Impacts sur le lecteur et sur la lecture

Les lecteurs, ainsi que leurs habitudes de lecture, sont particulièrement importants. Quels sont les différents impacts du livre numérique auprès des lecteurs ? Comment vivent-ils et perçoivent-ils ces transformations ? Identifier les impacts du numérique sur les lecteurs et la lecture nécessite de prendre en considération trois dimensions : les bénéfices et complexités du livre numérique, la valeur symbolique du livre et sa dimension sociale, ainsi que les modalités d’adoption du livre numérique.

7.1 Les bénéfices et complexités du livre numérique

Parmi les avantages du livre numérique auprès des lecteurs, les plus fréquemment mentionnés sont la portabilité et la disponibilité. La portabilité réfère à la possibilité d’avoir accès à des centaines de livres sur un appareil d’un poids souvent équivalent à un seul livre (Chen, 2003 ; Van Der Weel, 2010). Le lecteur peut donc lire plusieurs livres à la fois, et ce avec l’assurance d’avoir accès à chacun d’eux, à n’importe quel moment et en n’importe quel lieu (Liu, 2010). La disponibilité réfère de son côté à la possibilité de se procurer un titre désiré spontanément, moyennant l’accès à une connexion Internet. En quelques secondes, le lecteur peut acheter ou emprunter un livre disponible en format numérique (Chen, 2003 ; Lian, 2010 ; Liu, 2010 ; Van Der Weel, 2009).

Liu (2010) mentionne également deux autres avantages du livre numérique. D’une part, il donne contrôle à l’usager sur la police de caractère utilisée, la grosseur du point et la couleur du texte, ce qui lui permet d’obtenir la présentation visuelle qui lui convient le mieux. Ces fonctionnalités dispensent également les éditeurs de produire des éditions spéciales pour les lecteurs ayant des limitations visuelles. D’autre part, le livre numérique est un objet vivant auquel les utilisateurs pourraient être invités à contribuer : “Not every book will benefit from such a collective, participatory authorship, but certain types of books might : travel destination, pop culture references, collections of real-time reactions and thoughts from people at an event come to mind.” (Liu, 2010 : 128) Cette approche, qui rappelle le fonctionnement de Wikipédia, est en phase avec l’ère du temps et le succès remporté par le web social (2.0). Comme dernier avantage du livre numérique, Maynard (2010) souligne que ses éléments interactifs ont le potentiel de générer un intérêt pour les livres et la lecture chez les enfants.

Les livres numériques ont toutefois aussi, selon certains, leurs désavantages. Dans le cadre de l’étude menée par Maynard (2010), les participants ont souligné qu’il est difficile de se repérer dans un livre numérique pendant la lecture. Des actions comme revenir en arrière de quelques pages pour se remémorer un passage ou tenter d’évaluer combien de pages restent à lire avant la fin du chapitre s’effectuent de façon beaucoup plus simple avec un livre imprimé. Liu (2010 : 126) relève également que les tablettes et autres appareils de lecture ne peuvent présenter qu’une seule page à la fois, ne permettant donc pas de comparer plusieurs textes à la fois. Pour l’auteur, il s’agit d’une limite importante dans le domaine de la recherche :

The ability to view passages from multiple books simultaneously may be essential for critical thinking and research. […] Although the commentary on the potential for ebooks to revolutionize education has been enthusiastic, I have seen no discussion of this critical disadvantage of ebooks as compared to paper books.

Enfin, à l’heure actuelle, les coûts additionnels associés au livre numérique demeurent importants, comme l’achat d’une tablette de lecture ainsi que le coût d’accès à une bande passante (Chen, 2003). Le prix des tablettes de lecture demeure particulièrement élevé à l’extérieur des États-Unis (Anthony, 2012).

La question de la surenchère de publications numériques peut également être perçue aussi bien positivement que négativement. Les éditeurs se positionnent comme garants de la crédibilité des ouvrages publiés. Ils effectuent une sélection parmi les nombreux manuscrits qui leurs sont proposés, réalisant en quelque sorte un contrôle de qualité. Or, de nombreux textes sont publiés numériquement sans passer par une telle sélection. Dans cette surenchère de titres, comment le lecteur peut-il s’y retrouver ? (Carreiro, 2010 ; Purcell, 2011 ; Van Der Weel, 2009) Dans ce paysage où le meilleur et le pire peuvent se côtoyer, il est également difficile pour le lecteur de juger de l’intégrité des documents consultés : “Many readers will want or even need to know what edition or translation they are looking at ; whether the text is abridged or not, and similar bibliographical information that printed books rarely fail to deliver.” (Van Der Weel, 2009 : 152) Cette offre croissante d’ouvrages numériques peut cependant représenter une opportunité pour certains lecteurs : celle d’avoir un plus grand choix, de pouvoir découvrir des auteurs talentueux n’ayant jamais obtenu la faveur d’un éditeur, etc. Bref, le numérique remet en question la légitimité des hiérarchies culturelles instituée par la chaîne « traditionnelle » du livre.

7.2 La valeur symbolique du livre : la dimension sociale

Certains auteurs sont d’avis que l’industrie du livre est présentement trop préoccupée par les enjeux économiques et technologiques associés au numérique, oubliant de prendre en compte la position des lecteurs (Guthrie, 2011 ; Helmer, 2010 ; Van Der Weel, 2009). Si l’amélioration des appareils de lecture et un meilleur positionnement des éditeurs face au numérique peuvent susciter l’adoption du livre numérique par un plus grand nombre de lecteurs, qu’en est-il de la dimension sociale du livre et des habitudes de lecture des individus ? Sur ces aspects, beaucoup de recherches sont encore nécessaires :

Most ebooks commentators continue to refer almost exclusively to market viability or business models, not the culture of reading in either the narrow or broad sense of culture. Many more detailed studies of the cultural impact of ebooks are needed to establish what the ebooks are doing (and are likely to do) to reading practice and levels, not just how ebooks are affecting the balance sheets of publishing houses. (Guthrie, 2011: 20)

La résistance des consommateurs n’est alors peut-être pas uniquement liée à la dimension technologique des livres numériques, mais peut-être aussi aux impacts de la technologie sur des éléments plus proprement « culturels » (Van Der Weel, 2010). Par exemple, alors qu’il est généralement reconnu que la pratique de la lecture diminue au sein de la population, le nombre de livres vendus semble selon certains auteurs se maintenir, voire augmenter. Pour Van Der Weel (2009 : 150), cela est dû à la valeur symbolique du livre imprimé : “The practice of owning, giving, and receiving books is readily available and eminently affordable. It represents a relatively cheap means to confer a certain intellectual status on all parties concerned.” Ainsi l’achat de livres peut-il être lié à l’expression d’un certain statut social ou à la quête d’un tel statut. Liu (2010 : 125) corrobore cette affirmation en relevant que plusieurs personnes aiment montrer leur érudition par les livres qu’ils transportent avec eux dans les lieux publics : “Ebooks, being without covers, cannot serve this signaling function.”

La visibilité du livre imprimé, obtenue par sa matérialité, apparaît donc comme une caractéristique essentielle de sa valeur symbolique puisqu’elle contribue à la construction de l’identité de l’individu qui le possède (Liu, 2010 ; Van Der Weel, 2009). Compte tenu de son immatérialité, le livre numérique pourrait difficilement accomplir cette fonction. De plus, l’immatérialité du numérique a le potentiel de réduire la satisfaction qui résulte de la possession matérielle, le sens de la propriété devenant plus « abstrait » (Van Der Weel, 2009).

Outre le moment durant lequel il est offert, Liu (2010) rappelle que le livre imprimé s’inscrit dans de nombreux rituels sociaux. Il évoque notamment les séances de signature où les lecteurs se présentent pour faire autographier un livre par leur auteur favori. Il mentionne également l’action de prêter un livre à un ami pour lui faire découvrir un nouvel auteur ou celle de revendre un livre déjà lu. Enfin, il souligne que le livre en tant qu’objet devient porteur d’une histoire :

Old books, in their material, printing, design, art, and marginalia, capture something about their owners and their times. An old book passed on from our grandparents and parents has meaning far beyond what’s printed in. » (Liu, 2010 : 126)

Ces exemples de pratiques sociales, à tout le moins pour l’instant, posent des défis au livre numérique.

7.3 L’adoption du livre numérique

Bien que les ventes de livres numériques connaissent une croissance régulière, elles sont loin d’occuper une position dominante dans le marché du livre. À l’exception des « early adopters », nul ne sait si le livre numérique viendra vraiment déloger le livre imprimé dans les habitudes de lecture (Guthrie, 2011). Pour Lian (2010 : 44), un lecteur ayant passé au livre numérique ne reviendra jamais à l’imprimé :

Once they have bought an e-reader and made the transition from print book to e-book, e-book readers will only look for e-book in online e-bookstore. If a book has no digital version, that book doesn’t exist as far as the e-book reader is concerned, in other words, the e-book reader will not buy a print version as an alternative.

Wischenbart (2011 : 21) souligne plutôt que le public joue souvent des deux côtés, jouissant à la fois de l’apport du livre dans la construction identitaire et des avantages des contenus en ligne, dans une perspective au sein de laquelle se côtoient le local et le global :

[The audience is] fond receiving their personalized “real life” serving of, for instance, literature in the form of highly popular festivals, bookshop readings or media programs, and yet browsing anonymously through the much larger offers at chain bookstores or their local Amazon online site.