, en contrepartie, une esthétique décadente qui s'instaure en filigrane, disséminée entre les lignes du récit, et représentée par la peinture espagnole (Vélasquez, Goya).

Il semble que la vie veuille habiter l'art et l'art la vie, dans un transfert qui fait songer à celui que réussit le personnage d'Oscar Wilde, Dorian Gray. L'art devient actif, la vie passive, dans un discours esthétique à rebours de la doxa. D'abord, c'est la peinture qui cherche à échanger ses propriétés avec le vivant: « J'avais là trois maîtresses [trois portraits de femmes], trois mortes dont les vivantes auraient pu être jalouses5

», déclare M. de Bougrelon. La nature-morte ne fait pas exception: « les natures mortes sont vivantes6 ». Plus loin, ce sont les vitraux des cathédrales qui se substituent à la vie: « Les vitraux flamboyants des reines en robes gemmées et de nudités

1. Il semble que toute trace d'utilitarisme ait déserté les pages de Monsieur de Bougrelon. Pour donner un autre exemple, les deux touristes, n'étant pas des voyageurs de commerce, semblent voyager pour leur loisir.

2. Une théorie de la réception s'élabore ici, très en avance sur son temps. Nous verrons un peu plus bas comment se traduit ce trait de modernité.

3. Séverine Jouve, à propos de l'éclectisme architectural du XIXe

siècle, constate un défaut de forme propre, qui témoigne d'une attitude rétrograde et nostalgique. En effet, la plupart des styles architecturaux et dans une moindre part picturaux sont composés des débris de styles antérieurs. Et pour preuve, le nombre de courants en « post » et « néo », qui signalent une « paraphrase » du passé. (Obsessions et perversions dans la littérature et les demeures à la fin du

XIXème

siècle, op. cit., pp. 19-20)

4. La description de l'œuvre d'art remplace l'action. Mais n'est-elle pas elle-même une forme d'action différée, si l'on en réfère à l'étymologie du mot œuvre < lat. opus, operis, « ouvrage, acte, travail »? L'ekphrasis rend compte du travail de l'artiste d'une part, et d'autre part met en récit la description de son œuvre, qui en est le prétexte.

5. M. de B., p. 117 6. ibid., p. 137

d'archanges, c'était un peu de ciel vivant dans les ogives.1

». La révélation de la vie est inscrite dans l'art, de la même façon que, selon le Huysmans du « Roman de Durtal », celle de Dieu l'est dans l'art chrétien. L'art se fait vivant, vampirise la vie.

Mais l'art se mêle partout à la vie et ne l'éteint pas. Art et vie apparaissent indissociables, fondus dans des jeux d'illusions. Ainsi, le vivant lui-même peut tenir lieu d'œuvre artistique, comme l'a compris « le collectionneur de tulipes2 » qui collectionne, paradoxalement, de l'organique, du périssable; ou comme la « curieuse collection de conserves3

» que possède la protectrice de M. de Bougrelon.

Au-delà, on peut déceler une conception de l'art comme agent de conservation, dans lequel la vie est confite. La conserve s'avère être plus qu'une bouffonnerie loufoque, et devient un concept- clef de l'esthétique de Lorrain: les « touchantes boîtes à conserve d'élégances surannées [que sont] les salles dites du costume » font écho à la conserve qui contient l'ananas, « l'âme d'Atala », laquelle renvoie ensuite aux ananas imprimés sur les étoffes des robes (« des satins [...] semés [...] de longs ananas »4

). La conserve permet de pérenniser le périssable, l'art se veut un antidote contre les dégradations de la vie et contre l'inéluctable cheminement vers la mort. Au-delà de la mort, au-delà de la vie, l'art se tient dans le séjour de l'« hypothétique » (« hypothétiques luxures », à propos des robes; « hypothétiques gourmandises », à propos des conserves). Si la nourriture et l'érotisme conservent et perpétuent la vie dans sa matérialité, l'art la pérennise d'une autre façon: « les conserves [...] sont de vraies visions d'art3

»; c'est l'imaginaire, la « vision » qui opèrent le miracle. Ainsi donc, l'art enchante la vie et lui donne du lustre. Privé du regard d'esthète que jette M. de Bougrelon sur les choses, le réel se démystifie et devient médiocre jusque dans les plus petites choses; aussi les deux touristes s'affligent-ils lucidement sur la disparition de leur cicérone:

Dans [une] taverne, nous nous substantâmes d'une nourriture tiède, veule et fade à l'unisson du paysage; les sauces y étaient sans couleur, le poisson sans arêtes et les viandes blanchâtres [...]5

La désertion de l'art se manifeste sous le signe du manque; même les poissons sont incomplets du fait d'être sans arêtes, alors que, d'ordinaire, cela est perçu comme une qualité.

C'est que l'art, fait moderne, est désormais indépendant de la beauté, et qu'on peut le trouver jusque dans les « valises, pareilles à de vraies visions d'art6

». Cela laisse présager, déjà, du « merveilleux quotidien » que sauront apprécier les Surréalistes7

. 1. ibid., p. 121 2. ibid., p. 128 3. ibid., p. 138 4. ibid., p. 123 5. ibid., p. 136 6. ibid., p. 137

7. Lorrain est capable de s'enthousiasmer pour des productions de la modernité aussi bien que de les condamner. Ainsi, alors que tout Paris invective les laideurs de la Tour Eiffel, en 1889, Lorrain chante déjà les grâces de ses tiges d'acier dans ses chroniques. Avant de la prendre en horreur lui-aussi, au fur et à mesure que grandit sa haine pour Paris.

La beauté, les qualités esthétiques ne sont plus renfermées dans l'objet: c'est l'œil du spectateur qui les projette sur lui. Nous avons suggéré plus haut à quel point Lorrain — et d'autres de ses contemporains — était précurseur au sujet des théories de la réception telles qu'elles s'élaboreront au cours du XXe

siècle, bien qu'il n'ait sans doute pas eu conscience de l'être. Ainsi, avant la lettre, Lorrain est un tenant de l'idée selon laquelle l'art est dans l'œil de celui qui regarde. On peut interpréter d'une nouvelle manière cette considération: « il n'y a point d'objet en Hollande, il n'y a que des visions1

». Elle signifierait que le regard a plus d'importance que l'objet considéré. Et, si cette conception est romantique au départ, elle s'apprête à revêtir un sens nouveau. Le Romantisme, certes, est l'acteur de la scission spectaculaire entre ce qu'on pourrait appeler l'ère classique et l'ère romantique, de laquelle nous ne sommes toujours pas sortis. Il y va en effet d'un complet changement du paradigme esthétique: la beauté n'est pas dans l'objet, elle réside dans l'œil de l'observateur. Mais Lorrain pousse le constat dans une autre direction — celle qu'emprunteront les artistes modernes: le Romantisme loge l'art dans l'œil du génie créateur qu'est l'écrivain, tandis que la modernité le place dans l'œil du récepteur, du lecteur, participant à un mouvement inaugural qui conduira aux théories modernes de la réception.

Certes, Lorrain continue de s'inscrire dans le sillage romantique en conférant à l'artiste un pouvoir voisin du génie. Plus que l'amateur, l'artiste est celui qui fait voir les choses, leur conférant une dignité esthétique. Ce pouvoir est accru encore par l'alchimie poétique dont il est capable, et qui, si l'on veut, transmue la boue en or. Bien sûr, le cynisme du décadent transparaît, et dénonce insidieusement la falsification. C'est ainsi, peut-être, que M. de Bougrelon, ce poète détenteur de la pierre philosophale de l'art, est couvert de « pierreries vertes et bleues négligemment piquées dans [sa] collerette, faux saphirs et fausses émeraudes » qui « achèv[ent] [sa] parure de parfait charlatan2

». Le poète est charlatan et délivre, pour tous ors, des bijoux de pacotille; soit. Mais le charme opère, et la dorure de l'apparence, pour n'être pas « vraie », n'est en pas moins le fruit d'une esthétique qui lui reconnaît une valeur (la vanité n'est plus connotée négativement, par exemple, chez Barbey (Du dandysme): paraître, c'est être).

Le poète n'est pas seul en jeu; venons-en au fait. À propos des robes du boudoir des Mortes, M. de Bougrelon, énigmatique, stipule que « ces spectres ont laissé là leurs linceuls de velours et de soie palpables et tangibles pour nous forcer à les ressusciter dans notre souvenir3

». On pourrait lire entre les lignes l'illustration de ce qu'est le rôle du spectateur dans la contemplation d'une œuvre d'art. Le « souvenir », l'esprit du spectateur — qu'il soit amateur de peinture ou d'un quelconque autre art visuel ou bien lecteur — recèle, comme un ferment, la capacité de prêter vie à l'œuvre, de la faire naître, « ressusciter ». Le lecteur, ainsi, crée le chef-d'œuvre par la lecture, lui donne un être

1. M. de B., p. 138 2. ibid., p. 137 3. ibid., p. 123

au monde sur le support de son imagination. Car le récit n'existe que dans l'esprit du lecteur. Un livre fermé, aussi épais soit-il et abondamment semé de petits signes noirs, ne contient aucun récit. Le lecteur se voit attribuer un rôle actif dans l'« accouchement » de l'œuvre d'art.

En substance, Lorrain insinue l'idée d'un art « dialogique », un art qui nécessiterait la collaboration de l'auteur et du lecteur. Au moment de prendre congé, M. de Bougrelon, figure de conteur, remercie ses hôtes, figures, eux, du lecteur: « je vous sais infiniment gré, messieurs, d'avoir bien voulu me laisser cultiver en vous les fantasmes de mes rêves...1

». Le lecteur est un réceptacle à l'image du terreau fertile. Reconnaissant envers les deux voyageurs, M. de Bougrelon laisse donc entendre qu'il y a des bons et des mauvais terreaux. Preuve supplémentaire que la lecture n'est pas un acte indifférent2

.

Séverine Jouve signale, à propos de l'œuvre décadente: « il ne s'agit plus de peindre la vie, mais de rendre vivantes la peinture et l'écriture3

». Ajoutons à l'écriture, la lecture. Que ce soit en insufflant vie aux frusques antiques des musées ou en suggérant le dynamisme des activités d'écriture et de lecture, Jean Lorrain le signifie de toutes les façons: les arts ont partie liée avec la vie.

1. ibid., p. 149

2. En effet, engager le lecteur à choisir une attitude est déterminant pour la réception de Monsieur de Bougrelon. Cela se vérifie dans les plus menus détails. Par exemple, M. de Bougrelon boit du gin de cinquante ans d'âge. Pour les uns, qui auront choisi une lecture prudente et « romanesque », il s'agit d'un détail d'accréditation réaliste assez indifférent (« l'effet de réel » de Roland Barthes). Pour les autres, plus aventureux, l'alcool sera au vieillard ce que le formol est aux exceptions naturelles des cabinets de curiosités. Le gin qui, longuement vieilli, se voit conférer des propriétés supérieures, sera d'après eux un conservateur de choix, propre à maintenir par delà son époque le phénomène qu'est M. de Bougrelon: ce gin sera une invitation au merveilleux.

3. S. Jouve, Obsessions et perversions dans la littérature et les demeures à la fin du XIXème

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