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L’impact d’une tempête médiatique sur l’opinion publique électorale

4.2. Limites de la thèse

4.2.3. Considérations liées à l’adoption d’une approche temporelle

Lorsque des résultats préliminaires de cette thèse furent présentées, un des commentaires les plus fréquents concernait la pertinence d’un recours aux méthodes d’analyse temporelle (time series), qui aurait permis de tenir compte des relations entre les valeurs passées de chacune des variables incluses à certains des modèles statistiques qui tapissent la démonstration. Des démarches analytiques exploratoires ayant précédé la production des deux premiers articles (par exemple, Dumouchel 2018) ont testé la pertinence d’un design de recherche faisant la belle part aux analyses temporelles, dans une logique similaire, par exemple, à celle mise de l’avant par Brandenburg (2002) et plusieurs autres.

Deux éléments principaux ont justifié la décision de privilégier l’approche finalement retenue. D’abord, la conception de la communication électorale en tant que lutte entre les acteurs politiques et les médias de masse pour le contrôle de l’ordre du jour politico-médiatique, où les actions de chacun influencent celles des autres, implique le recours à des modèles temporels de type VAR (vector autoregressive), qui visent à modeler les interdépendances entre chacune des variables incluses au modèle. Dans cette approche, le nombre d’observations de chaque série temporelle constitue une dimension importante. Bien qu’il n’existe pas de consensus formel à ce propos, il est généralement admis que le nombre d’observations requis augmente selon la méthode utilisée et selon la stabilité de la relation entre les variables (Hanke et Reitsch 2008).

On parle généralement d’un nombre comprenant au moins trois fois le cycle temporel de la série temporelle d’intérêt (par exemple, 36 observations pour des données annuelles relevées chaque mois).

Bien que les 79 observations (une par journée de campagne) dont nous disposons pour chaque enjeu soient théoriquement suffisantes, des analyses exploratoires (Dumouchel 2018) visant à évaluer la stationnarité de chaque série de données ont révélé plusieurs ruptures structurelles, c’est-à-dire des changements abrupts dans au moins une des caractéristiques fondamentales de la série temporelle. Ces changements peuvent par exemple concerner la moyenne de la série, qui bondit soudainement et sans lien avec les autres variables du modèle, ou n’importe quel autre des paramètres du processus mathématique qui la décrit. Certaines séries comprenaient ainsi jusqu’à quatre ruptures structurelles, ce qui a généré un doute important par rapport à la puissance descriptive des 79 observations (par enjeu) incluses dans la base de données. Puisque chaque rupture est causée (en théorie) par un évènement exogène particulier et possède donc des caractéristiques propres, quel pouvoir explicatif peut-on réellement espérer atteindre avec une méthode dont l’objectif est de chercher à identifier des interdépendances qui changent sans arrêt?

Ce constat est d’autant plus pertinent que les ruptures ne s’exprimaient pas également dans les séries de chaque acteur. Les séries liées aux médias, par exemple, tendaient à montrer des changements évidents à l’œil nu, dont l’ampleur et la régularité étaient beaucoup plus claires qu’en ce qui concerne les séries des acteurs politiques. La recherche d’une explication théorique pour cette constatation empirique m’a mené au concept de « tempête médiatique », qui se définit en tant que hausse subite de l’attention médiatique accordée à un item politique donné pendant une courte période de temps. La (rare) littérature sur le phénomène (Boydstun et coll. 2014; Walgrave et coll. 2017) montrait comment les périodes de tempête médiatique se différenciaient de manière significative des autres périodes, notamment par une diminution de l’espace pour les autres enjeux ainsi que par une réactivité accrue des élites politiques envers les enjeux qu’elles portent. Bien que le concept n’ait encore jamais été mis de l’avant pour expliquer les dynamiques communicationnelles électorales, il m’a semblé d’autant plus porteur que plusieurs des tempêtes que ma base de données identifiait correspondaient aux ruptures temporelles précédemment mentionnées.

Le concept de tempête médiatique présente l’avantage indéniable d’offrir un schème cognitif structurant permettant d’expliquer les dynamiques communicationnelles électorales. Il s’agit du deuxième élément ayant milité pour l’abandon des analyses temporelles, qui est d’ordre interprétatif. Plusieurs démarches adoptant une approche temporelle produisent en effet des résultats difficiles à expliquer de manière substantive. Par exemple, l’analyse de Conway- Silva et coll. (2017)62, qui examine les liens entre les tweets des candidats à la présidentielle

américaine de 2016 et les médias de masse arrive à la conclusion, entre autres choses, qu’un message à propos de l’éducation publié par un candidat sur Twitter influencera les médias quatre jours plus tard, puis sept jours plus tard (voir Tableau 3, en page 476), mais pas les autres jours. Un message à propos des taxes aurait quant à lui une influence sur les médias le jour même, puis deux jours plus tard. Or, si de tels résultats sont significatifs au plan mathématique, ils posent des problèmes évidents d’interprétation. Comment expliquer de tels résultats, au plan théorique? Plus important encore, qu’est-ce que ces résultats nous apprennent sur autre chose que les dynamiques propres à l’échantillon récolté par le chercheur? Un des avantages les plus valorisés de l’analyse temporelle consiste en sa capacité à prédire les tendances futures des variables d’intérêt. S’il est intéressant, pour un économiste, de pouvoir prédire qu’une baisse des taux directeurs se traduit généralement par une hausse du PIB cinq mois plus tard, quel stratège politique serait à l’aise de conseiller à son employeur de publier un message à propos de l’éducation sur Twitter quatre ou sept jours avant le moment où il espère générer une couverture médiatique à cet égard?

Au contraire, l’utilité immédiate d’une étude systématique de l’impact électoral des tempêtes médiatiques est plus claire, quoiqu’encore peu documentée. Dans leur excellente revue de la littérature sur les travaux consacrés aux hausses subites de l’attention médiatique dévolue à un item spécifique, Boydstun, Hardy et Walgrave déplorent l’absence de critères empiriques clairs et fédérateurs permettant d’identifier les tempêtes médiatiques, suggérant que leurs prédécesseurs opéraient selon une logique relevant du « you-know-it-when-you-see-it » (2014, 511). Si cela constitue une faiblesse en termes de recherche scientifique — que Boydstun et ses collègues ont contribué à combler avec brio —, il semble pertinent de souligner que la facilité

62 Leur cas n’est certainement pas unique; il n’est utilisé qu’en guise d’exemple. Il illustre des problèmes auxquels

avec laquelle les observateurs peuvent identifier les tempêtes médiatiques potentielles rend le concept attrayant en regard de la dispersion des connaissances scientifiques, ainsi que de son utilité interprétative. Si d’autres études corroborent les premières conclusions à propos des effets des tempêtes médiatiques, le concept pourrait ainsi devenir une porte d’entrée intéressante vers une meilleure compréhension des dynamiques communicationnelles électorales. En effet, si les périodes de tempête entrainent une diminution marquée du nombre moyen d’enjeux inclus dans la couverture médiatique ainsi que de la capacité des partis politiques à promouvoir des enjeux qui ne sont pas liés à la tempête en cours, cela implique que ces périodes sont moins propices à la promotion de nouveaux enjeux. Cela est d’autant plus vrai que les résultats du troisième article suggèrent que les citoyens réagissent aux débats entourant les enjeux qui font tempête.

Par conséquent, il apparait logique de supposer que dans un tel contexte, les candidats seraient peut-être mieux avisés d’attendre quelques jours avant de publiciser un engagement électoral crucial à leur stratégie, surtout s’il n’est pas lié à la tempête en cours. Autrement, ce dernier est moins susceptible d’être couvert par les médias et, par le fait même, de rejoindre les segments électoraux auxquels il s’adresse. Selon ces considérations, une « bonne » campagne ne viserait plus à rester on message, mais plutôt à profiter au maximum des périodes plus propices à la diffusion de nouvelles promesses. Durant les périodes de tempête, moins prégnantes à de telles actions, il deviendrait alors plus productif de s’engager avec énergie dans la lutte pour la définition des enjeux au cœur du débat, puisque ces derniers auraient un effet significatif sur les attitudes politiques des citoyens. C’est d’ailleurs dans ce processus que l’aspect facilement reconnaissable des tempêtes médiatiques (you-know-it-when-you-see-it) offrirait un avantage interprétatif intéressant pour les stratèges politiques.

En résumé, la décision de ne pas adopter une approche temporelle tient à deux éléments principaux. D’une part, en raison d’un nombre d’observations (relativement) faible et présentant plusieurs ruptures structurelles de grande ampleur. D’autre part, parce que s’est présentée une alternative plus simple, mieux ancrée au plan théorique et avec un potentiel interprétatif plus puissant. Notons par ailleurs que les critères empiriques permettant l’identification des tempêtes médiatiques ont produit des résultats assez compatibles avec ceux découlant des analyses temporelles exploratoires. Pour toute démarche scientifique, il est en règle générale avisé, en cas de doute, de choisir l’approche la plus parcimonieuse et la mieux ancrée au plan théorique.