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Chapitre 4 : Propriétés de l’environnement entrepreneurial en émergence

II. L’ancrage historique Entre précarité environnemental et désir d’autonomisation

5. L’impact de la crise économique

Des événements objectifs « imprévus » vont d’abord jouer en la faveur de la temporalité autoritaire. Il s’agit de la montée rampante de la crise économique, qui se soldera par les Programmes d’Ajustement Structurels (PAS) imposés par les bailleurs de fonds, et qui renforcera la précarisation des fonctionnaires de couches sociales « moyennes ». Bien plus, la dévaluation du francs CFA survenue en 1994 accentue la vulnérabilité des populations qui se

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trouvent « à la merci » de l’instrumentalisation clientéliste. La « politique du ventre » (Bayart, 2006) recouvre ses lettres de noblesse en accélérant la précarisation de l’opposition à travers le retournement de leaders par l’arme « alimentaire ». Grâce à sa mainmise abusive sur l’appareil administratif, le chef de l’État parvient à tenir plusieurs individualités potentiellement contestataires en haleine en faisant miroiter la possibilité d’une promotion socioprofessionnelle spectaculaire et séduisante. Dans la réalité, l’État du ventre ne saurait convier tout le monde à sa table. Surtout, le clientélisme politique, en fomentant l’éclosion d’une élite prédatrice, est inapte à conjurer la montée de la précarité socioprofessionnelle généralisée. Au contraire. Des frustrations sociales nouvelles émergent auprès des catégories jusque-là moins directement interpellées par les luttes politiques et symboliques en cours. Jeune universitaire et leader d’opinion, Guy-Parfait Songue relate l’impact de ce chamboulement de l’environnement économique durant ses années d’adolescence :

« J’ai beaucoup souffert. La souffrance m’a révélé. Une bonne partie de ma souffrance vient de la crise des années 80 qui a causé la chute brutale des salaires en 1992 et 1993, les salaires ont chuté de 70% et comme mes parents sont des fonctionnaires donc j’ai vécu de façon intime la frustration que ça représentait de voir comment les moyens chutent subitement. Et les ressources des parents ayant chuté, ils ne peuvent pas empêcher aux enfants d’encaisser. Donc en tant qu’enfant j’ai subi ça : Ça m’a rebellé. Et après j’ai vécu beaucoup d’autres frustrations conséquentes au fait que dans ce pays être brillant ne suffit pas. J’ai réussi au concours des officiers de l’armée de l’air, mais je ne suis jamais allé parce qu’on avait envoyé quelqu’un d’autre à ma place. Quelques semaines après avoir réussi le bac en 1996, j’ai été reçu à ce concours disons plus de 5000 candidats à l’échelle nationale, nous étions moins de 300, j’étais parmi ceux qui devaient être formés pour être officier de l’armée de l’air » (Guy-Parfait Songue).

Ces propos rendent compte d’un environnement qui s’insécurise à travers une situation sociale de crise exacerbée. Cette précarisation de la société camerounaise des années 1990 serait la conséquence de la rencontre de l’autoritarisme politique avec l’incapacité des autorités en place à conjurer la montée de la crise économique. Ce qui accentuera la permanence d’un modèle de gouvernance peu soucieux des impératifs de productivité. Les représentants de notre échantillon nées au cours des années 1960 sont au début de leur première expérience professionnelle. Celle-ci est ponctuée par des crises identitaires. Le jeune Séverin, en plus de connaître des séjours en prison à cause de l’orientation contestataire de son journal, doit en outre « lutter » pour maintenir le cap suite à la chute des tirages provoquée par la dévaluation du francs CFA. Haman connaît des mois impayés au sein de l’entreprise de presse gouvernementale, peu habituée à se passer des subventions étatiques. Cette crise enclenchera un processus de subjectivation qui se soldera par une démission. Cette

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démission, convertie en un acte symbolique majeur, va réorienter sa trajectoire biographique sur la voie de l’entrepreneuriat. La situation des natifs des années 1970 est encore plus délicate. Pressés plus que leurs aînés par la montée de la précarité, ils se trouvent socialement conditionnés de présenter les concours d’entrée dans l’administration publique de manière précoce, au détriment de leurs éventuels rêves. Malgré ces concessions subjectives symboliquement imposées par l’environnement, ils se trouveront à leur tour frustrés comme on peut le voir à travers l’extrait suivant tiré du récit de Claude.

« En réalité, j’ai eu un problème. Dans un premier temps, je veux faire journalisme, après je veux faire diplomatie. Je présente à deux reprises le concours de l’ESSTIC, je suis admissible mais pas admis. Puis après deux ans, j’obtiens ma licence, je fais le concours de l’ENAM, je suis admissible et pas admis. Puis je décide de ne plus jamais faire de concours. Ça, ce ne sont pas des concours. Ce d’autant plus que quand je vois ceux qui réussissent autour de moi, qui sont des camarades, ça devient difficilement supportable pour moi au regard du déphasage énorme qui existait entre nous. Et donc je trouve ça insultant pour ma personne. C’est un peu comme ça que je sors du créneau des concours et je dis : ‘‘Tant qu’à faire, maintenant, s’il me faut enseigner, c’est au niveau de l’université, pas au niveau intermédiaire’’ » (Claude).

En situation de précarité, les agents de l’État « prédateur » renchérissent les places en monnayant l’accès à la fonction publique. À l’instar de Claude, Alain présentera également un cas similaire où il aurait été refoulé dans un concours de formation de l’élite armée. L’engagement chez l’individu en expansion apparaît comme un phénomène qui se trouve incarné dans tous les aspects de la vie indépendamment du statut et de l’âge. L’engagement inaugure la montée du sujet individuel. Décidé à se prendre désormais en charge en vue de procurer du sens à sa vie, celui-ci apporte un nouveau souffle à la dynamique d’individualisation en s’engageant dans l’action historique. La cristallisation de l’engagement politique (Abel, Henriette) et de la publicité critique (Ambroise, Mathias, Alain, Claude, Guy- Parfait), la mise sur pied des organes médiatiques indépendants (Séverin et Haman), la création d’établissements académiques (Bob) et culturels (Malet) privés, la promotion des droits humains (Madeleine), constituent autant de sites et moyens à travers lesquels l’individu émergent s’active à bricoler le nouveau chantier de construction d’une société utopique.

« Nous avons commencé à travailler dans les années 1993 quand on avait déjà eu l’autorisation grâce au feu Monseigneur Jean Zoa, parce que ce n’était pas évident avec l’administration territoriale de l’époque dirigée par Andzé Tsoungui. Ils disaient que la torture n’existait pas au Cameroun, et donc qu’on n’avait pas le droit de dire qu’on crée une association contre la torture. Dans les années 1992, c’était difficile d’obtenir une autorisation » (Madeleine).

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À l’instar de Madeleine, chaque interlocuteur de notre échantillon va prendre sur lui la responsabilité de conjurer la précarité galopante en s’investissant corporellement pour l’avènement du contemporain. À partir du travail de synchronisation des parties des récits renvoyant à la décennie 1990, celle-ci se présente objectivement comme une période-phare de la redistribution des cartes de productivité sociale grâce au redéploiement d’autres temporalités aux côtés de la temporalité autoritaire. La temporalité mise en relief par les extraits présentés est celle de l’émergence par forcing de l’individu. Astreint en même temps à devenir acteur, ce dernier s’inscrit de plus en plus dans l’historicité sociale en cours à travers un élan subjectivé d’engagement entrepreneurial.

Au bout du compte, ce parcours synthétique de l’histoire sociale et politique du Cameroun contemporain, à partir d’extraits tirés des récits biographiques d’acteurs individuels évoluant en marge du sérail politique dominant, informe finalement sur le sens du processus d’individualisation. Ce dernier, s’il semble inéluctable, est astreint à conjurer l’obstacle de la double précarité politique-institutionnelle et socio-économique. Le précariat, avancé par Robert Castel (2013), serait le principal obstacle à l’émergence d’une société des individus dans la mesure où « jamais un individu n’existe sans supports ». Privé de supports institutionnels-officiels, l’individu émergent est en outre contraint, pour accéder à l’existence, d’affronter les apories d’un pouvoir politique hypertrophié d’essence néocoloniale. Le contresens historique de l’État au Cameroun se trouve dans le monopole exclusif (et abusif) de la contrainte légale au détriment de l’éclosion des individualités. Ces dernières, pour émerger, sont ainsi astreintes à effectuer un travail réflexif de soi sur soi, afin de redéfinir les contours biographiques de leur quant-à-être à la société. Nous pensons à ce propos que le sens de l’individualisation au sud du Sahara s’appréhende mieux par la maîtrise préalable des processus de subjectivation. Car l’individu en devenir est en même temps un sujet situé en amont de l’action, et recherchant par ce fait à procurer du sens à son existence. Si donc l’émergence de l’individu s’avère délicate au regard de son contexte historique de production, c’est aussi parce qu’il aspire secrètement à devenir individu-sujet-acteur afin de conjurer la temporalité hégémonique qui continue à nier son existence en tant que « je ».