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L’impact d’une tempête médiatique sur l’opinion publique électorale

3.2. Cadre théorique

3.4.2. Influence sur le choix de vote

Le découpage temporel des données du projet Parlement Local suggère une progression de l’importance des opinions à propos des différentes facettes de la crise des réfugiés sur les intentions de vote. La période de tempête médiatique autour de la crise des réfugiés crée un contexte où les principaux cadres avancés deviennent des déterminants de l’intention de vote. L’une des questions cruciales de toute étude sur les effets de la communication politique demeure toutefois liée à la durée réelle des effets. Une tempête médiatique s’étant déclenchée plus de six semaines avant la date réelle des élections peut-elle encore avoir un effet le jour du

vote? Après tout, la majorité des campagnes modernes durent moins longtemps. Les données postélectorales du sondage permettent de répondre à cette question. La Figure 11 présente les effets marginaux des variables utilisées dans les modèles précédents sur le vote effectif, tel que mesuré dans la vague postélectorale du sondage (Tableau XVI de l’annexe en ligne).

Figure 11. Effets des attitudes à propos de la crise des réfugiés sur le choix de vote

Les résultats de cette régression logistique multinomiale concordent avec ceux présentés à la Figure 10, autant en termes d’ampleur que de direction de l’effet. Toutes autres valeurs par ailleurs égales, les effets marginaux entre les catégories inférieures et supérieures de chaque échelle d’opinion politique produisent des changements attendus sur le choix de vote. Ceux qui estiment crucial de poursuivre les efforts de guerre contre l’État islamique sont plus enclins à voter conservateur (7,86 points de pourcentage). La même opinion diminue la probabilité d’avoir choisi le PLC de 6,94 points de pourcentage. Au contraire, ceux qui estiment que le Canada devrait accueillir plus de réfugiés sont plus susceptibles d’avoir choisi le PLC (6,97 points) ou le NPD (3,18 points). Ils sont par ailleurs moins enclins à choisir le PCC (- 9,00 points). Enfin, imposer un accord avec la proposition voulant que le Canada soit sujet à

−0.10 −0.05 0.00 0.05 0.10

Guerre EI Plus de réfugiés Menace terroriste

Probabilité de l'appui élector

al (a vec IC 95%) Vote Libéral Conservateur NPD

une menace terroriste augmente de 5,9 points de pourcentage la probabilité d’avoir choisi le PCC à la dernière élection.

De tels résultats permettent de rejeter la troisième hypothèse nulle : dans plusieurs cas, les attitudes politiques à propos des cadres mobilisés dans la lutte pour la définition de la tempête médiatique sur la crise des réfugiés constituent des déterminants significatifs du choix de vote (et de l’intention de vote). Par conséquent, cela suggère qu’il pourrait être crucial, pour les partis politiques impliqués dans une campagne électorale, de reconnaitre les situations de tempête médiatique et d’y consacrer assez de ressources pour s’assurer que leurs adversaires ne les monopolisent pas à leur avantage. Bien que les résultats montrent l’effet d’une persuasion « totale » (en faisant passer les répondants de la catégorie « en désaccord » à « en accord »), même une persuasion « partielle » aboutit parfois en un impact significatif (voir les tableaux XIV, XV et XVI, dans l’annexe en ligne).

3.5. DISCUSSION

L’intérêt de ces résultats doit être évalué en rapport avec l’imprévisibilité de l’émergence de la tempête médiatique de la crise des réfugiés dans la trame narrative électorale de 2015. En effet, bien que certains partis politiques eussent déjà mis de l’avant certains des éléments qui seront réutilisés dans la lutte pour définir l’enjeu, il faudra la publication d’une photo choquante avant que les médias ne s’intéressent pleinement à la question. Du 3 au 15 septembre 2015, plus de la moitié des paragraphes médiatiques qui mentionnent au moins un enjeu feront référence à la crise des réfugiés (voir chapitre 1). Durant la même période, les attitudes politiques citoyennes à propos des cadres mis de l’avant par les partis politiques qui interviennent sur la question évoluent de façon parfois marquée, spécialement en ce qui a trait à la proposition d’accueillir un plus grand nombre de réfugiés au Canada.

Les données de sondage révèlent aussi comment les opinions politiques développées au sujet de la crise des réfugiés se sont immiscées dans les considérations électorales des citoyens canadiens, pour devenir des déterminants significatifs de leur choix de vote final. Il semble donc raisonnable de conclure que la manière dont les partis ont géré cette tempête médiatique a pu

avoir un impact sur leur appui électoral. Un rapide examen des résultats électoraux de 2015, qui exclut les circonscriptions québécoises, dévoile ainsi que 38 courses se sont soldées par un écart inférieur à 5 points de pourcentage entre le candidat conservateur et ses adversaires libéral ou néodémocrate61. Il est possible que les attitudes à propos des items liés à la crise des réfugiés

aient décidé du résultat dans plusieurs de ces circonscriptions.

Quelques-unes des limites de cette démarche de recherche méritent d’être soulignées. En premier lieu, bien qu’elle lie certaines opinions politiques au choix de vote, elle ne constitue pas une preuve de causalité. Il apparait en effet probable que les partisans de chaque organisation politique soient plus susceptibles d’intégrer les cadres mis de l’avant par leur parti préféré. Ce serait donc leur affiliation partisane qui chapeauterait les deux phénomènes. L’examen d’une période plus longue aurait permis l’utilisation d’un protocole d’analyse temporelle capable d’en dire plus sur les liens de causalité entre les variables qui nous intéressent.

En deuxième lieu, les limites habituelles de toute étude de cas s’appliquent ici. Nous examinons l’impact d’une tempête médiatique, dans un seul contexte, sur une seule élection. Il faudra reproduire le processus à quelques reprises avant d’être en mesure d’en généraliser les conclusions avec confiance. Notons qu’il semble logique de croire que certaines caractéristiques propres à chaque tempête puissent influencer grandement ses effets sur les citoyens. On peut par exemple penser à des facteurs tels que l’ampleur de la tempête, son niveau de prévisibilité, ou encore la manière dont les enjeux qui la portent s’arriment aux forces et faiblesses (perçues) des partis politiques. Une jonction avec la littérature sur le « issue ownership » (Bélanger 2003; Bélanger et Nadeau 2015; Petrocik 1996; Thesen, Green-Pedersen et Mortensen 2017) pourrait probablement aider à mieux nuancer la réflexion à propos des effets des tempêtes médiatiques sur l’opinion publique.

Les résultats de l’article contribuent à la recherche sur les tempêtes médiatiques et sur la communication électorale. D’une part, parce qu’ils entament le dialogue à propos de l’influence de ces tempêtes sur l’opinion publique, une question laissée en suspens par les autres analyses. D’autre part, parce qu’ils montrent comment un item exogène à la campagne a su s’imposer à

61 Calculé d’après les données électorales rendues disponibles par Élections Canada, qui furent consultées en

la trame narrative électorale et, ultimement, influencer l’opinion et le choix de vote de certains électeurs.

Il s’agit d’une occasion stimulante pour reconsidérer la meilleure façon de conceptualiser les attentes stratégiques et tactiques envers toute campagne électorale. En effet, dans un monde où la plupart des acteurs politiques investissent d’immenses ressources à la préparation d’un plan de campagne détaillé, plusieurs chercheurs, stratèges et observateurs politiques estiment qu’une bonne campagne électorale reste « on message », c’est-à-dire collée à son plan d’origine. Or, en montrant l’impact que peut prendre un enjeu « imprévu » sur l’opinion publique et sur le choix de vote des citoyens, cette analyse suggère que les acteurs politiques seraient parfois avisés, en période de tempête médiatique, d’accepter de s’écarter du plan de communication initial afin de chercher à contrôler la teneur des échanges à propos des enjeux qui dominent la couverture médiatique électorale.

L’idée de s’en tenir à un plan établi longtemps à l’avance implique peut-être un manque de réactivité qui cadre mal avec l’environnement médiatique adversatif moderne. Il se pourrait qu’une campagne « agile » puisse tirer profit d’occasions qui échapperont à des adversaires trop concentrés sur la mise en œuvre d’un plan qui ne tient pas compte du contexte dans lequel il s’exécute. Nous invitons en ce sens les chercheurs, ainsi que les stratèges et partis politiques, à circonstancier la nécessité de rester à tout prix « on message » et estimons qu’il s’agit d’une façon stimulante de penser les campagnes électorales à venir.

Cette thèse de doctorat a été construite de manière à mieux comprendre l’influence de hausses subites et explosives de l’attention médiatique — des tempêtes médiatiques — durant les campagnes électorales. Sa contribution la plus significative est de mettre en évidence l’absence de linéarité de l’environnement communicationnel électoral ainsi que des relations d’influence qui s’y déroulent. En cela, elle fait avancer le débat à propos des facteurs qui permettent de mieux concevoir — et aussi de mieux évaluer — l’action tactique des acteurs politiques pendant les campagnes électorales. Les prochaines pages récapituleront les preuves empiriques qui appuient une telle interprétation, puis offriront une discussion plus élaborée à propos des avenues de recherche subséquentes à explorer ainsi que des limites inhérentes à cette démarche.

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L’approche théorique adoptée dans ce document s’inscrit dans le troisième paradigme de recherche sur les effets de la communication politique, qui considère que les médias de masse peuvent avoir un impact significatif sur les citoyens à partir de mécanismes tels que la mise à l’agenda, le cadrage et l’effet de primauté. Elle ne rejette pas pour autant les principaux arguments du deuxième paradigme de recherche, qui se concentre sur les facteurs fondamentaux qui expliquent la stabilité de certains des patrons comportementaux des citoyens. L’importance de certains d’entre eux — l’identité partisane et les considérations économiques — est d’ailleurs corroborée dans le troisième article de la thèse, par les analyses menées sur les données de sondage du projet Parlement Local.

Il n’en demeure pas moins que les acteurs politiques disposent d’une faible marge de manœuvre quant à l’issue de l’élection. En tant qu’acteurs rationnels jouant leur avenir immédiat à la prochaine élection, ils se doivent de tout mettre en œuvre pour maximiser l’effet des facteurs sur lesquels ils exercent un pouvoir d’influence. L’ordre du jour médiatique, dont l’ascendant sur les citoyens n’est plus à démontrer, constitue un des endroits cruciaux où les partis politiques peuvent intervenir. Le courant de recherche qui s’intéresse aux dynamiques d’influence entre les ordres du jour politiques et médiatique identifie le phénomène en tant que « construction de

l’ordre du jour ». Il s’intéresse aux forces et acteurs qui expliquent les contenus médiatiques, ainsi qu’à la manière dont ils sont eux-mêmes influencés par les contenus médiatiques.

Or, la plus belle part de la recherche effectuée à ce sujet dans les dernières décennies se concentre sur la première de ces deux propositions, peut-être principalement parce que les élites politiques sont souvent décrites comme possédant un avantage régulier dans la relation qui les unit aux médias de masse (Bennett 1990; Entman 2004). Pourtant, un courant de recherche récent s’intéresse aux hausses abruptes et subites de l’attention communicationnelle (Boydstun, Hardy et Walgrave 2014; Giasson, Brin et Sauvageau 2010; Vasterman 2005, 2018; Walgrave et coll. 2017; Wolfsfeld et Sheafer 2006), qui sont parfois présentées comme une conséquence de l’émancipation des journalistes envers les sources officielles à travers la démocratisation des technologies de communication (Livingston et Bennett 2003). Plusieurs analyses examinent ainsi les conditions qui permettent aux élites politiques de contrôler les débats à propos d’évènements internationaux majeurs dont elles ne sont pas les initiatrices (Entman 2004; Kuypers 1997; Livingston 1997, 1998, 2001).